LA FRANCE PITTORESQUE
Des « Que » à la queue leu leu
(D’après « récréations grammaticales et littéraires », paru en 1909)
Publié le samedi 5 mai 2012, par Redaction
Imprimer cet article
Le déplorant mais sachant la lutte perdue d’avance, le doyen honoraire de la Faculté des lettres de l’Université de Bordeaux nous explique au début du XXe siècle comment « l’attraction du Q » conduisit les écrivains parmi les plus renommés à adopter la construction « Quelque... que » au lieu de « Tel... que »
 

Paul Stapfer, doyen honoraire de la Faculté des lettres de l’Université de Bordeaux, rapporte tout d’abord qu’Émile Deschanel, dans ses Déformations de la langue française, dénonce une construction fort laide, qui s’est peu à peu si solidement édifiée dans notre langue qu’il faudra très probablement la subir à jamais, sans retour possible à l’ancienne élégance : le redoublement inutile et barbare de que dans quelque... que : « Quelque rue que vous preniez, vous arriverez au pont. » On avait dit d’abord : « Telle rue que vous preniez... », puis : « Quelle rue que vous preniez... », qui étaient bons tous les deux.

Voici des exemples, très littéraires et très classiques, choisis par Deschanel, de l’emploi de la première construction : « Je crois que Brute même, à tel point qu’on le prise » (Cinna III, 2) ; — « Voilà, mon Père, un point de foi bien étrange, qu’une doctrine est hérétique, telle qu’elle puisse être » (17e Provinciale) ; — « On ne met pas la main sur un livre, tel qu’il soit, qu’on n’ait envie de le lire tout entier » (Sévigné) ; — « Virgile avait eu la faiblesse de donner à Auguste un encens que jamais un homme ne doit donner à un autre, tel qu’il soit » (Voltaire, Essai sur la poésie épique, IV).

Il était inévitable que tel se changeât en quel par l’attraction du Q, explique encore Stapfer, de même qu’en latin talis qualis devint qualis qualis, et c’était toujours correct et régulier. Dans le vers de Corneille, dans les phrases de Voltaire, de Sévigné, de Pascal, quel qu’il soit serait au moins aussi bon que tel qu’il soit.

« Quelles que soient vos richesses » est encore très bien dit. Ce qui ne vaut rien, c’est le tour, maladroitement calqué sur le latin qualescumque : « Quelques richesses que vous ayez. »

Selon Stapfer, Deschanel stigmatise avec raison cette « construction barbare » , où il y a deux que l’un sur l’autre. Il faudrait pouvoir dire : « Quelles richesses que vous ayez », et c’est ce qu’on avait dit d’abord et bien dit. Il ajoute que Lamartine s’est enfoncé dans le barbarisme au delà des licences permises à un poète, et Corneille jusqu’au dernier degré d’abomination et d’horreur, en disant, l’un : « Quelque soit la main qui me serre » (Recueillements) ; l’autre : « Ses feux / Quelques ardents qu’ils soient... » (Pulchérie, II, 5). Ecoutez Eraste, dans les Fâcheux : « En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas. »

De braves écrivains, ajoute Stapfer, tentent quelquefois de restaurer la bonne vieille syntaxe ; il faut applaudir à leur effort. Félix Bovet, dans ses Lettres de jeunesse (p. 269), exprime cette idée deux fois intéressante et par sa valeur en soi et par l’expression : « Ce qui est factice et peu esthétique ne peut guère nous enivrer jusqu’au fond de l’âme. Dans un bal, comme dans une boutique ou toute autre chose tout humaine, toute factice, je ne trouve aucun absolu, aucun dieu, et, par conséquent, j’y puis porter avec moi et en moi quel dieu je veux. » Le même auteur écrit encore : « Heureux ceux qui croient, comment qu’ils y soient arrivés ! »

Pour grands que soient les rois, et si grands que soient les rois, sont deux excellents substituts de l’affreux quelque... que, renchérit Stapfer. Argus écrivait dans la Petite Gironde du 23 juillet 1906 : « Je défie bien aujourd’hui telle rue que ce soit d’avoir plus de poussière que la mienne. » Mais Vaugelas aurait renvoyé Argus à sa province : « C’est, dit-il, une faute familière à toutes les provinces qui sont delà Loire, de dire Quel mérite que l’on ait, au lieu de Quelque mérite que... »

Bien que l’ancienne construction ait prolongé son règne jusqu’au XVe siècle, sa vie jusqu’au XVIIe, et qu’on ait souvent essayé, depuis lors, de le ressusciter, Brunot nous montre, dans son Histoire de la langue française (tome I), le monstre nouveau venant au jour sous la plume de Villehardouin déjà, et de plus en plus florissant chez tous les écrivains qui l’ont suivi.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE