LA FRANCE PITTORESQUE
Aérostation (Aspects héroï-comiques de l’) :
caricatures et sarcasmes
(D’après « Les ballons et les voyages aériens », paru en 1891)
Publié le lundi 25 mars 2024, par LA RÉDACTION
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Ce n’est pas en France qu’une découverte comme celle des ballons pouvait passer sans être travestie et sans offrir quelque côté comique pour l’amusement général des badauds. On trouve ainsi un grand nombre de gravures publiées à l’occasion des voyages aériens, beaucoup de sottises qui ne méritent pas qu’on en garde le souvenir, mais parfois il s’y mêle un peu de naïveté ou d’esprit.
 

Le premier voyage aérostatique fut chanté sur plusieurs airs, particulièrement sur celui du Curé de Dôle ; une chanson, gravée au bas d’une estampe, commençait ainsi :

Écoute, ma mie
Dans les Tuileries
On a vu Charles et Robert
S’allant promener en l’air.
Ça faisait envie.

Une caricature représente, sous le titre du Volomaniste, un jeune homme qui glisse sur des patins. Deux petits ballons attachés à sa cravate facilitent sa course. Il porte à la main un médaillon où l’on peut lire ces mots : J’ai fait parler de moi. Sur son dos est suspendu un livre qu’un rat dévore et qui a pour titre : Volcans éteints. D’après ce détail, on suppose que la satire était dirigée contre Faujas de Saint-Fond, jeune géologue ami et protégé de Buffon, et auteur de Recherches sur les volcans éteints du Vivarais et du Velay. Faujas, admirateur ardent des frères Montgolfier, avait provoqué, pour renouveler leur expérience, une souscription nationale ; on se faisait inscrire au café du Caveau (devenu café de la Rotonde), au Palais-Royal. C’est probablement à quoi fait allusion la caricature en montrant au fond, sous des nuages, un caveau où sont un verre et une bouteille, et qui porte pour inscription : Temple du goût.

Le Volomaniste. Caricature du XVIIIe siècle

Le Volomaniste. Caricature du XVIIIe siècle

Sur une autre estampe, inspirée par le manque de réussite de certains amateurs inexpérimentés qui, après avoir organisé une souscription publique, ne parvenaient pas à gonfler leur malencontreux appareil, on indique un « moyen infaillible d’enlever les ballons ». Ce moyen infaillible consiste en poulies et en cordes !...

Dans le même temps que la caricature versait son ironie plus ou moins spirituelle sur les efforts des partisans de la nouvelle idée, on voyait des pamphlets contre les véritables travailleurs infester l’étalage des libraires. Certains déclarent la découverte des ballons immorale, et cela pour plusieurs raisons : 1° parce que le bon Dieu n’ayant pas donné d’ailes à l’homme, il est impie de prétendre mieux faire que lui et d’empiéter sur ses droits (la même raison anathématisait le commerce maritime international) ; 2° parce que l’honneur et la vertu sont en danger permanent s’il est permis à des aérostats de descendre à toute heure de la nuit dans les jardins et vers les fenêtres ; 3° parce que, si le chemin de l’air est ouvert à tout le monde, il n’y a plus de propriétés fermées ni de frontières aux nations, etc.

Citons notamment comme type de ce genre de pamphlets une « Lettre à M. le président de ..., sur le globe aérostatique, etc. » (Londres, 1783), à laquelle on peut adjoindre, comme pendant, un Essai critique sur le gaz hydrogène, par Charles Nodier et Amédée Pichot (Paris, 1823). Cet essai est riche des plus curieux arguments.

Il est juste d’avouer que parfois le public fut singulièrement dupé par de prétendus aéronautes, qui n’avaient d’autre but que de faire une riche collecte. Le résultat de ces mauvaises plaisanteries fut qu’en d’autres circonstances des hommes honorables payèrent pour des fripons. Et lorsqu’une ascension sérieuse, mais retardée par des circonstances indépendantes de la volonté des aéronautes, ne réussissait pas, le bon public se montrait généralement fort mal disposé envers l’homme le plus humble et le plus excellent.

Parmi les spectacles manqués dont la burlesque renommée fut la plus éclatante, il faut signaler la fameuse ascension des abbés Miolan et Janninet au Luxembourg, le 11 juillet 1784. Construite à grands frais à l’Observatoire, cette immense machine devait s’envoler au delà des nuages, et une souscription générale avait rassemblé au Luxembourg une foule considérable ayant chèrement payé sa place.

On commença de gonfler le ballon vers midi, car la matinée avait été consacrée à le transporter de l’Observatoire au parterre du Luxembourg. Un soleil ardent chauffait les milliers de têtes en expectation, — et l’on sait quelle chaleur tombe sur ce parterre au mois de juillet ! Le thermomètre marquait 28 degrés, et, en multipliant ce nombre par celui des spectateurs, les mauvais plaisants trouvaient un chiffre naturellement colossal. De dix heures du matin à quatre heures du soir, on subit passivement cette rosée tropicale. L’espérance soutient si tendrement les cœurs ! et l’ascension devait être si imposante ! on ne perdrait rien pour attendre.

Mais, à cinq heures du soir, la lourde machine était encore étendue, inerte, à fleur de sol. Nous n’essayerons pas de retracer le spectacle qui se développa insensiblement à mesure que l’impatience augmentait. Le ricanement de la dérision se fit entendre à toutes les oreilles. Un murmure colossal s’éleva, dégénérant bientôt en rumeur. Exaltée, frénétique, la populace se précipita soudain, comme un flot grossissant, sur l’enceinte, qu’elle brisa ; puis, s’élançant sur la galerie, les instruments, les appareils, elle les foula aux pieds et les mit en pièces. Elle se précipita sur le ballon, et, dans le désordre causé par une telle alerte, le feu se mit soudain à l’enveloppe. Ce fut alors une panique générale. Loin de fuir l’incendie, chacun voulut saisir un peu de l’aérostat pour en garder une relique. Les deux abbés s’esquivèrent comme ils purent, à la faveur du tumulte et à l’abri de quelques amis puissants qu’il leur restait.

La Minerve, vaisseau aérien destiné aux découvertes, par le professeur Robertson

La Minerve, vaisseau aérien destiné aux découvertes, par le professeur Robertson

C’est alors qu’on vit pleuvoir de toutes parts les quolibets et les caricatures. L’abbé Miolan fut désormais représenté en chat orné d’un rabat. Janninet fut métamorphosé en âne. Sur une estampe, on voit une « Réception à l’Académie de Montmartre » : le chat Miolan et l’âne Janninet arrivent en triomphe sur leur fameux ballon, et sont reçus à la colline des Moulins-à-Vent par une assemblée solennelle de dindons et d’oies en différentes postures. Sur une autre estampe, on voit une montagne accoucher d’une souris. Un grand dessin, à l’aspect plus sérieux, représente une vue de « l’Élévation du ballon », faite par un détachement de gardes suisses : hauteur exacte, 27 pieds 11 pouces 5 lignes, mesurés à l’aide d’une perche. Mille épigrammes ornent la marge de ces estampes. Exemple, celle-ci : « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées ».

Parmi les chansons qui coururent alors les rues de Paris, nous rappellerons celle sur l’air : Où allez-vous, monsieur l’abbé ? intitulée : « L’abbé Miaulant et M. Jean Minet ; ils font ce qu’ils peuvent » :

C’est au Luxembourg aujourd’hui
Que tout Paris s’est réuni
Pour voir l’expérience.
Eh bien ?

Et la seconde, sur l’air : « Les capucins sont des gueux » :

Je me souviendrai toujours
Du globe du Luxembourg.
Que de monde il y avait,
Monsieur Jeanninet !

Quelquefois on faisait l’éloge du roi dans ces chansons, témoin le dernier couplet de celle-ci :

Que notre siècle est florissant !
Vive la physique !
Cela n’est pas bien étonnant :
C’est l’effet du mouvement
De la mécanique D’un roi bienfaisant.

On trouva dans les lettres qui composent ces mots : l’abbé Miolan, l’anagramme : Ballon abîmé. On juge si ce mot fit fureur.

Ce qui donna le plus riche aliment à la caricature, c’est l’exaltation de certains projets qui se présentaient d’eux-mêmes à la parodie. Tel fut celui de « la Minerve, vaisseau aérien destiné aux découvertes et proposé à toutes les académies de l’Europe, par Robertson, physicien » (Vienne, 1804, de l’imprimerie de S.-V. Degen. Réimprimé à Paris en 1820.) Ce magnifique projet est dédié à Volta. Voici l’exposé de ce ballon voyageur :

« La machine aérostatique appelée la Minerve, que propose le professeur Robertson, aura 150 pieds de diamètre, et sera capable d’élever 72 954 kilogrammes, équivalant à 149 037 livres de France. Les précautions et les soins qu’on prendra pour l’exécution de cette immense machine en assureront la solidité et son imperméabilité ; elle pourra comporter toutes les choses nécessaires à la sûreté, à la commodité et à l’entretien de 60 personnes instruites, choisies par les Académies, et qui s’embarqueront pour plusieurs mois, afin de s’élever à toutes les hauteurs, de parcourir tous les climats, et dans toutes les saisons, faire des observations sur la physique, la météorologie et l’astronomie, etc.

« Cet aérostat, en pénétrant dans des déserts, visitant sans fatigue des montagnes inaccessibles aux moyens ordinaires de voyage, et franchissant les lieux où l’homme n’a jamais pu pénétrer, servirait à des découvertes géographiques ; et lorsque, sous la ligne, la chaleur du soleil rendrait le voisinage de la terre insupportable, nos voyageurs aériens s’élèveraient dans une région où l’air est frais et d’une température presque toujours égale : ou bien, lorsque leurs observations, leurs besoins ou leurs plaisirs l’exigeraient, ils pourraient voyager à une faible distance de la terre et planer à 15 toises, de manière à tout voir, à dessiner, dresser des plans, se faire entendre et pouvoir même arrêter la marche de l’aérostat en jetant l’ancre. Il serait peut-être possible, en profitant des vents alizés, de faire le tour du globe. L’expérience apprendra peut-être un jour aux hommes étonnés qu’une navigation aérienne présente moins d’inconvénients, moins d’écueils que celle de l’Océan. L’immensité des mers semble seule présenter des dangers insurmontables ; mais quel espace immense ne peut-on pas franchir, en six mois, avec une machine aérostatique, pourvue de tout ce qui est nécessaire à la vie et à la sûreté des aéronautes ».

La machine de Pétin (1850)

La machine de Pétin (1850)

Ce ballon est à coup sûr le plus merveilleux qu’on ait jamais imaginé : toute une ville, forts, remparts, canons, boulevards, galeries. On comprend que de curieuses parodies en aient été faites. Nous pouvons lire sur l’une des estampes : « Projet d’une nouvelle messagerie. Les entrepreneurs, jaloux d’acquérir à leur voiture une préférence marquée sur toutes celles en usage, se proposent de lui faire prendre la route de l’air, seul et infaillible moyen d’éviter les cahots et les ornières. Le dernier terme de la course sera la Chine ou le Kamtschatka. Son premier départ est irrévocablement fixé au 10 de mai de l’an prochain 2340. Le bureau est à Paris, place des Victoires. Salle de bal, concerts, sérénades au-dessus des villes qui auront souscrit. Messe à cinq heures du matin et spectacle à six heures du soir. La punition des réfractaires sera pour la première fois d’être jetés par-dessus le bord ».

Le but de la Minerve, à part les plaisanteries, ne manquait pas d’une certaine grandeur. Osera-t-on croire que d’autres projets dépassaient encore cette audace ? L’un des plus curieux, et qui mérite de couronner ce chapitre, est sans contredit celui d’un commentateur de la machine de Pétin, en 1851, qui, connaissant fort bien les lois de l’astronomie, imaginait un moyen très simple de voyager en Russie, en Amérique, etc. : celui de se tenir immobile. Ce n’était pas un paradoxe. En effet, la terre tournant d’occident en orient et parcourant (dans ce mouvement de rotation) 9000 lieues en vingt-quatre heures, le voyageur qui désire aller en Chine n’a plus besoin de suivre les errements ordinaires, qui consistent à faire marcher un véhicule dans la direction du pays qu’on veut atteindre. Il s’agit simplement de s’élever assez haut pour dépasser la sphère d’attraction de la terre, mettre son navire en panne et attendre que la contrée où l’on veut descendre passe au-dessous de soi !

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