LA FRANCE PITTORESQUE
L’espéranto : projet de langue universelle
conduisant à l’uniformisation de la pensée ?
(D’après « Le Petit Parisien », paru en 1902)
Publié le samedi 24 mars 2012, par Redaction
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En 1902, tandis que les partisans de l’instauration d’une « langue universelle » ont le vent en poupe, arguant qu’elle estompera différences et différends entre les peuples, un chroniqueur du Petit Parisien s’en offusque : s’attaquer à la diversité, c’est vouloir uniformiser la pensée
 

Nombreuses sont les langues parlées sur la croûte de notre petite planète, aussi nombreuses qu’il y a de peuples différents, écrit Jean Frollo en 1902. On peut même ajouter que l’originalité d’un peuple se transporte et se traduit dans la langue qui est la sienne : Dis-moi comment tu parles, je te dirai qui tu es.

Or, dans ces derniers temps des esprits ouverts mais un peu inquiets se préoccupent de faire disparaître cette diversité des langues qui, d’après eux, nuit à l’union des peuples et, par suite, au progrès de l’humanité tout entière. Ils veulent faire adopter une « langue universelle », c’est-à-dire une langue que tous les peuples sans distinction sauraient comprendre et parler. Ils estiment que, cette langue créée, les différences et aussi les différends qui séparent trop souvent les nations diminueraient pour s’effacer un jour totalement.

« Illusions, rêves chimériques, utopie ! » disent la plupart des savants, lorsqu’on les entretient de cette tentative. Et ses initiateurs de répondre : « Toutes les grandes inventions humaines ont été traitées, à leur naissance, d’utopies ».

Ce n’est pas la première fois que nous nous occupons ici de ce projet de « langue universelle ». Nos lecteurs n’ont pas oublié, non plus, les articles que nous avons consacrés antérieurement au volapük, poursuit le journaliste. Le volapük fut inventé en 1879 par un prêtre de Constance, Johann Martin Schleyer, qui du reste, ne faisait que reprendre une idée émise dans un opuscule publié en 1617 à Anvers et qui portait la signature de Hugon. Après la publication de cet opuscule, plusieurs systèmes plus ou moins pratiques avaient été proposés, mais ils n’avaient jamais fait que peu d’adeptes. La langue de l’abbé Schleyer jouit, au contraire, pendant quelques années, d’une certaine vogue.

Il n’est pas inutile de rappeler qu’elle est caractérisée par une grammaire très simple. Tous les substantifs sont masculins, sauf ceux qui désignent des êtres féminins. L’article n’existe pas ; il n’y a qu’une seule déclinaison à trois désinences, a, e, i. Les verbes n’ont qu’une conjugaison.

A la fin du XIXe siècle, le volapük comptait près de 300 sociétés de propagation et une vingtaine de journaux. Il semblait qu’il allait détrôner les langues les plus répandues, le chinois, l’anglais, le russe et le français. Voici qu’il est menacé à son tour par une langue nouvelle qui s’appelle d’un joli nom, vraiment : l’espéranto.

Comme les initiateurs du volapük, les promoteurs de l’espéranto proclament que la nécessité d’une langue universelle s’impose plus que jamais. Ils s’appuient, pour prouver leur assertion, sur ce qui s’est passé aux congrès internationaux de 1900. Ils déclarent que certaines séances furent « ridicules ». On put y entendre un médecin allemand traduisant en français, vaille que vaille, le discours écrit en anglais d’un confrère norvégien. Cet incident rappelle un peu ce qui se passe dans certains théâtres de musique anglais ou américain, où l’on fait venir à prix d’or les meilleurs chanteurs de tous les pays : c’est ainsi que nous entendîmes, un jour, Faust, interprété par un Faust français, une Marguerite italienne, et un Méphistophélès allemand qui tous chantaient dans leur langue.

L’idée d’une langue universelle reparut. De nombreux corps savants émirent des vœux pressants, demandant un prompt remède. Une délégation fut chargée d’étudier le problème d’une langue universelle. En attendant que cette délégation ait déposé ses conclusions, des professeurs français se sont mis à l’œuvre et, jugeant le « volapük » encore trop compliqué, jetèrent de concert les fondements d’une nouvelle langue internationale à laquelle ils donnèrent le nom d’ « espéranto ».

