LA FRANCE PITTORESQUE
Dame de Feu ou de Beauté : rencontre
infernale en terre gasconne
(D’après « La Tradition », paru en 1901)
Publié le dimanche 29 septembre 2024, par Redaction
Imprimer cet article
Ayant pour toile de fond une rivalité opposant deux familles gasconnes et un village ayant été, du temps de Charles VII, ravagé par les Anglais qui y auraient enfoui un trésor, la légende de la Dame de Feu nous montre comment la cupidité du bien imprudent Rodolfe le contraignit à aimer sa pire ennemie
 

Il y a bien longtemps de cela, vous diront les humbles « pieds terreus » qui se réunissent encore les soirs de novembre pour les traditionnelles « despanoulhados », s’élevait sur le pech de Bère, en un lieu désigné sous le nom de Rigaud, un gros village qui portait nom Ricords. Comment ce bourg fut-il détruit pendant l’invasion anglaise, c’est ce que vous diront les savants qui font revivre nos antiquités locales, mais les « anciens » vous apprendraient que du village élevé qui projetait autrefois en plein ciel sa silhouette orgueilleuse, la guerre ne laissa subsister qu’un tombeau de pierre où l’on ne sait plus quelle dame reposa et les débris d’une briqueterie gallo-romaine dans les débris de laquelle on trouve encore de nos jours des poteries entières ou faciles à reconstituer.

La légende ajoute même qu’à l’époque où celui qui était surnommé par dérision le roi de Bourges avant l’intervention de Jeanne d’Arc — Charles VII — reconquit pied à pied le territoire de ses pères, les guerriers de Talbot durent quitter précipitamment Ricords, abandonnant dans un lieu souterrain une grosse fortune en or, cousue dans une peau de bœuf.

Au temps heureux de l’évacuation étrangère, alors que Charles VII, avant l’heure vieilli, déjouait les sourdes menées de Monseigneur le Dauphin Louis réfugié au pays de la Montagne, vivaient dans notre pays, entre Clairac et Aiguillon, le chevalier Rodolfe, fils de Hubert (pourquoi ces noms teutons dans une légende gasconne ?) et damoiselle Bertrade, qui aimait réciter les chansons des troubadours joyeux. Et Rodolfe était vaillant entre les plus vaillants ; et Bertrade était belle entre les plus belles. Mais bien que ces fleurs de chevalerie s’épanouissent au bord du même fleuve un abîme les séparait, car leurs familles étaient rivales.

À la mort du baron Hubert qui guerroya auprès de Charles, septième du nom, Rodolfe, pour restaurer le castel ancestral qu’avaient démantelé les bombardes anglaises, conçut le chimérique projet de chercher le trésor enfoui par l’étranger dans le village incendié de Ricords. Mais telle conquête paraissait peu honorable à un chevalier de vaillante origine et c’est pourquoi, accompagné de son fidèle fauconnier, il n’allait que la nuit sur le coteau endormi arracher le secret des lamentables ruines. Les vilains des chaumines enfumées posées au bord du fleuve lent pouvaient voir, à l’heure mystérieuse où les ombres du ciel surprises par la lune commencent à s’évanouir, deux noires silhouettes qui retournaient le sol autour du bourg abandonné.

Mais ils n’eurent jamais l’audace d’aller voir ce qui se passait car les deux ombres avaient noble apparence et, de plus, la Dame blanche apparaissait chaque nuit dans le roc où de pieux ermites creusaient un ermitage. Oh ! cette Dame blanche dont on parlait le soir autour de l’âtre où flambaient de maigres copeaux, qu’elle intrigua et terrorisa de gens à la fois curieux et enrayés de la connaître ! N’était-ce pas le même fantôme qui sortait parfois nuitamment du tombeau de Ricords avec une chevelure et des vêtements de flamme et que l’on appelait la Dame de Feu ?

Un soir, comme Rodolfe croyant avoir découvert la veille l’endroit précis où gisait le trésor, était venu seul, il sentit peser sur lui des ombres inaccoutumées, et bien qu’il eût, malgré son jeune âge, risqué maintes fois sa vie au service du roi de France, il tressaillit et regretta de n’avoir pas emmené avec lui son fidèle fauconnier. L’âme errante d’un mort fouetta son front penché de son aile sombre et le chevalier ne put réprimer le frisson qui parcourut son corps à ce malsain contact. Quelque chose gronda sourdement autour de lui, et de grandes flammes jaillirent devant ses yeux, embrasant les ruines. Sur le tombeau entr’ouvert de Ricords se dressa la Dame de Feu, à la robe d’incendie, à la rutilante chevelure d’or.

Devant Rodolfe surgit la Dame de Feu, à la robe d'incendie, à la rutilante chevelure d'or
Devant Rodolfe surgit la Dame de Feu, à la robe d’incendie,
à la rutilante chevelure d’or. © Crédit illustration : Araghorn

Rodolfe eut vite fait de vaincre sa frayeur car il était vaillant et la dame était belle, mais il savait qu’elle avait été l’incestueuse et la prostituée, et s’étant signé sur le cœur et sur le front, il porta la main à la garde de son épée.

— Beau chevalier, dit l’apparition, beau chevalier, ne t’effraie point, car la Dame de Feu est aussi la Dame de Beauté et la Dame d’Amour.

