LA FRANCE PITTORESQUE
28 juin 1650 : mort du poète Jean de Rotrou
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Publié le vendredi 29 juin 2012, par Redaction
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De l’école d’un homme de génie sortent ordinairement deux classes de disciples. Les uns, simples imitateurs, se bornent à reproduire la manière du maître, saisissent assez bien les formes de son style, s’attachent au genre de sujets qu’il a traités, au genre de pensées qu’il a préférées, et, continuellement soutenus par la présence du génie auquel ils empruntent leur force, peuvent encore nous faire sentir le plaisir que donne une faible copie, en ranimant le souvenir des impressions qu’a fait naître un bel original.

D’autres, moins occupés des exemples qui viennent de s’offrir à leurs yeux que du mouvement que ces exemples excitent dans leur pensée, sentent, à la voix du génie, se réveiller en eux des facultés qui, sans lui, fussent peut-être demeurées assoupies, mais qui n’en sont pas moins les facultés de leur propre nature. Ils ont reçu l’impulsion, mais le sens dans lequel ils la dirigent leur appartient, et si leurs productions n’offrent pas l’énergie soutenue de ces jets spontanés, libres fruits de l’ascendant d’une nature impérieuse, elles possèdent du moins, à certains égards, cette originalité qui distingue, et même cette fécondité qui donne la vie. Marquées d’un caractère particulier, elles forment un genre nouveau, et mettent en jeu de nouveaux sentiments par lesquels le génie lui-même peut ne pas dédaigner de se laisser enflammer.

Jean Rotrou naquit à Dreux, le 19 août 1609, d’une ancienne et honorable famille qui avait possédé dans ce pays des charges de magistrature, et en a possédé encore depuis. Mais il paraît que le père de Rotrou, content de l’aisance que lui procurait une fortune honnête, vivait de son bien sans se livrer à aucune profession. On ignore si le fils fut destiné à en exercer une ; on ne sait pas davantage quels obstacles ou quelles facilités il trouva à suivre son goût pour la carrière dramatique, ni quelles circonstances déterminèrent ce goût.

La vie de Rotrou, révélée à la postérité par un bel ouvrage et par un trait de vertu, lui est demeurée inconnue dans tous ses détails. Quelques particularités sur son caractère nous sont seules parvenues ; le témoignage unanime de ses contemporains atteste qu’il avait des sentiments élevés, un cœur droit et généreux ; mais des sentiments élevés, un cœur droit et généreux ne garantissent pas toujours des erreurs, même les moins nobles. Rotrou aimait le jeu, et cette passion, qui probablement ne fut pas la seule de sa jeunesse, l’emportait si habituellement sur toutes ses résolutions, que, selon ce qu’on nous apprend, le seul moyen qu’il eût de se soustraire à sa propre folie, était de jeter son argent dans un tas de fagots, singulière espèce de coffre-fort, d’où il était ensuite si difficile de le tirer, que son impatience l’y laissait beaucoup plus longtemps que sa faiblesse ne lui eût permis de le laisser dans sa bourse.

Le tas de fagots n’était cependant pas toujours si fidèle à conserver le dépôt qui lui avait été confié, qu’il ne se trouvât quelquefois épuisé, et que le poète ne fût réduit à de fâcheuses extrémités ; au moment où il venait de finir Wenceslas, Rotrou fut arrêté pour une petite dette qu’il était hors d’état de payer. Dans cet état de détresse, tout marché était bon s’il le tirait d’affaire ; Wenceslas fut offert et livré aux comédiens pour vingt pistoles.

De 1628 à 1649, Rotrou fit représenter ou imprimer trente-cinq ouvrages dramatiques ; on en trouve la liste dans l’Histoire du Théâtre Français. Elle commence par l’Hypocondriaque, ou le Mort amoureux, tragi-comédie, et finit par don Lopez de Cardonne, pièce imitée de l’espagnol. Là s’arrêta la carrière dramatique de Rotrou. Marié depuis quelque temps, père de trois enfants, probablement déterminé à porter dans sa conduite un peu plus de la régularité qu’exigeait son nouvel état, il avait acheté la charge de lieutenant particulier de Dreux. Malgré l’exactitude avec laquelle il remplissait, à ce qu’il paraît, les fonctions de cet emploi, il était à Paris lorsqu’il apprend que Dreux est désolé d’une maladie contagieuse, et que la mort a frappé ou que le danger a écarté les autorités obligées de veiller à l’ordre et de travailler à arrêter les progrès du mal.

Il part aussitôt pour se rendre au poste que lui assignait le devoir ; et dans ces moments qui ne laissent sentir à une âme naturellement élevée que ce qu’elle a de noble et de bon, il se dévoue sans hésitation et sans ménagement à ce qu’exigeaient et le bien public, et le soin de chaque individu. En vain son frère, ses amis le pressent de songer à sa sûreté ; il ne répond qu’en parlant du besoin qu’on a de lui, et termine sa lettre par ces paroles qui nous ont été conservées : « Ce n’est pas que le péril où je me trouve ne soit fort grand, puisque, au moulent où je vous écris, les cloches sonnent pour la vingt-deuxième personne qui est morte aujourd’hui ; ce sera pour moi quand il plaira à Dieu. » Ces mots, qu’on peut regarder commue un modèle de la simplicité et du calme d’un courage véritable, soutenu par le sentiment du devoir, sont les derniers qui nous restent de Rotrou.

Saisi, peu de jours après, de la maladie, il mourut, le 27 juin 1650, âgé de moins de quarante-et-un ans. Ainsi périt, dans la force de son âge, de son caractère et de son talent, un homme qui, si l’on en juge par le dernier acte de sa vie, était probablement destiné à donner l’exemple des vertus dont la fougue de la jeunesse n’avait que suspendu l’exercice, un poète que, par l’essor qu’il venait de prendre, on pouvait croire appelé à découvrir, dans son art, de nouvelles beautés.

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