Fluctuant de façon arbitraire et excessive en dépit des ordonnances royales qui tentaient de le fixer, le prix des gîtes et des repas s’entendait de surcroît pour jouir d’une cuisine d’aubergistes peu élaborée, et il faut attendre les années 1770 pour voir apparaître les premiers restaurants : bientôt des enseignes célèbres offrent à leurs clients un choix des plus conséquents de mets et vins fins, pour une somme avec laquelle, deux siècles plus tard, on devra se contenter d’un modeste repas dans une banale taverne
Un proverbe du Moyen Age disait que, lorsqu’on se mettait en voyage, il fallait se défier des brigands et des « hosteliers ». Il est vrai qu’en ce temps-là maintes auberges des grandes routes avaient le plus terrible renom. On contait d’effrayantes histoires sur les « hostelleries sanglantes » ; mais c’étaient le plus souvent de pures légendes. Les hôteliers se contentaient généralement d’écorcher les voyageurs au figuré.
Le prix des gîtes et des repas augmentait parfois de façon si arbitraire et si excessive que plus d’un monarque d’autrefois décida d’en fixer le tarif. Au temps de saint Louis, on était nourri pour deux liards dans les auberges de Paris. Au siècle suivant, les prix avaient renchéri ; si bien que le roi Jean, estimant que les hôteliers abusaient, rendit, le 30 janvier 1351, une ordonnance suivant laquelle une journée et une nuit, repas compris, ne pourraient être payées plus de trois sols. Il s’agissait là du sol parisis, du sou d’argent.
Les hôteliers ne tardèrent pas à oublier l’ordonnance : les prix montèrent et ne redescendirent jamais. En 1566, Charles IX, à son tour, imposa un tarif et exigea qu’il fût affiché à la porte des hôtelleries et tavernes. Des officiers municipaux avaient charge de visiter quotidiennement ces maisons, afin de se rendre compte que les ordres royaux étaient respectés, et de recueillir les réclamations des voyageurs. A cette époque, dans les auberges de peu d’importance, où ne logeaient que les gens de pied, on lisait au-dessus de la porte d’entrée : Dînée du voyageur, 6 sols ; couchée, 8 sols. Mais si l’hôtellerie était plus confortable, le repas coûtait jusqu’à 12 sols.
Au début du règne de Louis XIV, les prix des repas, à Paris, sont assez raisonnables. On mange fort honnêtement pour vingt sols par tête dans les bonnes hôtelleries. Mais, au siècle suivant, tout a renchéri ; et pour comble, beaucoup d’auberges, en province surtout, sont mal tenues et dépourvues de tout, ce qui n’empêche pas leurs tarifs d’être excessifs. En 1742, Mme du Deffand, allant aux eaux de Forges, s’arrête à Gournay pour dîner. Mme de Picquigny, qui l’accompagne, est obligée de se contenter d’un morceau de pain trempé dans le pot, d’une brioche et de trois biscuits. C’est à peu près à la même époque qu’aux environs de Marseille le président de Brosses payait dix livres une demi-douzaine d’oeufs.
L’invention du restaurant
Brillat-Savarin, dans la Physiologie du goût, nous apprend que la création du restaurant date des environs de 1770. Avant cette époque, les étrangers, s’il faut l’en croire, n’avaient, à Paris, que peu de ressources pour la bonne chère. Ils étaient obligés d’avoir recours à la cuisine des aubergistes, qui était généralement mauvaise. Il n’existait, dans la capitale, que quelques hôtels avec table d’hôte qui, à peu d’exceptions près, n’offraient que le strict nécessaire, et qui, d’ailleurs, avaient une heure fixe pour les repas.
C’est alors, dit Brillat-Savarin, qu’un homme de-tête se trouva, qui créa le restaurant. Quel fut cet « homme de tête » ?... Le célèbre gourmet ne nous le dit pas. Sans doute ne le sait-il pas. Le nom du créateur du restaurant demeure ignoré, et nous ne pourrons pas l’inscrire dans la liste des bienfaiteurs de l’humanité. Toujours est-il que ce fondateur des « dîners à la carte » fut, à n’en pas douter, français et parisien. Si nous ne savons pas son nom, du moins possédons-nous son adresse. Jouy, dans L’Hermite de la Chaussée d’Antin, assure que le premier restaurant de Paris s’ouvrit en 1774 rue des Prêcheurs.
