LA FRANCE PITTORESQUE
Herbe pyrénéenne (Pourquoi l’)
qui sauve a cessé de pousser ?
(D’après « Revue du traditionnisme français et étranger », paru en 1908)
Publié le mercredi 20 février 2019, par Redaction
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Selon la légende, c’est parce qu’il fut le théâtre d’un drame mettant en scène deux fils bravant vent des glaciers, soleil ardent, fatigue et animaux hostiles pour quérir aux sommets des montagnes pyrénéennes l’herbe qui sauve afin d’arracher leur père à une mort certaine, que le pays des Quatre Vallées a cessé de donner vie à cette plante miraculeuse...
 

Autrefois au pays de la Neste d’Aure – pays également appelé pays des Quatre Vallées et formé des quatre vallées : d’Aure, de la Neste, de la Barousse et de Magnoac -, on se répétait, non sans frémir, cette histoire, comme celle d’Abel et de Caïn chez les patriarches, celle de Rémus et de Romulus chez les Romains.

A l’époque primitive où tout était encore et mystère et enchantement, une famille de montagnards vivait tranquille et heureuse dans sa maisonnette flanquée en plein mont. Le père et la mère étaient unis d’une affection sainte et les deux fils grandissaient vigoureux et forts. Devant eux ils avaient le plus beau des spectacles ; les cirques de montagnes éternellement blanches et miroitantes, ou brunes ou vertes les entouraient à perte de vue et les plaçaient dans un monde à part ; monde immense et ferme, surnaturel et splendide que les yeux, si longue que soit la vie, ne sont jamais las de contempler. La terre subvenait avec largesse à tous leurs besoins, leur champ de blé tout en bas, en terrain presque plat, leur donnait plus que le grain nécessaire à leur pain : ce grain écrasé entre deux grosses meules et cuit ensuite dans la « fournère » sombre, derrière la maison.

La Neste et le massif du Lustous (Vallée d'Aure)

La Neste et le massif du Lustous (Vallée d’Aure)

Le cresson poussait au bord de la source claire qui dans leur verger était d’abord leur fontaine, et un peu plus bas leur salle de bain, puis leur buanderie. Les légumes, sans grand soin, montaient vivaces, nombreux, les fruits mûrissaient aux poiriers, aux pommiers, aux châtaigniers, aux noisetiers, sans qu’on s’en aperçût, et au printemps et en été toute la montagne embaumait de l’odeur des fraises, des framboises et des aoyous !

Les prairies naturelles où le foin n’était coupé que pour donner un regain encore plus dense nourrissaient leur bétail. Avec le lait des vaches, des chèvres et des brebis ils faisaient du fromage, et les poules, dont ils n’avaient même pas besoin de s’occuper, leur donnaient leurs œufs. Avec la laine que leur fournissaient leurs troupeaux, ou la peau des bêtes, ils avaient des vêtements et des chaussures, avec le lin des champs, la mère filait à la quenouille le fil dont elle tissait la toile de tout le linge de la maison. Avec le bois des forêts sans fin, ils faisaient l’hiver des feux merveilleux.

Et les saisons se succédaient toutes généreuses et agréables, leur apportant leurs inépuisables dons et leur charme particulier. Les jours, que le grand soleil dardant les fît immenses, ou que lui absent, ils fussent trop brefs, passaient remplis d’une tâche égale, empreints d’une paix parfaite. Un bonheur régulier semblait donc devoir être le lot de cette sage famille, pendant des suites d’années, comme il l’était alors, comme il l’avait été dans le passé.

Mais, un soir, le père rentra à sa maison, le pas pesant, l’air morose, malade en un mot de cette maladie étrange qui fait qu’on est tout fièvre, tout tristesse et qu’on se sent chaque jour plus lourd sur la terre et plus près de s’anéantir. Il n’y avait pas de doute, chaque heure qui passait emportait un peu des forces du père et le laissait sur son lit plus pâle et plus alangui. Quelque temps encore et la mère au désespoir, les fils en larmes auraient à fermer ses chers yeux pour l’éternité.