— Arrière, démon, il ne sera jamais assez d’insultes sur mes lèvres pour te jeter l’opprobre, toi qui semas la discorde dans nos castels et dans nos fermes, toi qui amollis le cœur de nos ancêtres et brûlas par la volupté leurs corps faits pour la guerre. Arrière ! vaillant comme mes pères, je raillerai comme eux ton impuissance !

— Enfant présomptueux, fils d’Hubert le Superbe, j’habitai ton castel et fus l’amante de ton père.

— Démon de flamme et de beauté, tu en as menti, et Rodolfe te châtiera comme tu mérites.

Et ce disant, il marche vers l’apparition, l’épée haute, mais le fer qui terrassa dans les tournois les plus hardis seigneurs de Guyenne s’incendia à l’approche de la Dame de Feu et le beau chevalier n’eut plus à la main qu’une moisson de roses.

— Femme d’enfer, s’écria-t-il en jetant dans les flammes le bouquet qui ne se consuma point, tu as menti en insultant la mémoire de mon père et seigneur, et je t’accuserai de parjure jusqu’à ce que tu m’aies donné la preuve irréfutable de tes dires.

« Tais-toi, démon femme d’enfer, tais-toi sanglota Rodolfe
qui pleurait à genoux ». © Crédit illustration : Araghorn

— Regarde alors, beau chevalier, dit le fantôme en tendant à Rodolfe l’anneau d’or qu’elle portait au doigt et n’était autre que le cachet dont le baron Hubert (lequel ne savait pas écrire, selon la coutume du temps) revêtait les actes dressés en son nom par son chapelain. Rodolfe reconnut le sceau de sa maison, et, tombant à genoux, il pleura amèrement.

— Ah puissant chevalier, reprit la Dame de Feu avec un rire mauvais, tu pleures comme une femme parce que tes aïeux connurent la dame de Beauté et d’Amour. Tu t’es raillé de ma puissance, et si tu n’étais un bel enfant que j’aime, je te châtierais cruellement. Je fus de mon vivant le mauvais génie de ta famille. C’est moi qui fis accuser de félonie ton oncle Adhémar et c’est sur mon instigation que l’on attacha son blason à la queue d’un cheval indompté ; c’est moi qui, me sentant mourir sans avoir tiré vengeance de ton père, Hubert, dévoilai aux Anglais la poterne secrète de ton castel assiégé et fis souffler sur ses défenseurs un vent de trahison.

— Tais-toi, démon femme d’enfer, tais-toi sanglota Rodolfe qui pleurait à genoux et n’avait plus la force de se relever.

— Je suis la Dame de Beauté que tout le monde aima au mépris de la raison et des lois. Beau chevalier, tu m’aimeras aussi toi qui n’as pas assez de paroles de haine pour m’insulter ce soir. Tu m’aimeras, et c’est mon fantôme détesté que tu violeras dans l’étreinte de tel être vivant qu’il me plaira de te désigner. Et, pour te punir de ton orgueil, c’est dans le corps de ton ennemie Bertrade que tu posséderas mon âme, l’âme de la réprouvée, le fantôme maudit de la Dame de Feu, de la Dame de Beauté, de la Dame d’Amour. Enfant, relève-toi. et viens avec Bertrade à la Noël prochaine t’asseoir sur mon tombeau, au pied du Calvaire qu’ont élevé les pieux ermites...

Depuis longtemps la Dame de Feu s’était évanouie dans son cortège de flammes et sur elle était retombée la lourde pierre du tombeau, mais le chevalier Rodolfe priait et pleurait encore, un tronçon d’épée à la main. Au matin, les gens du château, inquiets de son absence, le retrouvèrent à Ricords. Devant le manoir de son ennemie Bertrade, il vit la damoiselle qui, son livre d’heures à la main, entrait à la chapelle, et il chancela comme si on lui avait porté un grand coup au cœur.

Son livre d'heures à la main, Bertrade se dirige vers la chapelle
Son livre d’heures à la main, Bertrade se dirige vers la chapelle. © Crédit illustration : Araghorn

Quand, le soir de Noël, l’Étoile du Berger monta dans le ciel serein, les manants qui allaient ouïr la messe de minuit à l’église de Nicole eurent grand’peur en voyant apparaître soudain dans les ruines de Ricords la Dame de Feu en son cortège accoutumé, et tous se signèrent à la vue de deux ombres qui gravissaient enlacées les degrés du saint Calvaire, suivies du rire sardonique de la Dame d’Amour et de Beauté.

Il existe une version moins païenne de cette légende, donnant plus d’ampleur au scénario gascon : au moment où les lèvres de Rodolfe et de Bertrade se cherchaient dans l’ombre, au moment où les deux amants s’enlaçaient plus étroitement, malgré eux — car Bertrade était l’ennemie de Rodolfe et Rodolfe aimait en Bertrade l’âme du fantôme haï —, l’Étoile du Berger emplit le ciel d’une clarté plus vive, et le Christ qui agonisait sur l’arbre de mort descendit de la croix, rompant ainsi le charme impur épandu sur les jeunes gens par l’âme perverse de la Dame de Feu.

Le tombeau s’effondra, comme enseveli sous terre, et jamais on ne vit depuis cette nuit de Noël errer dans les grottes de l’Ermitage le fantôme de la Dame d’Amour et de Beauté, mais on assure que Rodolfe et Bertrade ne se haïrent plus et que, s’étant unis, ils goûtèrent ensemble une longue vie de bonheur.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE