LA FRANCE PITTORESQUE
Slogans électoraux : recette sans
plus d’emprise sur un public blasé
(D’après « Le Figaro » du 22 mai 1898)
Publié le dimanche 5 juin 2022, par Redaction
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Au matin du second tour des élections législatives de 1898, un chroniqueur du Figaro fait le triste constat de la dévalorisation, auprès des électeurs, des slogans utilisés par les candidats et des invectives auxquelles ils ont parfois recours pour discréditer leurs adversaires ; le lancinant « Électeurs, on vous trompe ! » brandi par l’ensemble des aspirants à la députation, suggérant en réalité à ceux dont on sollicite les suffrages l’idée qu’ils opteront soit pour un imbécile, soit pour une canaille...
 

J’avais laissé Paris sous les affiches du premier tour, et je l’ai retrouvé sous les affiches du ballottage, écrit notre chroniqueur. Cette tapisserie couvre encore, à l’heure qu’il est, la France entière. Par la fenêtre du compartiment, on voit, comme en un cinématographe, s’agiter, se mêler toutes les opinions, toutes les couleurs, formidable arc-en-ciel qui n’a pas l’air de présager le beau temps.

A chaque gare flamboie une affiche « Electeurs, on vous trompe !... » Vous vous penchez à la portière pour lire. Impossible ; le train vous emporte. Mais, à la gare suivante, quoique vous ayez changé de circonscription, et même de département, l’affiche reparaît encore : « Electeurs, on vous trompe !... » C’est ainsi qu’en partant de Marseille j’ai pu constater qu’on trompait les Marseillais, et qu’en arrivant à Paris, il m’a fallu reconnaître qu’on trompait aussi les Parisiens. Pas moyen de douter : c’est écrit dans tous les journaux et affiché sur tous les murs !

Promesses caricaturales de campagne électorale

Promesses caricaturales de campagne électorale

Et cependant, si l’on s’en rapporte aux polémiques courantes, il est bien difficile aux électeurs de s’y tromper : quoi qu’ils fassent, ils sont toujours sûrs de nommer un imbécile ou une canaille. Il n’y a guère que ces deux notes sur le piano électoral. Prenez le premier candidat venu : hier encore, il était, dans sa petite ville, un négociant, un avocat, un médecin estimé de chacun, que tout le monde saluait quand il passait.

L’idée lui est venue de se présenter à la députation. On lui a dit qu’il y pourrait rendre des services, que la considération dont il était entouré assurerait son succès. Il s’est laissé faire, il s’est décidé. Le pauvre homme ! En un clin d’œil, on lui a découvert toutes les tares, et, après huit jours de campagne de presse, il demeure acquis qu’il est le dernier des hommes. Si, d’aventure, il est trop notoirement honnête pour qu’on puisse décemment le traiter de crapule, on le traite d’idiot. C’est, de toutes les épithètes, la moins facile à contrôler.

Et toute la période électorale se résume en ce jeu de raquette. Vous avez, à peu près, pour six cents sièges disponibles, en chiffres ronds, plus de trois mille candidats. Partageons équitablement les proportions : il y en a mille, sur le nombre, qui ont été représentés comme des imbéciles, mille autres comme des canailles, et mille autres, enfin, à la fois comme des imbéciles et des canailles. Dans ce dernier lot on comprend, régulièrement, tous les députés sortants. Or, demain matin, c’est parmi ces trois mille candidats qu’auront été choisis les élus de la France, et tous ces gens que l’on a, jusqu’à hier soir, traînés dans la boue – je crois même que c’est à cette seule fin qu’il a plu si fort au mois de mai – tous ces gens deviendront « l’honorable député un tel » ; ils seront inviolables, ils auront droit à l’écharpe tricolore, ils formeront un des grands pouvoirs de l’Etat, ils représenteront le peuple souverain. Décidément, on a raison de faire disparaître les affiches dès le lendemain de l’élection.

Y. à-t-il encore, du reste, quelqu’un qui les prenne au sérieux ? Elles n’intéressent plus, je crois, que les marchands de papier et les marchand de colle. On est blasé sur les injures, édifié sur les épithètes, fixé sur la valeur des mots. Il n’y a plus rien d’imprévu, plus rien d’inédit dans cette littérature. La langue verte n’a plus de secrets pour personne ; les enfants l’apprennent en nourrice. Quand vous avez dit d’un homme qu’il est un misérable, un drôle ou un voleur, le formulaire est bien près d’être épuisé. S’il a du temps à perdre, il vous répond que vous en êtes un autre, et alors vous ne pouvez que vous répéter. Forcément la conversation finit par manquer d’intérêt. Il faudrait, pour galvaniser le genre, pour réhabiliter l’injure si complètement discréditée aujourd’hui, un talent extraordinaire, quelqu’un qui lançât des mots nouveaux, des épithètes inconnues. C’est difficile à trouver, très difficile !

J’ai parcouru, durant cette période électorale, bien des journaux des départements. Ils se ressemblaient tous, et qui en avait lu un seul les avait tous lus. Faut-il dire que les journaux de Paris n’ont pas été, non plus, très variés ? Cherchez bien, vous ne sortirez pas des deux catégories : imbécile ou canaille, c’est tout ce que la polémique, a pu donner. Sans doute, il y a bien eu quelques injures accessoires. Tel adversaire que l’on voulait épargner a été, simplement, traité de gâteux, et tel autre, que l’on voulait mettre en évidence, a été représenté comme un bandit.

Mais ce sont là, comme on dirait en botanique ou en zoologie, des subdivisions d’une même classe : d’imbécile à gâteux, il n’y a qu’un pas, et de bandit à canaille, le voisinage est immédiat. Des mots, des mots, des mots disait le bon Shakespeare. En de très rares endroits, on a pris la peine de s’y arrêter, et c’est le bout du monde s’il y a eu deux ou trois duels en ce joli mois de mai où toute une moitié du pays a traité l’autre de si belle façon !

Encore a-t-il fallu que les témoins eussent vraiment le diable au corps. Car il y a des définitions spéciales, des protocoles particuliers pour les polémiques électorales. Vous avez vu sans doute, comme modèle du genre, une certaine affaire d’honneur qui s’est passée, je crois bien, dans le Loir-et-Cher, et où l’un des candidats – quelque novice, apparemment – s’était trouvé offensé par l’épithète de « menteur » que lui avait décochée son adversaire. II y eut, pour si peu, envoi de témoins, et un procès-verbal des plus raisonnables dissipa ce léger nuage. Il fut entendu que « menteur » voulait dire un homme qui manque à son programme, et c’est bien ce que tout le monde avait compris. Voyez-vous qu’en période électorale on allât s’égorger parce qu’on s’est appelé menteur ! En vérité, la vie ne serait plus tenable !

Promesses caricaturales de campagne électorale

Promesses caricaturales de campagne électorale

D’autant plus qu’une bonne petite injure, si elle arrive au moment opportun, vous fait souvent plus de bien qu’un compliment, Une histoire typique, dans cet ordre d’idées, est celle qu’aimait à raconteur le bon et charmant Tony Révillon, et qui lui était advenue lors de sa mémorable élection contre Gambetta, sur les hauteurs de Belleville. Tony donnait un soir une réunion publique, au fin fond de Charonne, dans un bal de barrière très mal famé. Il faut aller partout quand on est candidat !

Il y avait là un public spécial où dominaient les casquettes de soie et les cravates rouges. L’excellent Révillon s’escrimait, depuis une heure, à dévider le programme radical et socialiste : révision de la Constitution, séparation de l’Eglise et de l’Etat, suppression du budget des cultes... En vain promettait-il tout cela, et la lune par-dessus le marché, la salle était houleuse et le public hostile. Il y avait de l’orage dans l’air, les interruptions, les apostrophes pleuvaient de toutes parts. Soudain, dans le tumulte, une voix plus forte s’éleva :

– C’est pas tout ça... Le citoyen Révillon est indigne de nous représenter !...
– Et pourquoi donc ?... demandèrent quelques assistants.

Alors, la voix, terrible comme celle du jugement dernier : « Parce qu’il vit des femmes ! »

Tony, sous l’injure, avait fait un bond pour s’élancer, mais déjà une rumeur flatteuse s’était élevée dans la salle. Des interjections sympathiques se croisaient : « Ah ! vraiment ? » demandaient les uns avec intérêt. Et d’autres, bienveillamment, dodelinaient de la tête, avec des « Hé hé !... Tiens, tiens ! », tout remplis d’indulgence. Le courant s’était formé, la salle était conquise, et le bon Tony, à partir de ce moment-là, eut cause gagnée.

Quand il me rappelait, avec son habituelle bonhomie, ce souvenir de ses campagnes, l’aimable homme ne manquait jamais d’ajouter : « A l’élection suivante, je l’ai bien regretté, mon interrupteur ! Mais les passions s’étaient apaisées, on était plus calme, on ne m’injuriait plus. Aussi, tu vois, j’ai été battu ! »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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