LA FRANCE PITTORESQUE
Conte (Le) : genre très français
auquel la presse donne
un nouveau souffle au XIXe siècle
(D’après « Les Annales politiques et littéraires », paru en 1897)
Publié le lundi 28 janvier 2019, par Redaction
Imprimer cet article
Genre très français, le conte, qui ne cessa de plaire à nos aïeux, connut, au cours des âges, de nombreuses variations, chaque époque y ayant marqué son empreinte. Miroir où se reflètent les mœurs des générations successives, il est d’abord mystique ou grossièrement facétieux, avant de subir l’influence de la Renaissance italienne, se teintant d’élégance et de préciosité, puis qu’une transformation de la presse quotidienne ne lui insuffle un nouveau style sous la plume d’écrivains notoires, parfois ironistes, tendres, réalistes, voluptueux ou encore paysagistes...
 

Au XVIIIe siècle, le conte est libertin avec Crébillon, philosophique avec Montesquieu, frondeur avec Voltaire, sensible et moral avec Marmontel. Au moment de la Révolution et durant les années qui suivent, il disparaît presque complètement ; il cadre mal avec l’abondance et l’exubérance romantiques. Les poètes le dédaignent et les romanciers ont besoin de plus vastes espaces pour s’épancher. Alexandre Dumas, Balzac, George Sand sont de robustes amplificateurs. Leur œuvre se déroule, ainsi qu’un fleuve aux puissantes ondes. Alfred de Musset, il est vrai, broche de courtes nouvelles qui sont bien accueillies.

Alphonse Daudet

Alphonse Daudet

Mais ce n’est guère qu’avec Mérimée que le conte reprend son droit de cité en littérature. On peut dire que cet écrivain dut le meilleur de sa renommée à Colomba, à Mattéo Falcone et à une demi-douzaine de courts récits. On oublia ses travaux de longue haleine. Il resta pour tout le monde l’auteur de l’Enlèvement de la redoute. A la fin de l’Empire et pendant les dix premières années de la République, nouvelle éclipse. Alphonse Daudet publie les Lettres de mon Moulin et les Contes du Lundi qui le rendent populaire, mais cette tentative ne suscite pas d’imitateurs.

Nous arrivons aux environs de 1880. Et, soudain, un événement se produit : une transformation de la presse quotidienne. Jusqu’alors les journaux n’avaient inséré, à côté des articles politiques, que des chroniques, des échos de théâtre, des variétés et des nouvelles à la main. Une feuille légère, le Gil Blas, imagina d’imprimer des historiettes gaillardes, visiblement inspirées de l’Heptaméron et du Cymbalum mundi et accommodées à la sauce moderne par un certain Pédro Garcias, qui n’était autre qu’Adolphe Jaime, le fécond vaudevilliste. Le succès de la tentative fut prodigieux. Le public se jeta sur cette proie que l’on offrait à sa gourmandise. Le Gil Blas prospéra. Et la plupart des gazettes imitèrent son exemple. Elles offrirent des contes à leur clientèle.

Et l’on assista à un curieux spectacle. Quantité de littérateurs, qui jusqu’alors n’avaient pour débouchés que le livre ou les revues, se jetèrent dans cette voie qui leur était inopinément ouverte. Ils vivaient médiocrement ; ils touchèrent des émoluments de princes. Théodore de Banville, qui rimait ses odes funambulesques en son modeste logis de la rue de l’Eperon, composa des histoires parisiennes qu’il vendit au poids de l’or. Et, de même, MM. Catulle Mendès, Armand Silvestre, Anatole France, François Coppée. Il n’y eut que Victor Hugo et Leconte de Lisle — que leur grandeur ou leur orgueil attachait au rivage — qui résistèrent à la tentation.

A côté du Gil Blas, l’Écho de Paris, le Journal se fondèrent. Le conte devint un objet de plus en plus productif. Chaque génération nouvelle lança dans la circulation une légion de conteurs. Il n’est pas alors, semble-t-il, sur le pavé de Paris, un romancier qui n’ait débuté par un recueil de contes ou qui ne cherche, en entrant dans la carrière, à glisser un conte dans une feuille boulevardière. Il y eut ainsi environ deux cents conteurs en circulation, chiffre comprenant les maîtres et les disciples étant parvenus à une certaine notoriété. Ils se pouvaient diviser en sept groupes dont suit la nomenclature.

Les gaulois
Ceux qui se recommandent des antiques traditions et se proclament les petits-fils de Rabelais. Le plus célèbre est Armand Silvestre qui, après avoir ciselé des sonnets marmoréens, s’est avisé de narrer les aventures de l’amiral Lekelpudubec et du colonel Trottemouillard. Mais on ne tue pas le vieil homme. Armand Silvestre a gardé son lyrisme ; il lui a seulement attribué une autre destination ; il suspend aux sujets scatologiques des périodes harmonieuses et cadencées, il accroche des étoiles à l’intérieur des tables de nuit et célèbre les appas des gothons qu’il met en scène, comme il chanterait la grâce des Muses.

