LA FRANCE PITTORESQUE
Histoire au Moyen Age :
quels chroniqueurs nous ont
laissé des récits historiques ?
(D’après « Histoire de la littérature française depuis les origines jusqu’à
la fin du XVIe siècle » (par Emile Faguet, 11e édition), paru en 1905)
Publié le samedi 30 juillet 2016, par Redaction
Imprimer cet article
L’histoire au Moyen Age fut d’abord toute légendaire. C’est une chanson de geste en prose. Cependant, parmi l’ombre des cloîtres ou des maisons épiscopales, sinon l’histoire elle-même, du moins les matériaux de l’histoire s’élaboraient silencieusement, non sans diligence, et si l’on doit au seul Grégoire de Tours d’avoir composé un récit complet des premiers siècles de la monarchie française, les témoignages écrits se multiplient au XIIIe siècle, les moines prenant l’habitude de tenir avec soin des chroniques en latin
 

L’Histoire des Francs de Grégoire de Tours, en latin, va de 397 à 591 et est infiniment précieuse. Au VIIIe siècle, sous le nom de Frédégaire, nous avons une chronique latine qui prétend partir de la création du monde et qui va jusqu’en 768. Compilation des anciens écrivains ecclésiastiques, puis de Grégoire de Tours, elle devient très intéressante quand elle se rapproche du temps où écrivaient ses auteurs. Au IXe siècle, ce sont les annales d’Éginhard qui vont de 741 à 829. Au XIe siècle, c’est la chronique de Glaber qui va de 900 à 1046.

Histoire des Francs, de Grégoire de Tours

Histoire des Francs, de Grégoire de Tours

A partir de 1200, c’est une habitude monastique que de tenir avec soin des chroniques en latin qui sont comme à l’imitation des Annales du grand pontife à Rome. Il y a des travaux continus de cette sorte chez les moines de Saint-Benoît-sur-Loire, de Saint-Remi, de Reims, de Saint-Victor, de Saint-Germain des Prés. Au XIIIe siècle enfin commencent les Grandes chroniques de France ou Grandes chroniques de Saint-Denis. C’étaient les moines de Saint-Denis qui réunissaient tout ce qu’ils pouvaient trouver des chroniques latines écrites jusqu’alors, les traduisaient en français et en faisaient un immense recueil. Une édition nouvelle en fut procurée sous Philippe le Bel avec le titre de Grandes chroniques de France selon qu’elles sont conservées en l’abbaye de Saint-Denis.

Sous Charles V, une nouvelle édition, poussée jusqu’au règne de ce roi, parut, sous le titre de Grandes chroniques de France. C’est l’édition la plus autorisée comme la plus complète, que nous consultons encore, « l’édition sacramentelle, » comme disait Paulin Paris. Les continuateurs de ce grand travail furent des séculiers, jusqu’au règne de Louis&nbsp ;XI, époque où l’œuvre s’arrête. En dehors des travaux monastiques, on voit, au XIIe siècle, Baudoin&nbsp ;IX, comte de Flandre, plus tard roi de Constantinople et empereur d’Orient, faire rédiger pour son usage une histoire universelle.

Mais le premier de nos véritables historiens, tant pour son goût de l’exactitude que parce qu’il est un écrivain, est le sire Geoffroi de Villehardouin. Il était né Villehardouin près de Troyes, vers 1155. Il était sénéchal de Champagne sous le comte Thibaut&nbsp ;V, lorsque s’organisa la quatrième croisade, et ce fut lui qui négocia à Venise le transport des croisés par les vaisseaux vénitiens. Il prit une part brillante à toute l’expédition dont il fut un des principaux chefs et, après la fin des opérations, se retira en Romanie, dont il avait été nommé maréchal par l’empereur Baudoin. Plus tard, en 1206, quand Baudoin eut été battu par les Bulgares, Villehardouin sauva son armée de l’anéantissement. Il servit encore avec zèle Henri, frère et successeur de Baudoin, et mourut, probablement à Messinople, en Thessalonique, vers 1213.

