LA FRANCE PITTORESQUE
Premier voyage en ballon à gaz
le 1er décembre 1783
par le physicien Jacques Charles
(D’après « Paris et ses fantômes », paru en 1934)
Publié le lundi 16 janvier 2012, par Redaction
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L’un des plus émouvants récits de voyage qui ait été écrit, est celui que le physicien Charles laissa de sa mémorable et unique ascension en ballon, en 1783. Il ne s’agissait pas alors de parcourir, en cinq jours, la distance de Paris en Chine, mais de survoler durant trois heures la région de Montmorency. Le périple achevé, le physicien devient la proie de ferventes admiratrices, dont l’une énigmatique, saura piquer la curiosité de notre homme de science...
 

Il n’était pas le premier, d’ailleurs, à se risquer parmi les nuages ; quarante jours auparavant, Pilâtre de Rozier l’y avait précédé ; mais l’ascension de celui-ci fut plutôt un merveilleux coup d’audace – un coup de folie même – qu’une expérience scientifique : s’élever dans les airs au moyen d’un globe en papier à l’intérieur duquel brûlait un grand feu de paille, tout voisin d’une provision de fourrage très sec destiné à alimenter la flamme, c’était là une extravagante prouesse qui ne prouvait rien d’autre que la témérité de ceux qui l’accomplissaient. Partis de la Muette, Pilâtre et « l’amateur » qui l’accompagnait descendirent dans le faubourg des Gobelins, vingt minutes plus tard, sans incident ni catastrophe, et tel fut le miracle initial des annales aéronautiques.

Jacques Charles

Jacques Charles

Charles, lui, était un savant. S’étant donné pour tâche de démontrer les services que l’on pouvait attendre de la découverte merveilleuse, il créa, en cinq semaines, et, comme on l’a dit, « tout d’une pièce », l’art de l’aérostation ; il imagina de gonfler son « globe » non plus d’air chaud, mais de gaz hydrogène ; il inventa la soupape qui donne issue au gaz, la nacelle où prennent place les voyageurs, le filet qui enveloppe le ballon et supporte cette nacelle, l’enduit de caoutchouc qui rend l’étoffe imperméable ; il eut l’idée – si simple, mais géniale – d’emporter du lest pour régler l’ascension et modérer la chute, et se munit d’un baromètre afin de contrôler la hauteur atteinte par l’aérostat.

Le 1er décembre 1783, il était prêt au voyage et 400 000 : Parisiens s’entassaient dans le jardin des Tuileries, sur les places, sur les quais, sur les ponts environnants, pour assister à son départ. A une heure trois quarts de l’après-midi, un coup de canon retentit et l’immense foule ébahie vit s’élever doucement la grosse boule peinte de raies jaunes et rouges, ballottant un panier bleu et or dans lequel Charles et son mécanicien Robert agitaient des banderoles et saluaient « l’océan de têtes » qui, bouches bées, contemplaient ce spectacle invraisemblable.

La machine volante fut poussée vers le nord-est, dans un ciel sans nuages. Durant près d’une heure on ne la perdit pas de vue ; elle passa sur Asnières, Argenteuil, Sannois, Saint-Leu-Taverny, L’Isle-Adam ; les aéronautes, du haut de leur vaisseau aérien, conversaient avec les paysans qui, effarés, poussaient des cris d’admiration et d’effroi, essayaient de suivre la marche du ballon et questionnaient ses deux passagers : « Bons amis ! N’avez-vous pas peur ? N’êtes-vous point malades ? Nous prions Dieu qu’il vous conserve ! » Charles et Robert répondaient : « Vive le roi ! »

Et quand ils passèrent au-dessus de L’Isle-Adam, ils s’informèrent de Monseigneur le prince de Conti qui avait là son château ; un porte-voix répondit que « Monseigneur était à Paris et qu’il en serait bien fâché ». Après deux heures de cette délicieuse promenade, les aéronautes descendirent aux environs de Nesles ; le ballon rasait le sol et des centaines de villageois couraient pour l’atteindre « comme des enfants qui poursuivent des papillons dans une prairie ». Aussitôt arrivait une troupe de cavaliers qui, partis de Paris en même temps que l’aérostat, l’avaient suivi pour assister à sa descente : le duc de Chartres était l’un d’eux ; mais ce fut un Anglais, nommé Ferrer, qui eut la joie de serrer le premier dans ses bras l’heureux aéronaute ; il tremblait de bonheur et balbutiait : « Monsieur Charles !... moi d’abord !... »

Robert seul quitta la nacelle ; le soleil, qui avait brillé tout le jour, venait de disparaître à l’horizon ; Charles reprit l’air : sa machine délestée fit un bond de 2 000 toises – près de 4&,nbsp ;000 mètres – et il vit le soleil « se lever de nouveau pour lui seul », tandis que, au-dessous de lui, la terre était déjà plongée dans l’ombre. Si forte fut l’impression qu’il éprouva en se trouvant parmi les espaces infinis dont, le premier de tous les humains, il troublait la solennelle solitude, qu’il se jura de ne jamais plus s’exposer à pareilles émotions.

De ce jour-là il avait conquis la gloire. Elle se manifesta de cent façons, des plus populaires, des plus officielles et des plus tendres. Durant toute la matinée du 2 décembre, ce fut, place des Victoires, où habitait le héros du jour, un défilé ininterrompu de domestiques venant « de la part des personnes les plus qualifiées de Paris », prendre de ses nouvelles et s’informer comment le conquérant du ciel avait passé la nuit ; les dames de la halle se présentèrent en corps, chargées de lauriers enrubannés, et dans la journée on vit arriver un cortège de paysans et de musiciens accompagnant joyeusement la voiture qui ramenait le « globe » dégonflé et sa nacelle ornée de glands d’or.

Premier voyage en ballon à hydrogène. Départ des Tuileries le 1er décembre 1783

Premier voyage en ballon à hydrogène. Départ des Tuileries le 1er décembre 1783

Toutes les Parisiennes rêvaient du héros de l’air. Comme il faisait aux gens du monde un cours de physique, que fréquentait assidûment la haute société, les belles dames s’y précipitèrent, et aux applaudissements coutumiers s’ajoutaient dorénavant les plus prometteuses oeillades. Ce n’est pas que Charles fût un Adonis : il approchait alors de la quarantaine ; le quatrième fascicule d’une publication périodique qui a pour titre : Les Trésors des bibliothèques de France, nous a offert quatre portraits du fameux physicien, dont l’un, peint par Boze et conservé à la bibliothèque de Versailles, nous le montre assez semblable à Louis XVI, figure calme, nez fort, bouche souriante, visage plein, mais éclairé par des yeux pétillants de malice. Le buste conservé au Conservatoire des arts et métiers est bien différent : cheveux au vent, traits tourmentés, lèvres minces... tel que Charles dut être vu au moment où il commandait le « Lâchez tout » au départ vers les régions célestes.

Les Trésors des bibliothèques de France ont pour but de révéler aux artistes et aux historiens les richesses inconnues – elles abondent – que possèdent les bibliothèques de Paris et les départements, éditions rarissimes, exemplaires uniques, estampes introuvables, dessins originaux, peintures, autographes, ex-libris... Ainsi on y trouve une curieuse étude de Ch. Hirschauer sur les papiers du physicien Charles, répartis entre la bibliothèque de l’Institut et la riche collection aéronautique de Paul Tissandier. Et voici qui nous ramène aux belles enthousiastes qui allaient, en 1783, acclamer à son cours public le triomphant Icare dont les claires démonstrations, l’élégante élocution, la voix chaude et sonore produisaient sur elles un effet irrésistible.

Car, en fouillant les papiers de Charles, on y a découvert des billets doux provenant d’une amoureuse anonyme. Cette sensible personne s’exprimait ainsi : « Vous êtes devenu l’objet de toute ma pensée, le héros de mon cœur, le génie qui devait le fixer. J’éprouve un plaisir innocent à vous le dire, et je m’impose à jamais la loi de vous demeurer inconnue... » Elle le priait, pour simple réponse, de poser, lors de son prochain cours, à ses auditrices, cette question : « Étiez-vous à l’expérience des Tuileries ? » Ces quelques mots suffiront pour faire comprendre à sa correspondante « qu’il ne dédaigne pas sa flamme ». Elle terminait par cette jolie phrase : « Si vous remontez dans le char aérien que mes yeux pleins de larmes ont suivi si longtemps, mon âme y sera. »

Soit qu’il fût blasé sur ce genre d’hommages, soit réserve ou distraction, Charles ne posa pas la question sollicitée. Révoltée à la pensée qu’il pouvait l’imaginer disgraciée ou décrépite, l’inconnue insiste : elle certifie qu’elle n’est « ni vieille, ni laide, ni folle » ; elle lui envoie une rose, et le supplie de la porter à la leçon suivante : « Cette fleur me dira : il sait qu’il est aimé... L’état de mon cœur est le plus doux du monde ; vous en faites le charme ; je veux que vous le sachiez, et je désire en être sûre par la présence de cette fleur à votre côté. »

Cette fois, Charles obéit ; il parut à sa chaire, la rose piquée du côté du cœur, à sa veste de soie. Et il reçut, en remercie ment, ce tendre adieu : « Je l’ai aperçue ; c’est là que je l’aurais placée... Je vous remercie d’une pensée fine et charmante dont l’image me suit partout... Addio, caro... addio ! » A ce dernier billet, la dame avait joint un dessin, tracé d’un crayon habile, qui la représentait « dans un parc, près d’une statue de l’Amour, faisant un geste d’adieu au globe volant emportant le héros de son cœur ».


Jacques Charles, d’après Léopold Boilly (1820)

Et voyez combien le mystère ajoute d’intérêt à l’histoire : si l’amoureuse avait signé ses billets, l’épisode perdrait tout son charme. Elle nous a livré son secret, nous avons son image, et nous ignorerons toujours qui elle fut ; voilà qui permet de rêver. Certainement, elle était « du monde », et lettrée, car ses « poulets » sont émaillés de citations latines et de phrases en langue italienne. Son rang exigeait donc qu’elle demeurât anonyme ; la crainte même que sa personnalité ne fût soupçonnée l’obligeait à tracer ses billets en capitales, d’imprimerie, de peur d’être trahie par son écriture. Très jeune fille romanesque ? Grande dame ? Princesse ? Charles lui-même le sut-il jamais ?

S’il considérait l’aventure comme banale, pourquoi conserva-t-il ces lettres entre un mémoire de physique et le procès-verbal autographe de son atterrissage à Nesles ? Peut-être le roman ne se termina-t-il point sur l’addio qu’on vient de lire. En l’an IV de la République, un Allemand, de séjour à Paris, fut admis au Louvre dans le cabinet de Charles, qui le reçut « avec autant de simplicité républicaine que d’urbanité et de modestie ». Une jeune femme, aimable et gracieuse, était là « comme chez elle » ; initiée à toutes les expériences du professeur, elle faisait joyeusement les honneurs du sanctuaire, manipulait en habituée tous les appareils, et s’amusait à envoyer sournoisement des décharges électriques dans le dos des visiteurs, qui se retiraient endoloris et enchantés.

Il semble que l’on retrouve quelque vague ressemblance entre cette physicienne espiègle et la jeune amoureuse à la rose de 1783. Douze années s’étaient écoulées depuis lors ; mais, le bonheur aidant, joint aux leçons du professeur adoré, peut-être n’avaient-elles point pesé sur la jolie tête de l’inconnue aux tendres billets. Simple hypothèse livrée aux déchiffreurs d’énigmes historiques.

Quelle qu’elle fût, la gentille personne qui secouait au moyen de la pile de Volta les admirateurs de son maître ne devait pas être de celui-ci la dernière conquête. Un autre portrait, signé de Boilly et daté de 1820, nous montre Charles qui alors porte crânement ses soixante-quatorze ans ; il habite à cette époque l’Institut, il est membre et bibliothécaire de l’Académie des sciences et, depuis trois lustres, l’époux vénéré d’une belle et séduisante créole...

Mais ici commencerait une autre histoire, car Mme Charles fut célèbre à son tour. C’est elle qu’aima Lamartine et qu’il chanta sous le nom d’Elvire.

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