Et ce mélange de bouffonnerie et de lyrisme ne laisse pas que d’être piquant — quoique, à la longue, un peu monotone. Et Armand Silvestre ne se lasse pas. Sa fécondité est miraculeuse. Chaque semaine, il trouve, au fond de son sac, trois ou quatre facéties de même farine, et il se repose en écrivant des études sur la peinture moderne et des drames en vers pour Sarah Bernhardt.

Les « gaulois » comprennent une autre famille dont le chef incontesté est (après Eugène Chavette et Jules Moinaux) Georges Courteline. Celui-ci n’est pas parnassien et ne cherche point à rythmer sa prose. Il a la verve énorme, copieuse, joyeusement dilatée des grands farceurs d’autrefois. Il est classique par la franchise du tour et par l’arrière-goût d’amertume que laissent après elle ses facéties... Au-dessous de Courteline il convient de placer Richard O’Monroy, dont la jovialité a le mérite d’être plaisante et dénuée de prétentions.

Contes pantagruéliques et galants d'Armand Silvestre

Contes pantagruéliques et galants
d’Armand Silvestre

Les tendres
Dérivent d’Alphonse Daudet, dont le talent inimitable est si souvent imité. L’émotion et le charme, la précision du détail, la largeur de l’ensemble, le don du mouvement et de la couleur, un sens caricatural très aiguisé et, dominant tout cela, une sensibilité infiniment délicate et compréhensive. Daudet déploie ces qualités dans le conte, qu’il a porté à son point de perfection... Et, comme lui, François Coppée s’y est affirmé. Daudet est un enfant du Midi, Coppée un fils de Lutèce. Il y a dans Alphonse Daudet un soupçon de galéjade, un parfum de belle humeur provençale, un rayon de soleil, un on ne sait quoi qui rappelle son pays ; le faubourg parisien palpite en François Coppée, qui est gamin à la façon de Gavroche et chauvin, et cocardier, et accessible à tous les sentiments généreux. L’un et l’autre sont compatissants aux humbles et regardent d’un oeil ému les souffrances humaines, surtout les souffrances des petits, de ceux qui se laissent broyer par la vie sans se défendre...

Paul Arène, dont les récits provençaux fleurent la bouillabaisse et la marjolaine, se rattache à Alphonse Daudet et, plus directement encore, à Mistral... Paul Margueritte est un François Coppée plus aigu, plus amer, plus triste (nous parlons ici de ses contes, non de ses romans)... Charles Foley excelle à peindre les intimités bourgeoises ; il possède quelques-unes des plus rares qualités de Coppée et de Daudet. Ce serait un Dickens, s’il avait un peu plus de naïveté et d’abandon.

Les ironistes
L’ironie, chez Mérimée, est sèche, hautaine et contenue. Elle imprègne ses pages et ne s’y étale pas. L’auteur de Tamango méprise l’humanité avec politesse. Sa raillerie est si discrète qu’elle échappe au vulgaire. Elle n’en est que plus savoureuse quand, une fois, on l’a pénétrée. Avec Anatole France, avec Jules Lemaître, l’ironie s’avive et change d’accent ; elle est, tout à la fois, plus douce et plus implacable. Mérimée n’aimait pas beaucoup les hommes ; il les jugeait avec plus de curiosité que de sympathie ; Anatole France et Jules Lemaître leur sont indulgents, mais, en cette compassion, que de dédain ! Dédain n’est pas le mot qui exprime proprement l’état d’âme de nos délicieux confrères. Le dédain suppose un sentiment d’exaltation personnelle contraire à l’humilité chrétienne.

Anatole France et Jules Lemaître ne haïssent point la vie ; ils ne la prennent pas au sérieux, voilà tout ; ils la considèrent comme une comédie bouffonne. Et ils parlent d’elle avec un complet détachement. Ce qui ne les empêche pas, dans le privé, d’être nerveux, capricieux, mobiles ainsi que les hommes du commun — ce dont ils se rendent compte et sont les premiers à rire quand ils en raisonnent de sang-froid. Ils sont acteurs dans le drame, et sujets, comme tels, aux infirmités humaines, mais conscients d’eux-mêmes et bons analystes et observateurs... Nous retrouvons cette ironie chez un certain nombre de jeunes auteurs, mais moins onctueuse. Chez Fernand Vandérem et Abel Hermant, elle est coupante et grinçante, elle incline vers la « rosserie » ; chez Maurice Donnay et Willy, elle se nuance de fumisterie montmartroise ; chez Gyp, elle se déchaîne en mouvements passionnés ; chez Henri Lavedan, elle se mouille parfois d’une larme.