Il écrivit une relation de la croisade à laquelle il prit part. Cet ouvrage nous est parvenu dans des conditions défectueuses. Le manuscrit qui est tenu pour le meilleur et qui fait autorité est celui de Venise et il est du XIVe siècle, c’est-à-dire postérieur de cent cinquante ans environ à la mort de l’auteur ; il est donc certainement très différent du texte original. On l’imprima pour la première fois au complet à la fin du XVIee siècle (1585), et du Cange, en 1657, en donna une traduction en français moderne. Du reste, Villehardouin se lit assez facilement, même sans apprentissage spécial, dans son vieux français. Il est sobre, clair et vif. On l’a souvent comparé au Xénophon de l’Anabase, non sans raison. Le voisinage de la chanson de geste se sent encore à ce que l’ouvrage est divisé en cinq cents chapitres qui sont à peu près de la longueur ordinaire des laisses épiques. « S’il n’a pas la gracieuse et piquante naïveté de Joinville, dit Daunou, il attache ses lecteurs par la simplicité, la franchise et le cours naturel du récit. » Il a des qualités d’observateur, et sans jamais aucune dissertation et « vue générale », beauté que nous n’avons pas à redouter de la part d’un historien du XIIe siècle, il a des réflexions rapides au cours du récit, qui révèlent le moraliste, ou plutôt le connaisseur en hommes. Il ne manque même pas de pittoresque, comme on en peut juger par cette relation du serment d’alliance entre les Vénitiens et les barons (texte de du Cange) :

« Alors il assembla tout le peuple de Venise, un jour de dimanche, qui était une très grande fête de saint Marc, et y furent la plupart des barons du pays et de nos pèlerins. Avant que l’on commençât à chanter la grand messe le duc de Venise monta au lutrin pour parler au peuple et leur dit : « Seigneurs, il est certain que nous sommes unis pour la plus grande chose qui soit et ce qu’il y a de plus haut dans le monde parmi ce qui est en vie aujourd’hui dans la Chrétienté. Et je suis un « vieil homme et faible de corps et infirme, partant j’aurai dorénavant besoin de me reposer ; mais je ne vois pour le moment aucun homme parmi nous qui plus que moi sût vous conduire ou guerroyer. Si vous vouliez octroyer que mon fils demeurât dans le pays en ma place pour le garder et gouverner, je prendrais maintenant la Croix et irais avec vous vivre ou mourir selon ce que Dieu m’aura destiné. »

et comme on peut en juger encore par la description de Constantinople vue de loin par les croisés qui s’approchent d’elle :

« ...Alors ils quittèrent le port d’Abydos. De ce moment, vous auriez pu voir le canal Saint-Georges tout fleuri de nefs, de vaisseaux, de galères, de bâtiments de transport. C’était plaisir et merveille d’en regarder la beauté. En telle manière ils coururent en remontant le canal, si bien que la veille de saint Jean-Baptiste, en juin, ils vinrent à Saint-Étienne, une abbaye, qui était à trois lieues de Constantinople. Et lors ils virent tout à plan Constantinople. Ceux qui jamais encore ne l’avaient vu ne pensaient point que si riche cité il pût y avoir en tout le monde.

Grandes chroniques de France : Songe de Dagobert

Grandes chroniques de France : Songe de Dagobert

« Quand ils virent ces hauts murs et ces riches tours dont elle était close, et ces riches palais et ces hautes églises dont il y avait tant que personne ne l’eût pu croire s’il ne l’eût vu proprement à l’œil, et quand ils virent le long et le large de la ville, qui de toutes les autres était souveraine, sachez qu’il n’y eut homme si hardi à qui la chair ne frémît par tout le corps et ce ne fut merveille s’ils s’en effrayèrent ; car jamais si grande affaire ne fut entreprise d’aucunes gens depuis que le monde fut créé. »

En somme, tel qu’il nous apparaît par le récit toujours intéressant et beau souvent qu’il nous a laissé, Villehardouin nous apparaît comme un homme d’âme haute et de grand bon sens, éloquent, avisé et brave, un peu l’Ulysse du XIIe siècle, et son ouvrage, quand il n’aurait pas d’autre mérite, et il en a d’autres, aurait toujours celui d’être le premier ouvrage original un peu étendu qui ait paru en prose française.

De 1200 à 1300, sans compter une centaine de chroniques en latin, on peut relever une cinquantaine de chroniques en vers ou en prose, rédigées en français. La plus remarquable est la Chronique de Reims (vers 1260), populaire d’esprit et de tendance, très nette et précise de style ; la Chronique d’Outre-Mer, qui va de 1100 à 1227 et qui copie Villehardouin pour ce qui est de la quatrième croisade. Avant Joinville même, il y a des histoires du roi saint Louis. Geoffroy de Beaulieu, par exemple, a fait en latin une sorte de recueil de bonnes paroles et bons exemples du saint roi. Guillaume de Nangis a écrit une Vie de saint Louis qui est entrée ensuite dans les Grandes chroniques de France.

Joinville a profité – il y fait allusion – de ces diverses biographies, très nombreuses en tout pays, surtout pour la dernière partie de son ouvrage qui n’a plus le caractère de mémoires personnels et de « choses vues ». Il était né en 1224 au château de Joinville-sur-Marne. Il fit partie de la croisade de 1248 (première de saint Louis) ; il refusa d’aller à celle de 1270 ; il rédigea ses Mémoires de 1298 à 1310 environ et mourut en 1319. Le plus ancien manuscrit que nous ayons de ces Mémoires est de la fin du XIVe siècle et évidemment très rajeuni quant au style. Il nous en faut contenter.

Ces Mémoires sont des Mémoires : la personnalité du narrateur, sans s’étaler d’une manière désobligeante, ne s’y cache point. Il y a des souvenirs personnels, de l’abandon, des digressions, de la prolixité ; mais beaucoup de sincérité, de naïveté aimable, d’abondance heureuse et quelque chose à la fois de sain et de fleuri dans le style ou plutôt dans la parole. Cet ouvrage est plein de bonne conscience et de bonne santé. Joinville l’a écrit moins avec son esprit qu’avec son caractère, qui était excellent. Curieux et ingénu il ouvre sur les choses les yeux où la prunelle innocente est en fleur » et il leur donne quelque chose de la fraîcheur qui est en lui. « On dirait, a dit d’une façon charmante Villemain, que les objets sont nés dans le monde le jour où il les a vus. » Qualité inestimable chez un peintre et un narrateur. C’est elle qui nous vaut le détail caractéristique et saillant et la physionomie et le geste, presque l’âme des choses.

C’est à elle que nous devons des pages comme celle-ci : « Au mois d’août nous entrâmes en nos nefs (vaisseaux) de Marseille, et le jour que nous y entrâmes, on fit ouvrir la porte de la nef et l’on mit dedans tous nos chevaux que nous devions mener outre-mer ; et puis on referma la porte et on la boucha bien, ainsi qu’on fait d’un tonneau, parce que quand on est en mer toute la porte est sous l’eau. Quand les chevaux furent dedans notre maître pilote cria à ses nautonniers qui étaient au bec (à l’avant) de la nef et leur dit : Tout est-il prêt ? Et ils répondirent : Oui, Sire, viennent avant les clercs et prêtres ! Dès qu’ils furent venus il leur cria  : Chantez de par Dieu ! Et ils chantèrent d’une seule voix : Veni Creator spiritus. Et il cria à ses nautoniers : Faites voile, de par Dieu ! et ainsi firent. Et en bref temps le vent donna dans la voile et nous ôta la vue de la terre, si bien que nous ne vîmes plus que le ciel et l’eau ; et chaque jour nous éloignait le vent des pays où nous étions nés. Et ces choses vous montrai-je parce que celui-là est bien fol et hardi qui s’ose mettre en tel péril avec le bien d’autrui sur la conscience ou en péché mortel ; car l’on s’endort le soir là où on ne sait si on ne se trouvera pas au fond de la mer. »

C’est grâce à cette ingénuité charmante qu’il a fait revivre au naturel la figure de saint Louis en mille anecdotes exquises, dont voici la plus célèbre et qui n’est pas la moins agréable : « Maintes fois advint qu’en été le roi allait s’asseoir au bois de Vincennes, après sa messe, et s’accotait à un chêne et nous faisait seoir autour de lui. Et tous ceux qui avaient affaire venaient lui parler, sans embarras d’huissier ni d’autres gens. Et lors il leur demandait de sa bouche : Y a-t-il quelqu’un qui ait partie ? (procès). Et ceux-là se levaient qui avaient partie et lors il disait : Taisez-vous tous, et on vous délivrera l’un après l’autre. Et lors il appelait Monseigneur Pierre de Fontaines et Monseigneur Geoffroy de Villette et disait à l’un d’eux : Délivrez-moi cette partie.

« Et quand il voyait quelque chose à amender dans le discours de ceux qui parlaient pour autrui, il le corrigeait lui-même de sa bouche. Je le vis aucunes fois en été, que, pour rendre justice à ses gens il venait au Jardin de Paris, vêtu d’une cotte de camelot, d’un surtout de tiretaine sans manches, avec un manteau de cental noir autour du col, très bien peigné et sans coiffe et un chapel de plume de paon blanc sur sa tête ; et il faisait étendre des tapis pour nous asseoir autour de lui. Et tout le monde qui avait affaire à lui se tenait à l’entour debout et lors il les faisait juger et renvoyer chacun en la manière que je vous ai dit auparavant du bois de Vincennes. »

Cet homme pieux, simple et tendre, sans la moindre coquetterie ou recherche, ne s’avisant peut-être même pas qu’il y eût un art littéraire, écrivant comme les vieillards causent, pour revivre, ne s’est certainement pas douté qu’il était un poète, et il l’a été plus que personne depuis l’invasion des barbares jusqu’en 1400.