Cela ne pouvait être, sans que tous trois aient au moins tenté une lutte sans trêve. On donna au malade tous les soins usités aux pays des montagnes. On mit à son bras le « sang boit », irritant emplâtre de feuilles, mais on le renouvelait sans qu’un mieux, le moindre fût-il, se produisît. On lui fit boire le vin pur, chauffé et parfumé, on lui donna du lait de chèvre et des infusions d’hysope et de racines de plantain ; mais il restait toujours blême et sans force.

La mère, les deux fils, rivaux dans leur amour pour le père vénéré, se disputaient à son chevet ; mais les yeux de la mère avaient beau fondre de larmes, ceux des deux garçons avaient beau jeter des éclairs de défi et de colère impuissante, le malade semblait comme s’effacer chaque jour davantage. Rien ne pouvait plus le sauver, rien ! et voilà qu’à l’instant où l’on s’y attendait le moins, il ouvrit tout grands ses yeux de fièvre et qu’il appela sa femme et ses fils. Pendant leur absence, était-ce un esprit des montagnes ? Etait-ce quelque vieille fée ? Mais une apparition indéfinissable ; il ne savait qui, lui avait dit, en réalité ou en rêve, que sur les montagnes, plus loin, plus haut, croissait l’herbe salvatrice qui guérissait ces âpres maux.

Aux jeunes fils vigoureux, dont l’affection pour lui était si grande, incombait la rude tâche d’aller à sa recherche. Le père en connaissait et le nom et l’aspect, c’était l’herbe « qe sauvo », si difficile à trouver, et il la décrivit si exactement aux adolescents attentifs qu’ils croyaient déjà l’avoir tenue dans leurs mains.

Pourtant, cette herbe merveilleuse était étrangement rare. Auprès d’elle, le romarin, l’herbe prime (sorte de thym), même la couronne de roi (sorte de splendide saxifrage qui ne croît qu’aux Pyrénées et tombe en pendeloques et en couronnes de roches arides) pouvaient s’oublier, et la nature sévère ne la laissait pousser qu’aux endroits les plus inaccessibles. Comme tout ce qui a une valeur très grande, elle était presque impossible à acquérir.

Rassemblant ses forces mourantes, le père apprit à ses fils les chemins de montagnes par où ils atteindraient avec le moins de peines et le moins de danger les lieux escarpés où peut-être ils pourraient la cueillir. Il leur recommanda de s’entraider, de ne se séparer que par nécessité et pour explorer plus vite deux endroits différents et non très distants. Puis, tandis que s’agenouillaient les enfants, il leva, au-dessus de leurs têtes respectueuses et baissées, ses mains défaillantes et il les bénit en leur disant adieu et leur souhaitant au revoir.

Les deux fils partirent, leur bâton de montagnard à la main, leur gourde pleine à la ceinture, sur l’épaule la courroie de leur sac rempli de provisions et leur grand manteau de laine blanche. Ils allèrent longtemps par des chemins montueux, ils franchirent des ruisseaux où l’eau transparente laissait voir les pierres de leur fond, les anguilles glissantes, les truites argentées qui nageaient et se cachaient entre les gros cailloux. L’un des deux frères, infatigable, rasséréné par cette grande espérance, par l’action qui le rendait utile, tandis qu’à la maison il n’avait plus qu’à pleurer, marchait sans relâche, entraînant l’autre qui par instant se trouvait las.

Ils campèrent peu, ils dormirent seulement quand la nuit était obscure et les chemins diminuaient vite sous leurs pieds. Bientôt ils ne rencontrèrent plus nulle part ni châtaigniers, ni noisetiers : les hêtraies vertes ou pourpres faisaient place aux chênaies séculaires, les chants d’oiseaux du départ se faisaient plus rares ; tantôt ils se trouvaient dans des espaces pierreux, tantôt ils arrivaient dans de verdoyantes prairies.

Quand les pierres déchiraient leurs pieds, l’un plus courageux redoublait ses pas pour arriver plus tôt aux tapis d’herbes, mais son frère, qui l’aurait cru ? se laissait aller à se plaindre et à trouver par trop terrible la tâche imposée. Dans les forêts de sapins sombres et silencieuses, perchés souvent sur des pentes dont un côté à pic s’enfonçait dans un précipice sans fond, empêtrés dans les fougères, écartant les plantes sauvages pour y chercher déjà l’herbe promise, ils étouffaient d’une chaleur insoutenable.

