LA FRANCE PITTORESQUE
Soulèvement des habitants de Nemours contre une fête imposée par le pouvoir
(D’après « Annales de la Société historique et archéologique du Gâtinais », paru en 1891)
Publié le dimanche 10 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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En 1691, le maire de Nemours se heurte au cruel manque d’enthousiasme des habitants, lorsqu’il veut organiser, comme dans plusieurs communes de France, une fête en l’honneur du succès remporté par Louis XIV contre le roi d’Angleterre. Plus intimes que ceux relatant les « Te Deum », feux de joie et réjouissances de commande, certains documents témoignent de l’état vrai des esprits de la classe moyenne, du mécontentement face aux sommes englouties dans la guerre, bien éloigné de la liesse de façade vantée par la complaisante « Gazette de France »...
 

L’année 1691 fut émaillée d’événements militaires heureux pour la France qui marquèrent la lutte engagée entre Louis XIV d’un côté et Guillaume III d’Orange (roi d’Angleterre) et ses alliés de l’autre. Au nord et au midi, dans les Pays-Bas et vers les Alpes-Maritimes, une série de succès vinrent récompenser la valeur de nos soldats et l’habileté de leurs chefs : Luxembourg et Catinat. A quelques jours de distance, Nice ouvrait pour la première fois ses portes aux Français, et Mons assiégée par le grand roi en personne, avec Luxembourg pour second, capitulait après une vaillante résistance, presque sous les yeux de Guillaume impuissant à la secourir.

Cette dernière conquête, très sérieuse d’ailleurs et qui assura le sort de la campagne, fut célébrée d’autant plus pompeusement que l’on en pouvait faire remonter l’honneur au roi lui-même. Les salons, après la Cour, s’en emparèrent, et les poètes des dames y puisèrent des inspirations. Une demoiselle, plus jolie sans doute que savante, demandait à l’un d’eux - on ne nous a pas conservé son nom - ce que c’était que cette Mons dont on parlait tant. « Mons, lui répondit-il galamment : Mons était une pucelle Que l’Hespagne gardoit avec beaucoup de soin, Louis en eut besoin. La belle se rendit. Vous auriez fait comme elle ».

Malheureusement les petits vers n’empêchaient pas cette gloire militaire de voiler, sans la cacher complètement, une misère profonde. Autant les généraux se montraient supérieurs, autant le successeur de Colbert et de Le Pelletier, autant le présomptueux Pontchartrain accumulait expédients sur expédients pour arracher au peuple les sommes énormes englouties dans la guerre et les dilapidations de toutes sortes. D’un trait de plume il haussait de plus de 10 pour cent la valeur nominale des monnaies, jetant ainsi le trouble et le soupçon dans les transactions ; il créait à jet continu des offices qu’il vendait et dont le public devait plus tard payer le salaire : il frappait par exemple d’un droit fort lourd les baptêmes, les mariages et jusqu’aux sépultures, par l’institution de greffiers ad hoc ; en même temps il bouleversait l’organisation des corps de métiers pour en tirer des produits nouveaux ; il laissait comptables et receveurs saigner à blanc - à leur profit - le malheureux contribuable ; enfin, partout il semait le mécontentement et semblait préparer les années d’affreuse misère que la France allait avoir à traverser.

Vue de Nemours en 1620

Vue de Nemours en 1620

Aussi ne faut-il pas espérer connaître l’état vrai des esprits dans la classe moyenne à l’aide de récits officiels des Te Deum, des feux de joie et des réjouissances de commande qu’enregistre complaisamment la peu libre Gazette de France. Il faut le demander à des documents plus intimes, à des témoins plus francs. A ce titre un procès-verbal original touche la jolie ville de Nemours. Nice s’était rendue le 5 avril ; Mons avait capitulé le 8 : dès le 11 à Versailles, le 25 seulement à Notre-Dame, le Te Deum avait été chanté.

Le soir du 25, un grand feu d’artifice avait été tiré devant l’Hôtel de Ville de Paris, et il y avait eu des feux par toutes les rues avec des « réjouissances extraordinaires », racontait l’unique journal du temps.

A Nemours on s’était encore moins pressé qu’à Paris : la prise de Nice n’avait été fêtée que le 6 mai ; celle de Mons devait l’être le 13, « en conformité des ordres de Monseigneur le duc d’Estrées, gouverneur de l’Ile-de-France ». Le jeudi 10 mai, Dupaïs, maire et premier échevin, avait fait battre le tambour dans toute la ville et les faubourgs d’icelle, afin d’avertir tous les habitants de se tenir prêts à prendre, ledit jour de dimanche 13, les armes pour le Te Deum et les feux de joie. De plus, comme on n’avait qu’une confiance assez limitée dans l’empressement à obéir de cette primitive garde nationale, comme on avait constaté peu d’enthousiasme le dimanche précédent et à des réunions antérieures, comme enfin quelques mauvaises têtes avaient tenu à ce sujet des propos séditieux, le maire « avait prié » - on n’est pas plus courtois - « tous ceux des habitans faisant fonction de capitaines, de tenir soigneusement la main à empescher qu’aucun s’en dispensast sans cause légitime ».

Le dimanche, dès le matin, on battit la générale, et, sur le midi, l’assemblée. Jusqu’à deux heures les capitaines attendirent patiemment venir leurs soldats... A deux heures... personne... ou à peu près. Ils s’en allèrent se plaindre au maire et aux échevins, les priant d’ « interposer l’authorité de leurs charges »- les échevins et le maire étaient encore élus par leurs concitoyens - « pour soumettre les récalcitrants à leur devoir ». Obtempérant à cette réquisition, voilà nos édiles qui se mettent en mouvement, et, pour rendre leur intervention plus imposante, ils se font précéder de leurs gardes de ville, et suivre de deux mousquetaires de chaque compagnie ; ce qui prouve qu’on en avait tout de même réuni deux au moins par compagnie.

Château de Nemours Château de Nemours

Château de Nemours

Ils se transportent d’abord au faubourg du Petit-Pont, chez les nommés Louis Patouille, Boulet et Nicolas Buisson. Ces trois mauvais soldats habitaient la même maison : à l’arrivée du cortège, ils s’enferment chez eux et refusent d’ouvrir. Ordre est donné de forcer la porte et d’enlever quelques meubles : les meubles dans la rue et la foule assemblée comme on l’imagine, on bat trois fois le tambour et l’on procède à la vente. Cela fit cent sous que le maire ordonna sur-le-champ être consommés (sic) par les soldats de la compagnie des trois réfractaires. Le moyen pour être inattendu n’en était pas moins bon, puisque le procès-verbal constate le plus sérieusement du monde que cela « auroit engagé les autres moins rebelles de se rendre dans le momant au drappeau ». Ce serait une bien mauvaise pensée que de croire que la consommation promise des cent sols y fût pour quelque chose. Revenus dans la ville, les magistrats informés que leur expédition au faubourg a laissé indifférents ceux de la ville propre, s’en vont, toujours dans le même appareil, chez Jean Lamothe, et la même scène se reproduit ; un apothicaire n’est pas plus épargné, aussi la somme à consommer grossit-elle à vue d’œil. Il est vrai d’ajouter que ces exemples répétés font réfléchir plus d’un mutin, et que les compagnies « se remplissent en un momant », entendons par là celles du quartier où opère le digne Dupaïs ; pour les autres la situation n’est guère meilleure.

Près des bords du Loing s’étend une esplanade bien connue des danseurs d’autrefois ; des bals en plein air s’y tenaient le jour de la Saint-Jean. Le 13 mai 1691 les Buttes, pour appeler cette esplanade par.son nom, étaient occupées militairement : elles avaient été choisies comme lieu de rendez-vous de la milice bourgeoise, et les infortunés capitaines y dirigeaient leurs hommes au fur et à mesure qu’ils les pouvaient réunir : ce qui n’était pas une mince besogne. Même après les preuves d’énergie données par les autorités, la compagnie du faubourg du Grand-Pont en comptait tout au plus dix-huit ou vingt sous les armes. Le maire n’hésite pas : précédé et suivi comme dessus, il se dirige vers ledit faubourg. A sa vue quelques soldats encore rejoignent leur drapeau ; un dernier coup de force pourra seul avoir raison des autres. Le plus coupable est un certain Jean Delon qui, dimanche déjà, non seulement ne répondit pas à l’appel, mais encore empêcha « quantité de personnes de prendre les armes non plus que luy ».

Eglise de Nemours

Eglise de Nemours

Dupaïs « juge à propos de le proposer pour exemple », suivant l’expression assez singulière du procès-verbal. Il s’approche du réfractaire qui « se pourmène dans la rue », et lui enjoint de se rendre à son poste ; mais Delon continue de se pourmener et, narguant l’autorité, attend en ricanant que l’on force sa porte. Après de longs pourparlers qui témoignent à la fois de la mansuétude du maire, et de bien de la résistance de la part de l’insoumis, il se décide pourtant à l’ouvrir lui-même : on saisit un pot d’étain et deux méchantes couvertures de laine, l’une blanche et l’autre rouge. Trois roulements de tambour, et les couvertures et le pot d’étain sont adjugés six livres, toujours à consommer par les soldats de la compagnie. Le dernier mot enfin reste au pouvoir, et ladite compagnie s’accrut de plus de cent hommes en une demi-heure... mais n’admirez-vous pas la spontanéité de cette manifestation publique ?

Le procès-verbal ne nous dit pas l’heure qu’il pouvait bien être après tous ces incidents : il devait certainement se faire tard et Monsieur le maire se ressouvint à propos que le prieur-curé de Saint-Jean-Baptiste devait se morfondre à l’attendre pour entonner le psaume d’actions de grâces. Hélas ! Une nouvelle déception aussi attendait là l’honorable magistrat. Il entre dans l’église avec ses échevins, se place à la suite de messieurs les officiers du bailliage... et constate qu’aucun cierge n’est allumé dans le chœur, qu’aucune lampe n’y brûle, qu’enfin aucun préparatif n’a été fait. Le prieur arrive, se met à genoux sous le crucifix à l’entrée du chœur, commence le Te Deum, le continue en faisant autour de l’église une procession « où personne ne l’accompagne », et l’achève à l’endroit où il l’a commencé.

C’est froid et morne. Et comment voulez-vous qu’il en soit autrement quand l’argenterie de l’église vient d’être portée à la monnaie, quand on vient de frapper d’une taxe de quatre millions les bois du clergé et de demander au même clergé un don de neuf millions et demi qui, pour lui, n’a de gratuit que le nom ? Mais le feu de joie ? C’est juste. Le maire a hâte de voir s’achever cette journée... de fête ; peut-être aussi de clore son procès-verbal. En deux lignes il nous apprend que, sorti de l’église, il alluma le feu, fit tirer le canon et faire les décharges de mousqueterie. Dont acte. Remarquons qu’il dit tout simplement : le feu ; il n’a pas le courage d’ajouter : de joie. C’est qu’il est édifié comme nous sur les sentiments vrais de ses administrés, et qu’il sait n’avoir plus guère à compter, pour animer un peu la soirée, que sur l’effet des consommations dont les rebelles ont fait les frais.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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