LA FRANCE PITTORESQUE
Diable (Démêlés du) avec les saints
Mathurin, Cado et Gildas du pays de Vannes
(D’après « Revue des traditions populaires », paru en 1891)
Publié le lundi 20 août 2012, par Redaction
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Nombre de légendes du pays de Vannes mettent en scène les démêlés du Diable avec les saints, le premier sortant toujours honteusement vaincu par les seconds qui n’hésitent pas à user de force ruse : ainsi du Malin n’obtenant pour enjeu de son pari qu’un barreau d’échelle, ou bien se retrouvant à tenter vainement d’attraper un chat par la queue, ou encore resserrant ses mâchoires sur une pelote garnie d’aiguilles quand il s’attendait à croquer un enfant...
 

Prêtre dans le diocèse de Sens vers 388, patron de la paroisse de Quistinic, dans le diocèse de Vannes, saint Mathurin est l’objet de plusieurs légendes. Un jour, tandis qu’il semblait garder des vaches sur une grande lande de Quistinic, un marchand de pommes vint à passer, accompagné de son domestique qui conduisait une charretée de pommes. « Donnez-moi une pomme, dit l’enfant au marchand, et je vous dirai une chose. – Oui, oui, reprit le marchand, tu veux avoir une pomme ; tiens en voici une. – Fermez toujours votre porte à clé, répartit l’enfant, et vous saurez qui entrera chez vous. – Belle affaire, dit le marchand en riant ; je sais cela depuis longtemps. »

Fontaine de Saint-Mathurin

Fontaine de Saint-Mathurin

Il passa de nouveau avec une charretée de pommes ; l’enfant lui en demanda encore une, lui promettant de lui dire une chose. « Tu veux manger toutes mes pommes, mon petit ; mais elles me coûtent de l’argent. » Il lui en donna encore une cependant ; car il avait bon cœur. Après l’avoir remercié, l’enfant lui dit : « Ne pariez jamais que lorsque vous êtes certain de gagner. – Tes secrets sont connus de tout le monde, petit gars ; merci quand même, car ton intention est bonne. » Le marchand repassa une troisième fois et le petit pâtre accourut encore demander une pomme, en faisant la même promesse que les deux premières fois. Le marchand se mit à rire.

« Avec tes prétendus secrets, tu mangeras certainement toutes mes pommes. En voici une encore ; mais ne m’en demandes plus, car je ne t’en donnerai plus d’autres. – Merci, dit le petit. Ne passez jamais trois fois de suite devant une personne sans lui demander son nom. » Le marchand fit à peine attention à ce que lui disait l’enfant. Arrivé à la maison, le marchand dit à son domestique : « Conduis le cheval à l’écurie, donne-lui du foin d’abord et de l’eau chaude ensuite ; car il a chaud. »

Lorsque le garçon fut porter de l’eau chaude au cheval, il en trouva un autre à l’écurie, mangeant du foin avec le sien ; mais il était si maigre qu’il ne tenait pas debout. « A qui ce vilain cheval ? Mets-le bien vite hors de l’écurie. » Au même moment se présente le propriétaire du cheval. « Votre bête fait souvent carême, parrain, car elle est bien maigre. – Telle qu’elle est, elle court encore mieux que la vôtre. – Ah dam ! ça non ! – Parions sept écus contre le meilleur morceau de chez vous que, sur ce cheval, j’irai boire une bolée de cidre à Hennebont et que je serai de retour ici, à Quistinic, avant vous. – En route, de suite, cria le marchand de pommes, piqué par ce défi. »

Ils se mirent en route ensemble. Le marchand de pommes avait un beau cheval, un bon coursier. L’inconnu avait un cheval si maigre, si petit, qu’il lui fallait ployer les jambes pour ne pas toucher la terre avec les pieds. Le marchand néanmoins n’avait pas encore fait un quart de lieue que l’autre avait déjà bu sa bolée de cidre à Hennebont, et était de retour. Il avait affaire au diable en personne. Il se rappelle alors les paroles du pâtre : « Fermez toujours votre porte à clé et vous saurez qui entrera chez vous » et « Ne pariez que lorsque vous êtes certain de gagner. » A son retour ; le diable réclame son morceau.