Vallée d'Aure. Bords de la Neste et du Louron

Vallée d’Aure. Bords de la Neste et du Louron

Mais soudain la forêt s’ouvrait sur un col entre de hauts pics, le vent des glaciers y soufflait, puissant et large, et un froid presque polaire faisait claquer leurs dents ; ils couraient s’abriter derrière quelque roche hors du passage du vent où une tiède température les ranimait. L’un, de plus en plus joyeux, de plus en plus ardent à la recherche à mesure qu’il approchait du but, l’autre plus maussade et plus furieux à mesure que se doublaient fatigues et dangers.

Après avoir entendu les grognements des sangliers, les grondements des ours, après avoir évité les morsures des grands scorpions, des vipères et des aspics, les deux frères n’apercevaient plus guère que quelque isard farouche ou quelque aigle planant. Ils traversaient les nuages, l’orage tonnait sous leurs pieds ou sur leur tête, ils étaient brûlés de l’ardent soleil, ils tutoyaient les abîmes sur des rebords de mont de la largeur de leurs semelles mais ils atteignaient pourtant les sommets où naissent les sources, où limpides elles sortent goutte a goutte du roc colossal et perpendiculaire, où grondantes elles jaillissent en torrent de la terre entrouverte et s’en vont bondissantes, tantôt entre des bords de marbre, tantôt entre des rives fleuries d’herbes embaumées.

Les deux jeunes montagnards saluèrent avec des cris de joie la verdure des rochers. L’un, toujours le même, suivait, sans plus s’arrêter, le long des vertes rives, ses yeux irradiés semblaient avoir acquis une double vue, ses mains prestes et habiles écartaient, fouillaient les tiges fragiles, accrochées aux pierres branlantes, débordant de leurs fissures.

Il chercha. Longtemps, longtemps il chercha ; accroupi, penché ou suspendu lui-même aux bords des eaux et des grondants abîmes ; mais enfin, tandis que ses doigts tremblants montraient au ciel l’herbe de guérison, l’écho des montagnes, roulant joyeusement de proche en proche son cri de bonheur et de triomphe, l’apporta au fils lassé qui depuis longtemps, longtemps se reposait et qui maintenant bondissait de jalousie.

Sur son lit, le père, depuis le départ de ses fils, semblait n’avoir plus fait un geste ni plus parlé. Toujours inanimé, toujours blême il était resté dans un état absolument semblable à celui où il était à la minute même où ses enfants avaient franchi la porte. La mère, ombre inquiète et attentive, allait silencieuse du lit au seuil de sa maison et ses yeux ne quittaient le visage de son mari que pour regarder le lointain par où ses fils devaient revenir.

Des jours, des nuits interminables avaient passé sur la triste demeure et rien n’y avait apporté le plus petit changement. Mais, par ce jour d’ombre grise, ce jour où les nuages, en couronne de deuil autour des montagnes, n’avaient pas voulu se dissiper, tandis que le père, statue humaine, sans voix, sans mouvement, mettait le peu de vie qui lui restait à contempler sa femme abîmée de tristesse, la porte de la chambre s’ouvrit. Un des fils, un paquet d’herbes à la main, était debout sur le seuil, la mine sombre et le regard perdu.

 Où est ton frère ? cria la mère palpitante, en serrant son enfant dans ses bras.
- Où est ton frère ? dit le père, ranimé par la vue de son fils.
- Mon père, dit le jeune voyageur, non sans trouble, nous nous sommes séparés pour trouver plus vite l’herbe merveilleuse, je suis revenu aussitôt pour vous sauver plus vite, mon frère sans doute ne sera pas long à rentrer.

Le père, avant de saisir l’herbe, leva cette fois encore ses mains tremblantes et bénit son fils, celui à l’effort duquel il devait à son tour la vie. Et la vie lui revint en effet ; peu à peu une jeunesse nouvelle sembla s’épanouir en lui, ses membres retrouvaient toute leur force passée et son visage reprenait sa belle expression de fière énergie, mais il gardait pourtant l’empreinte d’un tenace souci. Une pensée douloureuse ne le quittait plus, le hantait à tout moment.