Voyages de Marco Polo : Récolte du poivre

Voyages de Marco Polo : Récolte du poivre

Avec l’histoire, il faut s’occuper de l’érudition au Moyen Age et ces choses vont ou doivent aller de compagnie. Non seulement dans les Bibles, ou même quelquefois dans les Romans, comme on l’a vu pour le Roman de la Rose, mais encore dans des ouvrages en prose, on aimait au Moyen Age mettre dans un livre le résumé des connaissances du temps. L’Encyclopédie ne date pas du XVIIIe siècle.

C’en est une que le Trésor de Brunetto Latini. Né à Florence vers 1220, Brunetto Latini fut un philosophe, un historien, un poète, un économiste. Il fut professeur de Dante, qui fut son meilleur ouvrage. Proscrit en 1260 avec les Guelfes, il vint à Paris, y demeura vingt-quatre ans, et y écrivit le Trésor, en français, « parce que nous sommes en France et parce que la parleure des Français est plus délitable et plus commune à toutes gens », témoignage précieux, souvent cité, de l’universalité de la langue française au XIIIe siècle.

Ce livre, qui a quatre cent ou quatre cent vingt chapitres selon les éditions, se divise en trois parties. La première « de la naissance de toutes choses » est une histoire universelle depuis Adam jusqu’en 1266, avec astronomie, géographie, agriculture et économie rurale. La seconde est une morale. Ce n’est pas autre chose, ou de peu s’en faut, que l’Éthique à Nicomaque d’Aristote. La troisième est une politique, avec une rhétorique considérée comme instrument de la politique. Cette troisième partie, qui est la seule qu’il faille lire aujourd’hui, est de tout premier ordre. Il rentra dans sa patrie en 1285 et fut nommé secrétaire de la République. Il mourut en 1294, après avoir honoré deux patries, mais surtout la nôtre, ce qui prouve, comme, à notre tour, nous l’avons souvent éprouvé nous-mêmes, que les discordes civiles sont admirables pour enrichir les étrangers.

Il faut citer une sorte d’encyclopédie morale, la Somme des vertus et des vices, par le frère Lorens, dédiée à Philippe le Hardi en 1279. Surtout il ne faut pas oublier le Livre de Marco Polo, écrit en français. Marco Polo était un Vénitien, né en 1251. Sa vie fut un roman d’aventures. Il voyagea, poussa jusqu’aux Indes, plut au Grand Mongol, devint et resta pendant dix-sept ans son homme de confiance, soit comme ambassadeur, soit comme gouverneur de province, etc. Il revint dans sa patrie en 1295, fut prisonnier des Génois en 1296, au cours d’une guerre, et élargi en 1298. Très riche alors et menant une vie fastueuse, surnommé Marco Millioni, et habitant une maison qu’on appelait Corte dei Millioni (Palais des Millions), il fut membre du grand conseil de Venise, grand seigneur et bon citoyen. Il mourut en 1324. Il avait utilisé sa villégiature dans les prisons de Gênes à écrire ses voyages et tout ce qu’il avait vu.

Le succès de son livre fut immense. C’est lui qui a donné à Christophe Colomb l’idée de chercher les Indes par l’ouest. On ajoute, d’autre part, que Gutenberg, à Venise, avait vu, chez un certain Pamphilo Castaldi de Feltre, des bois à imprimer chinois que Castaldi tenait de Marco Polo. Marco Polo serait donc la cause initiale des deux plus grandes découvertes du monde moderne. Mais c’est trop de gloire pour un seul homme. Il doit y avoir exagération.

Mentionnons encore certains livres plus spéciaux qui sont comme des manuels scientifiques ou techniques. Tels sont les Bestiaires y sortes d’histoires naturelles, où sont décrits non seulement animaux, mais encore végétaux et minéraux (Bestiaire divin de Guillaume, Bestiaire d’amour de Richard de Fournival). On donnait plus particulièrement le nom de Lapidaires aux traités de minéralogie et de Volucraires aux traités d’ornithologie. C’est toute une littérature très intéressante, quoique trop mêlée de fantaisies et d’allégories. Les dessins qui accompagnent ces textes sont infiniment précieux pour l’histoire des mœurs et l’histoire de l’art.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE