LA FRANCE PITTORESQUE
Réforme en profondeur de l’orthographe :
mesure démagogique et dangereuse ?
(D’après « La Semaine des familles », paru en 1888)
Publié le lundi 28 mars 2022, par Redaction
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À la fin du XIXe siècle, La Semaine des familles, tançant les velléités d’une obscure « assemblée » de réforme orthographique à marche forcée faisant « apel a tous les amis du progrès et de l’instrucsion, aus admirateurs de notre langue et de notre litérature », estime que la simplification, quasiment assurée d’emporter l’adhésion populaire, est démagogique et dangereuse
 

On ne dira pas au moins que les membres composant la société de réforme orthographique n’ont pas le courage de leur opinion, puisque dans le bulletin qu’ils publient ils appliquent déjà les principes dont ils sont les promoteurs.

Ainsi, pour que les lecteurs aient un exemple de l’ortografe nouvelle, voici une phrasé copiée textuellement : « Nous fezons apel a tous les amis du progrès et de l’instrucsion, aus admirateurs de notre langue et de notre litérature, aux fllologues, aus parans, aux maîtres, aus vrais patriotes. Puisse notre apel être antandu ! »

Extrait du Dictionnaire de l'Académie française
Extrait du Dictionnaire de l’Académie française

Décidément, il faut en prendre notre parti, explique le chroniqueur : en politique comme en grammaire c’est le même programme : dissolution et revision. Oui, s’écrient les boulangistes de l’orthographe, dissolution de ces règles arbitraires, épineuses, de ce code du pédantisme graphique qui a mis à la torture tant de générations innocentes, et revision, on ne dit pas par quelle assemblée, mais révision démocratique de tous les mots français, de sorte que chacun d’eux s’écrive désormais comme il se prononce.

C’est le principe dé la simplificasion. L’assemblée constituante, chargée de la refonte de l’orthographe, sera-t elle nommée par le suffrage universel ? Du moins ce que je propose, c’est que les électeurs apportent un diplôme attestant qu’ils ne savent pas l’orthographe.

On comprend la raison de cet amendement. Un citoyen qui sait l’orthographe aura quelque peine à se dépouiller de cet avantage, explique encore notre chroniqueur qui ajoute, pragmatique : il lui sera pénible de penser qu’il a donné les plus belles années de sa vie à pénétrer les mystères des quelque et des quel que, à se tirer sans accroc de la bagarre des participes passés, et qu’il lui faut humblement accepter l’égalité avec sa cuisinière qui ce matin a écrit sur son livre de compte : vin soud pin edlé (vingt sous de pain et de lait).

Bref, il aura, des préjugés et il sera capable de nommer des députés revisionnistes qui seront tout au moins timides et conciliants. Vous devinez la conséquence ! lance le journaliste. Encore une revision à reviser. L’effet serait déplorable, outre qu’il pourrait y avoir, dans le même temps, d’autres révisions qui ne seraient pas plus chanceuses.

Et pourtant, croyez-le bien, mon cher lecteur, je ne suis pas plus que vous, en fait d’orthographe, d’une orthodoxie intolérante et vétilleuse. L’orthographe, en définitive, n’est que le costume du mot : c’est le mot qui est l’essentiel, car le mot représente l’idée. Ce qui a amené, j’imagine, cette croisade contre l’orthographe moderne, c’est l’importance vraiment exagérée qu’on a donnée, dans les programmes et les examens, à une science après tout secondaire, qui est un moyen et ne doit pas être un but.

Il semble au contraire que cette science soit une des quatre fins de l’homme et qu’il y aura, pour entrer au paradis, une composition d’orthographe avec toutes sortes de malices, de pièges et de chausse-trappes : des compotes de poires avec un s parce que les poires ont le bonheur de conserver leur forme, et des gelées de pomme sans s, parce que la pomme a le malheur de perdre son honorable personnalité. Cette tyrannie a soulevé des révoltes qui ont eu pour complices toutes nos rancunes d’enfance et même de jeunesse.

Je suis bien loin encore de justifier toutes sortes de contradictions et d’irrégularités cacographiques. Pourquoi suffit-il d’un p pour attraper un rhume et pourquoi en faut-il deux pour tomber dans une trappe ? Pour écrire vingt qui vient de viginti on a dû faire sauter le g de viginti par dessus l’n ; pourquoi alors ne pas prier le g de triginta d’opérer le même saut de mouton, ce qui ferait écrire trengte au lieu de trente ?

Tome second de la sixième édition du Dictionnaire de l'Académie française (1835)
Tome second de la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française (1835)

La similitude graphique, je le reconnais encore, peut amener de singuliers quiproquos : témoin un tisserand accusé de négliger sa famille, qui reçut une lettre se terminant ainsi : « Oui, vous avez grand tort de sacrifier vos fils à vos fils. » A quoi il répondit immédiatement : « Je vous certifie que c’est tout le contraire et que je n’hésiterais pas à sacrifier tous mes fils pour l’un de mes fils. »

Dangeau, au XVIIe siècle, raconte d’une dame étrangère, qu’elle s’écria un jour, en bonne compagnie : « Oh ! que ces empereurs romains étaient cruels ! Ils faisaient prendre des paysans et leur faisaient arracher la langue pour s’en nourrir ! » Ce mets, qui d’ailleurs doit être exécrable, étonna beaucoup l’assemblée, rapporte notre malicieux chroniqueur. De vrai, elle avait lu que l’empereur Héliogabale mangeait des pâtés de langues de phaisans, et comme elle s’imaginait qu’un p se prononce toujours p, elle avait lu des « langues de paysans », au lieu de « langues de faisans ».

Ce qui prouve, entre parenthèses, que l’orthographe n’est pas immobile, puisque faisans ne s’écrit plus phaisans, et il en est ainsi de beaucoup d’autres mots. Cette réforme, en définitive, se poursuit. L’Académie française, dans ces derniers temps, n’a-t-elle pas fait un salutaire abattage d’h encombrants qui ne sont guère à regretter ?

On peut s’en remettre, il me semble, à son goût et à sa prudence. Sans doute l’Académie est personne sage, discrète, qui n’a pas l’habitude de prendre le mors aux dents, et si elle procède pour la révision de l’orthographe comme elle le fait pour le dictionnaire historique, il y aura encore de beaux jours pour les casuistes de la grammaire française :

Depuis six mois dessus l’F on travaille,
Et le Destin m’aurait fort obligé
S’il m’avait dit : Tu vivras jusqu’au G.

Cette dernière pique de l’auteur de ce récit prend toute sa justification lorsqu’on sait que le Dictionnaire de l’Académie vit le jour en 1694, les éditions suivantes paraissant en 1718, 1740, 1762, 1798, 1835, 1878 et 1935. La neuvième édition est, depuis, en cours d’élaboration, deux tomes étant disponibles fin 2011 : Tome 1 (A-Enz) et Tome 2 (Éoc-Map).

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