Avant cette création, les Parisiens devaient se contenter des tables d’hôte. L’une des plus célèbres, sinon des plus luxueuses, était la Croix de Malte, rue des Boucheries. Les poètes, les critiques l’honoraient de leur clientèle : on y rencontrait Piron, Crébillon fils, Sainte-Foix. On y était servi par une grosse fille bourguignonne du nom de Catherine, qui était, au dire des clients, étonnante d’activité, de mémoire et de présence d’esprit. Elle trouvait le moyen de servir et de contenter à la fois trente personnes différant de goûts, de volontés et d’humeur. Mercier, le pamphlétaire, avait coutume de dire qu’il n’avait connu, en France, que deux têtes fortement organisées : la servante de la Croix de Malte et Turgot.
Les prix étaient fort modestes chez le traiteur de la rue des Boucheries ; mais Paris comptait des tables d’hôte plus fastueuses : celle de l’hôtel d’York, rue Jacob, entre autres. C’était le rendez-vous des personnes les plus opulentes. On y dînait à cent sous par tête... L’hôtel Bourbon, rue Croix-des-Petits-Champs, avait surtout pour clientèle les négociants. Le prix y était moindre qu’à l’hôtel d’York. On dînait au même prix à l’hôtel du Nom de Jésus, dans le cloître Saint-Jacques-de-l’Hôpital. Cet hôtel était particulièrement renommé pour le poisson. Les consommateurs s’y portaient en foule les jours maigres et pendant le carême.
Gargotes et pensions bourgeoises
La création du restaurant ne supprima pas la table d’hôte. Mais celle-ci alla se démocratisant de plus en plus. Au début du XIXe siècle, il y avait à Paris des tables d’hôte où, pour sept sous, on pouvait assouvir la faim la plus désordonnée. Soupe épaisse, pommes de terre frites, eau et pain à discrétion, tel était l’invariable menu de ces gargotes misérables où l’on mangeait sur une table de bois sans nappe et sans serviette.
A dix-sept sous, on avait la nappe ; à vingt-deux, la serviette et la fourchette en métal d’Alger. A vingt-cinq sous, la table d’hôte se décorait du nom de « cuisine bourgeoise ». Alors, la soupe devenait potage, et le bouilli s’appelait bœuf. Le plat soigné de la pension bourgeoise, c’était généralement le fricandeau, le savoureux fricandeau nageant dans une oseille juteuse. Avant 1830, il y avait même à Paris des tables d’hôte où l’on dînait pour rien. Il suffisait d’être présenté. On vous y rendait d’avance en comestibles l’argent qu’on allait vous voler. Car, le dîner fini, la partie commençait : l’écarté, le vingt et un, la roulette. C’était là le vrai but de ces tables d’hôte qui furent fermées après le décret de Louis-Philippe supprimant les maisons de jeu en France.
A cette époque, les pensions bourgeoises étaient nombreuses au Quartier latin. Les étudiants les préféraient aux restaurants, plus coûteux. Pour trente-sept francs par mois, ce qui fait à peu près vingt-cinq sous par jour, ils y trouvaient un bon potage, du bœuf, du rôti et un plat de légumes. Le vin se payait à part. C’était moins varié, mais plus sain que la cuisine des traiteurs à vingt-trois sous qui leur brûlait l’estomac.
« Tout homme qui peut disposer de quinze à vingt francs, et qui s’assied à la table d’un restaurateur de première classe, est aussi bien et même mieux traité que s’il était à la table d’un prince ; car le festin qui s’offre à lui est tout aussi splendide ; et ayant, en outre, tous les mets à commandement, il n’est gêné par aucune considération personnelle. » C’est en ces termes que Brillat-Savarin célèbre les louanges des grands restaurateurs de son temps... Louanges méritées, puisque, après tant d’années, les noms ou l’enseigne de ces illustres traiteurs subsistent encore dans la mémoire des gourmets.
Restaurants fameux
La plupart de ces établissements devaient leur renommée à quelque spécialité : le Veau qui tette, aux pieds de mouton ; les Frères provençaux, à la brandade de morue ; Véry, aux entrées truffées ; le Rocher de Cancale, à ses poissons... S’il faut en croire encore Brillat-Savarin ; le restaurant le plus parfait, aussi bien pour la cuisine, pour les vins, pour le confort que pour l’affabilité, c’était celui de Beauvilliers.