Un de ses fils, son fils si courageux, si vaillant n’avait pas reparu. Et cela mettait- dans son bonheur de reconnaissance envers son autre enfant, un chagrin, un regret ineffaçable. Dans quels lieux sauvages errait-il encore ? Ou plutôt, malédiction ! Sur quels rochers s’était brisé l’enfant valeureux, quelle eau traîtresse avait enseveli son jeune corps souple, quel animal malfaisant avait détruit cette vie en fleur ?

Vallée de la Neste d'Aure. Pic de Tramesaygues

Vallée de la Neste d’Aure. Pic de Tramesaygues

Le sombre et taciturne fils qui lui restait, pas plus que lui ne pouvait répondre ; mais, pour retrouver son autre enfant, vivant ou mort, le père referait tous les pas qu’il avait faits. Il interrogerait les échos, il sonderait les précipices, il plongerait au fond des torrents. Et seul, le père, sa gourde à sa ceinture, son sac à l’épaule, son bâton de montagnard à la main, partit à travers les montagnes à la recherche de son fils.

Il l’appela dans les sentiers bordés de châtaigniers, de noisetiers et les pommiers ; il l’appela dans les hêtraies, dans les chênaies séculaires, il cria son nom dans les forêts de sapins où tout semble mort. Il se pencha aux bords des précipices, il interrogea les eaux transparentes, mais seul l’écho répétait ses paroles.

Il parcourut en tous sens les cols où souffle le vent de glace, il fouilla chaque coin, chaque abri de rocher, il cria partout : Moun hilj, moun hilj, mon fils, mon fils ! Partout l’écho répondit : mon fils, mon fils ! mais nulle voix humaine ne se leva sur les monts. Le père, ardent à la poursuite, assuré, tant sa volonté était forte, qu’il finirait par découvrir son enfant, arriva, après un temps qu’il n’aurait pu calculer, au versant du sommet à pic où naissent les sources, où croissent les herbes rares.

Longtemps, longtemps il marcha le long des rives dangereuses ; une grande lassitude s’emparait de lui ; ses yeux pourtant interrogeaient encore l’eau, les herbes et les roches avec une telle intensité, que rien ne pouvait leur échapper. Et tout à coup il eut un choc : ses regards s’arrêtèrent sur une espèce de petite baguette d’ivoire qui gisait à ses pieds et qui semblait avoir vibré au frôlement de ses pas. Le père, qui n’aurait pu dire ce qu’était cette chose blanche, lisse et creuse, la ramassa pensivement et il lui sembla tenir en ses mains quelque objet étrange et mystérieux.

Emu jusqu’au fond de l’âme et sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il porta à ses lèvres sa trouvaille inconnue, ses soupirs y passèrent et alors une faible voix en sortit :

C’est vous, Papa,
Qui me touchez,
Qui m’appelez ?
Mon frère m’a tué
Au bord de l’eau.
Quand je cherchais
L’herbe qui sauve !

Es vous, Papay,
Que mi toucat,
Que mi sounat ?
Moun Fray m’a tuat
AI bord de l’Auvo
Quan cercavi
L’Herbo qe sauvo !

Le malheureux père, en larmes, condamné à porter désormais la vie comme une importune charge et à maudire le fils qui lui restait, mit sur son cœur cet os, la seule chose qu’il retrouvait de son enfant perdu. Et les échos des montagnes jetaient partout la lugubre plainte du fils assassiné et les gémissements paternels. C’est ainsi que, pour les races de ces monts altiers, si caché que soit le mal, si enfoui qu’il soit au fond des abîmes, il arrive à se découvrir un jour, et que l’anathème et la malédiction atteignent les coupables, sans que rien puisse les sauver.

Mais, d’un bout à l’autre de la chaîne pyrénéenne, on chercherait vainement aujourd’hui l’herbe merveilleuse qui guérissait tous les maux. Depuis ce jour de crime, elle a cessé de pousser.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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