« Quel morceau prendrez-vous, dit le marchand. – Votre femme, répondit le diable. » Le marchand trembla de tous ses membres et devint pâle comme un linge. Il aurait voulu parler alors au berger ; mais « il ne lui avait pas demandé son nom. » Il alla sur la lande où il l’avait trouvé et se mit à l’appeler : Berger, berger ; mais le berger ne paraissait pas. Cependant, ce berger qui lui avait donné de si sages avis aurait peut-être pu le tirer de cette mauvaise affaire.

A la fin, saint Mathurin eut pitié de lui et lui apparut en prêtre tel qu’il est dans son église de Quistinic ; car c’est lui qui est le patron si connu de Quistinic. « Hé bien ! vous n’avez pas voulu suivre mes conseils, aussi vous voilà en une mauvaise affaire. – O grand saint Mathurin, ayez pitié de moi et ne laissez pas ma femme aller avec le diable. – Tranquillisez-vous, votre femme n’ira pas avec le diable, il n’aura pas ce morceau-là. » Saint Mathurin se rend chez le marchand de pommes, fait la femme monter dans le grenier, puis scie le cinquième barreau de l’échelle en le laissant cependant en place.

Le diable arrive bientôt et réclame son morceau. « Il est dans le grenier, dit saint Mathurin, allez le chercher. » Le diable ne se fit pas prier deux fois, il monta dans l’échelle et le barreau scié lui reste en main. « Ah ! dit le saint, vous prenez ce morceau-là, vous ne pouvez en réclamer un autre. La condition du pari est accomplie. Allez-vous-en maintenant. » Ce qui fut dit fut fait et le diable n’eut pour enjeu de son pari qu’un barreau d’échelle.

Saint Cado, quant à lui, vécut à la fin du Ve et au commencement du VIe siècle. Il était fils d’un roi de Cambrie ; il fonda le célèbre monastère de Laneurvan, vint en Armorique, habita l’île de la rivière d’Etel qui porte aujourd’hui son nom et devint évêque de la ville de Weednor, appelée alors Benaven, en latin Bena Ventae, dans le comté actuel de Northampton. Il y souffrit le martyre. Le culte de saint Cado fut bien répandu, au Moyen Age, dans la Cambrie et dans l’Armorique.

Il habitait son îlot de la rivière d’Etel et avait de la peine à traverser l’eau pour aller à la grande terre. Le diable y passe un jour ; saint Cado le rencontre et lui dit : « Fais-moi un pont pour venir de mon île à Belz. – Le premier qui y passera à la condition que tout le travail soit fait en une seule nuit. – Marché fait. » Le diable va chercher sa mère pour l’aider et, la nuit venue, ils se mettent à l’œuvre.

La mère ramasse des pierres et les porte à son fils dans son tablier. Celui-ci les pose en place en faisant le maçon ; mais il ne savait pas son métier, car le pont est grossièrement maçonné ; et c’est depuis qu’on dit d’un travail mal fait, qu’il est fait à la diable. Le pont fut fait néanmoins en une seule nuit. Lorsqu’il eut mis la dernière pierre en place, pour rappeler sa mère, il lâche un cri qui fait résonner tout le pays. La mère du diable était en ce moment sur une lande de Plouhinec avec son tablier plein de si grosses pierres que la plus petite d’entre elles pesait bien une tonne de cidre. Elle les jette là en tas, donne un coup de bâton sur la plus grosse et la casse en deux, et depuis, tout le monde, dans le pays, connaît les pierres de la mère du diable.

Le pont du Diable et l'île Saint-Cado

Le pont du Diable et l’île Saint-Cado

Celui-ci, avant le lever du soleil, va trouver le saint et lui réclamer le paiement convenu. Il riait de bonheur, car il pensait avoir quelque moine ou le saint lui-même à brûler en enfer. « Oui, oui, dit le saint, je vais te payer de suite. Cours vite à l’autre extrémité du pont et emporte celui qui va y passer. » Saint Cado suit de près. Arrivé sur le pont, il fait sortir de sa large manche un petit chat. « Attrape ! Attrape ! crie-t-il au diable. Voilà ton paiement. » Le diable prend le chat par la queue et, depuis, tous les chats portent, sur la queue, la marque des doigts du diable.