Ils partent de ce principe qu’une langue internationale doit être composée de racines internationales ; ce principe posé, ils estiment que les racines doivent être choisies en proportion de leur internationalité, en d’autres termes, élues au suffrage universel. Il n’y a donc, dès lors, qu’à dresser la statistique des langues et des habitants qui les parlent, et, pour ainsi dire, la carte électorale. Approximativement, on compte alors, au début du XXe siècle, nous apprend le chroniqueur, 125 000 000 d’hommes parlant l’anglais, 75 millions parlant l’allemand, 55 millions parlant le français, 45 millions parlant l’espagnol, 35 millions parlant l’italien, 12 millions parlant le portugais, et 90 millions parlant le russe.

Or le vocabulaire anglais, pour plus des deux tiers, appartient aux langues classiques : sur 43 566 mots, 29 853 sont tirés des langues classiques. D’où il suit que la majorité des racines élues sera tirée des langues romanes dans la proportion de 75 pour 100 environ et d’où il suit aussi que les Français, les peuples latins — les Anglais eux-mêmes — connaissant ces racines, n’auront pas à les apprendre : nous sauront l’Espéranto presque sans l’avoir appris.

La grammaire de cette nouvelle langue internationale est ; elle aussi, fort simple. L’esp&ranto se contente de quelques suffixes, mais ils ont une signification précise, immuable, et ces suffixes, fruit d’une analyse très délicate, suffisent à traduire tous les aspects sous lesquels peuvent être envisagées une idée ou une action. Il serait superflu de donner des exemples : qu’il nous suffise de dire qu’un morceau d’espéranto ressemble beaucoup à une page d’italien ou d’espagnol modifiés.

Les partisans de l’espéranto se flattent d’avoir obtenu déjà de très beaux résultats. Un habitant de Dijon reçut un jour la visite d’un docteur suédois qui, ignorant le français, s’adressa à lui en espéranto. Le Dijonnais n’avait pas encore parlé l’espéranto et il ne se souciait pas d’en faire son premier essai devant un étranger. Il s’y mit cependant. Il paraît que les choses marchèrent si bien qu’une fois entamée la conversation se prolongea de deux heures de l’après-midi à dix heures du soir sans interruption, pour recommencer le lendemain matin. Elle roula sur tout : voyages, villes d’eaux, la Suède, la neige et les Lapons, politique, enseignement, photographie et même — qui s’en serait douté ? — le mécanisme d’une bicyclette.

Tout cela est fort bien, et il n’est pas douteux qu’une langue qui serait universellement comprise rendrait de très grands services à l’humanité, au point de vue de ses rapports commerciaux et scientifiques, ajoute notre journaliste. Mais devrait-il s’ensuivre que cette langue existât seule, à l’exclusion de toute autre ? Nous ne le croyons pas.

Les hommes, depuis cent ans à peu près — rappelons que Jean Frollo s’exprime au tout début du XXe siècle, sont déjà trop enclins, selon nous, à se conformer sur le même modèle. C’est ainsi que, presque partout, les costumes pittoresques particuliers à chaque peuple ont disparu ou sont à la veille de disparaître. Le temps n’est peut-être pas éloigné où tous les Japonais s’habilleront comme les gentlemen de Piccadilly ou les élégants de la rue Royale. Si tous les hommes se mettent à parler le même jargon, leurs pensées aussi seront bien près de se ressembler. Costumes, langage, idées, toutes ces choses seront identiques et uniformes. Or, un poète français, plein de bon sens, l’a dit : « L’ennui naquit un jour de l’uniformité. »

Adieu le plaisir des voyages, le charme de la variété et du nouveau, qui rend la vie supportable. Encore une fois, que l’on cherche une sorte de langue chiffrée qui permette aux commerçants, aux industriels, aux savants, aux explorateurs, de se comprendre entre eux et de se communiquer leurs découvertes ou leurs projets. Mais qu’on ne prétende pas imposer à l’humanité tout entière de parler le même langage ! s’exclame le chroniqueur.

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