Et quel choix de mets le consommateur trouvait-il en consultant la carte de ces restaurants fameux !... Jamais moins de 12 potages, de 24 hors-d’œuvre, 15 ou 20 entrées de bœuf, 20 entrées de mouton, 30 entrées de volaille et de gibier, 16 à 20 de veau, 12 de pâtisserie, 24 de poisson, 15 de rôti, 50 entremets, 50 desserts.
Le bienheureux gastronome pouvait, en outre, arroser tout cela d’au moins trente espèces de vins à choisir, depuis le vin de Bourgogne jusqu’au vin de Tokay ou du Cap ; et de vingt ou trente espèces de liqueurs parfumées, sans compter le café et les mélanges tels que le punch, le « négus », le « sillabad » et autres.
Place du Châtelet et restaurant Le Veau qui Tette en 1809 |
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Un gentleman anglais, sir Alton Weld, qui visita Paris au début du XIXe siècle, a consigné dans ses notes le souvenir des bombances qu’il fit dans ces restaurants renommés. Il fréquenta volontiers cette illustre maison de Beauvilliers, sur laquelle Brillat-Savarin ne tarissait pas d’éloges. Là, le patron lui-même faisait la tournée des tables, recueillant les observations ou les désirs des clients. Mais ce n’était point en habit ou en jaquette et la serviette sur le bras qu’il se présentait, c’était en tenue d’officier de bouche, avec les manchettes de dentelle et l’épée au côté. C’était, observe sir Alton Weld, la maison la plus chère de Paris : on y faisait à merveille le ris de veau à la dauphine et le suprême de volailles aux truffes... Notre Anglais y paya huit francs un succulent repas arrosé d’une bouteille de bourgogne.
Il y a de bons vins aussi, nous dit-il chez Grignon, rue Neuve-des-Petits-Champs : le Clos-Vougeot y est tarifé sis francs la bouteille. Au Rocher de Cancale, le vin le plus réputé est un Château-Margaux qui provient des caves de Philippe-Egalité. On le cote huit francs la bouteille. Sir Alton Weld a traité un jour, dans ce restaurant, quatre de ses compatriotes, gros mangeurs et fins gourmets. Tous les plats fins de la carte : côtelettes d’esturgeons en papillotes, perdreaux rouges farcis aux truffes, tous les meilleurs vins de la cave défilèrent sur la table. Ce fut un festin de rois. La note monta à près de cent francs...
La carte de Véry
Charles Monselet, dans sa Cuisinière poétique, s’est heureusement avisé de reproduire la carte d’un grand restaurant de ce temps-là, avec les prix. C’est un document édifiant pour qui s’intéresse aux variations du prix de la vie. La carte dont il s’agit est celle de Véry, le grand restaurateur des Tuileries. Le filet de bœuf, le bifteck, le rosbif, l’entrecôte y sont tarifés uniformément à « vingt-cinq sous » ; l’omelette aux rognons, « dix-huit sous » ; les côtelettes panées, « seize sous » ; les perdreaux rôtis, « deux livres ». Tous les fromages sont à « six sous ». Les huîtres de Marennes, « douze sous » la douzaine. Les poissons relativement plus chers que les viandes : la raie au beurre noir, « une livre dix sous » ; le saumon, « deux livres » ; la sole frite, « deux livres ».
Assez chers aussi le ris de veau, « deux livres » ; la salade de volaille, « deux livres dix sous » ; la tête de veau en tortue, « deux livres » ; le pigeon à la crapaudine, « deux livres dix sous ». Quant aux vins, le Chablis vaut « deux livres » ; le Beaune, « trois livres » ; le Volnay et le Nuits, « quatre livres ; le Grave et le Richebourg, « cinq livres » ; le Champagne Sillery, « sept livres » ; le Madère, « dix livres », et le Constance, « vingt livres ». C’est assez dire qu’un dîner fin composé de plats savants et arrosé de crus choisis, dans ce restaurant, l’un des plus aristocratiques de Paris, devait coûter aux gourmets d’il y a un peu plus de deux siècles sensiblement le même prix qu’on payait dans les années 1930 pour le plus modeste repas dans la plus banale taverne.
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