Celui-ci devient furieux. « Ah ! tu m’as trompé ! Tu t’es moqué de moi ! Je vais défaire le pont. » Et aussitôt il se mit à jeter les pierres du pont dans la mer. Le saint se précipitant pour l’arrêter, glissa ; mais le pont fut conservé et existe encore aujourd’hui. Le diable en fureur proposa un duel à saint Cado. « Je le veux bien, dit le saint. A toi le choix des armes, à moi le choix du terrain. » Le diable choisit, bien entendu, sa fourche en fer à deux dents et à long manche. Saint Cado prend une alène de cordonnier et choisit un four pour champ clos. Une fois là-dedans, saint Cado met une main au collet du diable, et, de l’autre, fait travailler son alène. Le diable ne peut remuer sa fourche. Il hurle comme un bœuf, appelle au secours et demande grâce ; mais le saint ne le lâche qu’après l’avoir broché comme il faut. Sorti du four, le diable était enragé tout de bon.

« Recommençons, dit-il. A moi cette alène qui fait tant de mal et prends, toi, cette fourche. – Ça y est, répondit saint Cado. » Et à l’instant il donna des coups de fourche au diable, au ventre, à la poitrine, à la figure. C’était pire que dans le four. Heureusement pour le diable qu’il avait de bonnes jambes. Il avait un bon naturel et ne gardait jamais rancune. Quand il fut remis de ses blessures, il vint voir le saint. Celui-ci le plaisantait à cause du pont qui était vraiment mal fait. Le diable s’excusait sur le peu de temps qu’il avait eu et assurait qu’il pouvait mieux faire. « Je parie, dit le saint, que dans une nuit je ferai une bien plus belle maison que toi. – Toi ? – Oui, moi. Essayons, la nuit prochaine, et tu verras. – Essayons, dit le diable. »

Il dresse ses plans, prend ses mesures, appelle sa mère à son secours et se met à l’œuvre dès que la nuit fut close. Il travaillait à une des extrémités de l’île et le saint à l’autre. Le lendemain, de bonne heure, celui-ci fut voir l’œuvre du diable. La maison qu’il avait fait faire avait belle apparence ; il y entre et la visite. Elle était vaste, bien distribuée, et solidement bâtie. C’était vraiment une belle maison. Le diable fut content de l’appréciation du saint, puis on alla voir la seconde maison. L’Orient était brillant de lumière, le soleil était encore au-dessous de l’horizon. Arrivé devant la construction du saint, le diable resta stupéfait d’étonnement. L’édifice était long, large, élevé, flanqué de belles tourelles et fait avec des glaçons. C’était un beau château-fort en cristal. Le diable se souvenait d’en avoir vu de semblables autrefois dans le ciel. Il y entre, visite les belles chambres du rez-de-chaussée, du premier et du second étage. Il va de surprise en surprise.

« Pour mon pont, pour la maison que je viens de faire la nuit dernière et aussi pour le mal que tu m’as fait, tu devrais me donner ce château. – Ah ! si ça te fait plaisir, je le veux bien, dit saint Cado. Le diable, voulant jouir bien vite et seul de son magnifique château, trouve moyen de congédier bientôt le saint. Il monte au second, entre dans la plus belle chambre, puis prend une chaise et s’assoit à une fenêtre pour se reposer des fatigues de la nuit et contempler le lever du soleil. Quel panorama ! La lumière entrait dans le château par tous les côtés. La mer était
calme ; la campagne était blanche avec la gelée, et le ciel était pur comme aux plus beaux jours de janvier. Le diable était en extase depuis plusieurs heures quand il fut rappelé à lui par un craquement horrible. Les glaçons fondaient au soleil, le château s’effondrait. Quand le diable revint de son évanouissement, il était broyé. Lorsqu’il put se relever, il ne trouva de son beau château qu’un peu de boue.

Le diable n’était pas de taille à lutter avec saint Cado, parce que, au ciel comme sur la terre, saint Cado n’a pas son pareil :

En néan n’hag ar en doar,
Sant Kado n’en dès chet é bar.

Voici maintenant la légende de saint Gildas, très connue dans la presqu’île de Rhuys et dans les îles voisines. Dans ce temps-là saint Gildas vivait tantôt dans son abbaye de Rhuys et tantôt dans la solitude de l’île d’Houat. A l’extrémité sud-est de la presqu’île de Rhuys, il y avait un énorme serpent. Il avait environ six cents pieds de long et son ventre n’avait pas moins de soixante pieds de tour. Il avait deux grandes ailes et une gueule effrayante. Ses dents étaient longues et pointues comme les fuseaux dont se servent les femmes pour filer le lin. Autant le saint était aimé et vénéré dans le pays à cause de ses bonnes oeuvres, autant le serpent y était exécré à cause du mal qu’il y faisait, car toutes les semaines il fallait lui donner un petit enfant à manger, ou il se serait élevé dans les airs et aurait craché tant de feu sur la presqu’île qu’il l’aurait incendiée dans un instant.

Presqu'île de Rhuys. Fontaine de Saint-Gildas

Presqu’île de Rhuys. Fontaine de Saint-Gildas

Le sort tomba un jour sur le filleul de saint Gildas, il devait être la proie du serpent. La mort dans l’âme, la mère prend le petit et va trouver son compère. Elle lui annonce la lamentable nouvelle. Le saint reste quelque temps interdit, car il aimait bien son filleul. A la fin, sa figure s’illumine de joie. « Allez-vous-en à la maison, ma commère, dit le saint, et laissez-moi mon filleul. Le serpent ne le dévorera pas, il ne dévorera même plus d’enfants. » La joie rentre dans le cœur de la mère. Elle baise le bas du manteau du saint, serre son enfant sur son cœur, le baise plusieurs fois, le remet à son parrain et se retire.

En cheminant, elle faisait ces réflexions : il a bien dit que le serpent ne mangerait pas son filleul. Il n’a jamais trompé personne et il aime tant son filleul ! Mon fils est donc sauvé !... Mais si le diable – car c’était le diable lui-même qui était là sous la forme d’un énorme serpent –, mais si le diable incendiait le pays, nous serions tous perdus. Mais non, le saint a dit que le diable ne mangerait même plus d’enfants ; il va donc lui faire quitter le pays ou le tuer.

De son côté, le saint n’était pas resté inactif. Il fit faire une grosse pelote de laine et y fit piquer de grandes aiguilles, la pointe en dehors. Ces préparatifs terminés, le saint monte sur son beau cheval blanc ; il se fait donner son filleul qu’il porte ostensiblement sur son bras gauche et la pelote de laine qu’il tient de sa main droite cachée sous son manteau. De l’abbaye de Penvins au lieu où se trouvait le serpent, il y a près de quatre lieues ; mais le cheval s’élève au-dessus de la forêt et arrive en un instant près du diable. En voyant le saint arriver avec son filleul, celui-ci est encore plus content qu’à l’ordinaire ; car non seulement il va se repaître du sang innocent, mais il va même dévorer le filleul bien-aimé de ce moine, son ennemi mortel.

« Ouvre ta gueule », lui crie le saint. Au même moment, le diable ferme ses yeux rouges et brillants comme le feu et ouvre sa gueule effrayante ; aussitôt le saint y jette sa pelote de laine. Les affreuses mâchoires du diable se rapprochent instantanément ; mais au lieu de broyer un enfant chrétien, elles sont solidement liées l’une à l’autre par les aiguilles. Le saint avait gardé en main le bout du fil de la pelote. « Suis-moi », crie le saint au diable. Et le saint, avec son fil de laine, conduit le diable à travers la forêt, jusqu’au Grand-Mont. Rendu sur le bord de la mer, le saint dit à son cheval : « A Houat ! »

La bête se dresse sur ses deux jambes de derrière et saute à l’île d’Houat, distante d’environ cinq lieues. L’effort qu’elle avait fait avait été si grand que ses sabots s’étaient enfoncés dans le roc, et la mer, qui use tout, n’a pu, en treize cents ans, faire disparaître ces deux trous que l’on montre encore aujourd’hui. Rendu sur cette haute falaise, au bord de cette mer si vilaine par moments, le diable comprit ce qu’on voulait lui faire. Il recueille toutes ses forces, se dresse sur sa queue et s’élance en même temps que le cheval de saint Gildas ; mais au lieu de tomber à Houat, il se heurte contre le Yoh, rocher distant d’Houat d’une centaine de mètres. Ce rocher a la forme d’un pain de sucre. Avec sa tête le diable le perce de part en part, puis tombe dans la mer. Tous les pêcheurs d’Houat, d’Hoedic et des côtes voisines prennent, en passant près de ce rocher, leurs précautions contre la rafale du Trou du Diable.

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