Les réalistes
Tout de suite, le nom de Maupassant vient sous la plume. Il fut grand, parce qu’il fut instinctif ; la plupart des sujets qu’il a traités fussent devenus, entre les mains d’un autre, ignoblement orduriers. Il les a élargis, anoblis par l’admirable sincérité de son talent. Guy de Maupassant fut violemment sensuel, et sa sensualité le sauva de la médiocre grivoiserie. Il convient d’établir une distinction entre ces deux termes. La grivoiserie, comme l’a fait remarquer un critique très subtil, consiste à faire de l’esprit sur les choses de l’amour ; c’est un badinage de vieillard libidineux ; elle implique, au fond, quelque chose de défendu, et, par suite, l’idée d’une règle, et c’est même de là que lui vient son ragoût...

La sensualité ignore cette règle ou l’oublie ; elle s’abandonne et se grise. Elle n’est pas toujours gaie, elle tourne même volontiers à la mélancolie. Elle peut être répugnante si elle se renferme dans la sensation initiale ; c’est alors le delectatio morosa des théologiens. Mais elle ne se comporte pas toujours ainsi chez l’artiste ; au contraire, par un mouvement naturel et invincible, elle devient poésie. Elle fait vibrer tout l’être, met en branle l’imagination, s’épanouit en rêves panthéistes. Elle anime l’œuvre de Maupassant et lui communique une sorte de beauté forte et un peu malsaine. Ses contes suggèrent une poignante impression de réalité. Tout y est exact, le cadre et les personnages, le coloris et le mouvement ; l’écrivain ne se refuse à décrire aucune laideur, mais on sent percer en lui une grande pitié pour les misères humaines et c’est ce qui le sauve de l’abjection. Le souffle qui frissonne dans ses livres est le même qui passe dans ceux de Tolstoï...

Catulle Mendès

Catulle Mendès

Guy de Maupassant a été suivi. Octave Mirbeau, Jean Reibrach, Descaves sont des narrateurs et des moralistes très vigoureux, mais n’exagèrent-ils pas la brutalité ? N’y a-t-il pas en eux un parti pris de pessimisme ? On dirait qu’ils éprouvent comme une joie mauvaise à faire saigner nos plaies, à en étaler la corruption. C’est le dilettantisme de l’horreur.

Les voluptueux
Catulle Mendès, en cette note, est incomparable. Tout ce qu’il écrit s’enveloppe d’une sorte de langueur caressante. Cela est subtil comme un parfum, cela se glisse, s’insinue dans l’âme et l’amollit. Il y a, dans les contes amoureux de Mendès, de l’eau tiède, des grains de senteur, du lait d’amande, des cosmétiques, des drogues aphrodisiaques. Le tout est d’une saveur extraordinairement perverse. Et quand on lit avec soin ces petits morceaux, on ne juge pas qu’ils soient plus décolletés que bien d’autres qui n’éveillent pas la même impression. Elle provient beaucoup moins du fond que de la forme, de l’arrangement des mots, du frôlement des syllabes, de l’adresse avec laquelle l’auteur indique ce qu’il veut faire entendre sans le dire expressément.

Et Catulle Mendès n’est pas le seul à officier dans le temple d’Aphrodite. René Maizeroy, cher aux Parisiennes, l’assiste de tout son zèle, et Jean Lorrain mêle aux peintures modernes un ressouvenir des amours antiques et la vision des légendes moyenâgeuses. Dans ses contes il évoque, avec un charme infini, la silhouette des chevaliers et des princesses lointaines.

Les paysagistes
Les bois, les sources, les fleurs cueillies au bord des ruisseaux, les toits de chaume qui fument, les petites villes endormies, avec leurs rues qui montent, les chats qui ronronnent sur le pas des portes et, dans les maisons, le tic tac de l’horloge, et, s’exhalant des armoires, l’odeur des pommes mûres et du linge frais... C’est toujours le même tableau et il est toujours exquis et l’on ne se lasse pas de le contempler. Et André Theuriet demeure le conteur préféré des jeunes filles et des jeunes femmes, de qui l’imagination n’est pas encore dévergondée... Pouvillon est moins apprêté qu’André Theuriet, ses paysans sont plus rudes et plus près de la nature, et plus rigoureusement vrais. Et de même, Georges Beaume a entrepris de peindre, dans ses livres, un coin de France, un morceau de Gascogne. Et l’image qu’il en trace est très agréable, quoique enjolivée de trop de détails...

Les psychologues
On pourrait réunir, sous cette étiquette, Paul Bourget, Paul Hervieu, Marcel Prévost, les frères Rosny. Mais ils ne pratiquent le conte que par occasion ; ils préfèrent se consacrer au roman ou au théâtre...

Tel est à peu près le répertoire de nos conteurs. Le groupement où je les ai rangés est assurément artificiel. Il est bien certain, par exemple, que Theuriet n’est pas exclusivement un paysagiste, et que, par certains côtés, Alphonse Daudet est un ironiste, tandis que Jules Lemaître est quelquefois attendri. Mentionnons encore quelques spécialistes : Lermina, qui met le spiritisme en action, et Michel Corday qui s’intéresse particulièrement à l’armée française.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE