LA FRANCE PITTORESQUE
Victor Hugo dessinateur : un aquarelliste
de génie au style unique
(D’après « Musée universel », paru en 1877)
Publié le mardi 29 mai 2012, par Redaction
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Si l’on connaît et reconnaît toute le génie du Victor Hugo écrivain, ce dernier s’illustra aussi comme dessinateur, faisant de son trait hardi surgir, d’une tache d’encre ou de café sur une enveloppe de lettre, des paysages torturés nimbés d’une atmosphère étrange et saisissante
 

Ceux qui connaissent la saisissante composition que la mort de John Brown inspira à Victor Hugo, ceux qui ont vu la collection publié, en 1864, sous ce titre : Dessins de Victor Hugo, gravés par Paul Chenay, ne s’étonneront pas de voir consacrer quelques lignes, très insuffisantes, à « Victor Hugo dessinateur ».

Vieux Saint-Malo. Dessin de Victor Hugo

Vieux Saint-Malo. Dessin de Victor Hugo

Victor Hugo peintre serait tout aussi juste. Le grand poète est, en effet, le pinceau de l’aquarelliste ou le crayon à la main, un créateur original, un talent tout personnel, une sorte de voyant au coup d’œil étrange et sous les doigts duquel les paysages prennent un aspect tout bizarre, fantastique ou farouche, d’une grandeur toute décorative ou d’un charme singulier et profond.

On a raconté bien des fois cette anecdote, vraie ou fausse, qui nous montre Arsène Houssaye demandant, le même jour, à Victor Hugo et à Gavarni leur collaboration au journal l’Artiste et recevant, le lendemain, de Gavarni un article littéraire et de Victor Hugo un dessin. Que le fait soit ou non bien authentique, ce qui est certain, c’est que chez Victor Hugo le dessinateur, l’artiste purement plastique, est d’une valeur rare et sans équivalent aucun. On ne pourrait comparer ses compositions hardies, ses vues de fleuves immenses, de burgs lézardés, de forêts sinistres, de châteaux démantelés, d’abbayes en ruines, qu’à certains bois de Gustave Doré, au bon temps des Contes drôlatiques et de la Légende du Juif-Errant ou plutôt à des eaux-fortes magistrales de Piranèse. C’est surtout à tel dessin, représentant l’Hôtel de Ville de Thionville incendié, réduit par les Prussiens à l’état de squelette, que nous songeons en citant Piranèse. Victor Hugo fit ce dessin lors de son passage à Thionville après la guerre de 1870-1871.

En 1877, le critique d’art Philippe Burty préparait justement sur Victor Hugo dessinateur un livre spécial promettant d’être curieux. Il lui fallait cataloguer bien des pages envoyées généreusement par le poète chez ses amis et qui furent, pendant longtemps, durant les années d’exil, les cartes de visite du proscrit à ceux qu’il n’oubliait, pas et qui le regardaient toujours comme présent. Paul Meurice possédait ainsi plusieurs de ces dessins et de plus un tableau véritable ornant sa salle à manger, un grand paysage aux constructions gothiques, avec des pignons déchiquetés et des clochetons fins comme des aiguilles se profilant sur un ciel noir.

Auguste Vacquerie montrait fièrement, parmi ses Delacroix et ses Corot, une véritable collection de dessins de Victor Hugo, des marines pour la plupart, des mers en furie, des rugissements de tempêtes. Çà et là, quelques têtes d’hommes, entre autres la face rabelaisienne et le costume pittoresque de Goulatromba, l’amie de cœur de don César de Bazan. C’est ainsi que Victor Hugo illustre Victor Hugo. Les éditions à gravures de l’Année terrible et de Quatre-vingt-Treize ne sont-elles pas enrichies de dessins du maître, et Jules Janin ne montrait-il point, avec le légitime orgueil du bibliophile, une Notre-Dame-de-Paris illustrée, — et le mot n’a jamais été aussi juste, — par l’auteur ?

Et tout cela, Victor Hugo le fait facilement, en se jouant, en .causant, mais avec plaisir, et volontiers passerait-il à cette distraction une partie de ses journées. Il va même très spirituellement jus. qu’à la caricature, et il convient de signaler un dessin charmant où il avait exprimé l’étonnement d’un conducteur d’omnibus le voyant grimper, en plein hiver, dans la neige, sur l’impériale, et s’y asseoir tout seul, enchanté, bravant le froid, avec un dédaigneux sourire plein de la robustesse du matelot se moquant d’un grain.

On pourra d’ailleurs juger de l’originalité de Victor Hugo et de la couleur de son dessin, très comparable à celle de son admirable style. Quelle verve, quel caprice et aussi quelle science dans ses compositions jetées sur le papier avec le magnifique laisser-aller dont parle Théophile Gautier. « Que de fois, dit Gautier, lorsqu’il nous était donné d’être admis presque tous les jours dans l’intimité de l’illustre écrivain, n’avons-nous pas suivi d’un œil émerveillé la transformation d’une tache d’encre ou de café sur une enveloppe de lettre, sur le premier bout de papier venu, en paysage, en château, en marine d’une originalité étrange, où, du choc des rayons et des ombres, naissait un effet inattendu, saisissant, mystérieux, et qui étonnait même les peintres de profession !

Le Roi des Auxcriniers (Extrait des Travailleurs de la Mer)

Le Roi des Auxcriniers. Dessin de Victor Hugo (extrait des Travailleurs de la Mer)

Tout en laissant courir les hachures négligentes, le grand poète causait comme il écrit, tantôt sublime, tantôt familier, toujours admirable ; et l’heure de se retirer venue, chacun se disputait les dessins rayés par la griffe du lion, qu’accompagnait ordinairement quelque dédicace aimable, latine, espagnole ou française, selon le
caractère du croquis ou de la personne qui l’emportait. » Autographes étonnants, rêves d’architecture, songes d’un magicien capable d’évoquer les mêmes images et par ses vers et par son pinceau.

En vérité, chez Victor Hugo, le dessinateur explique, commente et complète le poète. Son génie grossissant et splendide, qui se plaît au gigantesque, qui n’est à l’aise que dans l’immensité, sur les cimes, au désert, ou parmi la foule, à la tribune, devant l’Océan, ce génie est identique à lui-même dans le moindre de ses croquis comme dans le plus beau de ses volumes. Et ce ne sera pas un des moindres étonnements de la postérité, d’apprendre qu’il y avait chez cet homme prodigieux plusieurs hommes en quelque sorte, et que celui qui fut l’auteur de Ruy-Blas et des Châtiments fut aussi un artiste dont les œuvres peintes ou dessinées eussent frappé ses contemporains, alors même qu’elles n’eussent point porté son nom, et — ce qui est plus étonnant encore —un architecte et un ornemaniste que ceux-là seuls peuvent connaître et admirer, qui ont visité sa maison de Guernesey.

Ce n’est pas la première fois que le génie a de tels dons, et cette multiplicité de facultés s’est rencontrée chez quelques rares hommes de l’histoire, mais jamais peut-être à un degré aussi, frappant, aussi étonnant que chez Victor Hugo.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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