LA FRANCE PITTORESQUE
Presse : coupable de crime contre
la société par complaisance
pour les émotions malsaines ?
(D’après « Ma Revue hebdomadaire illustrée », paru en 1907)
Publié le mercredi 21 novembre 2012, par Redaction
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S’insurgeant en 1907 contre l’attitude complaisante de la presse à l’égard du crime et de la scélératesse en vue de contenter un public avide d’émotions malsaines, l’écrivain et journaliste Paul Brulat, qui plus tard fondera la Société littéraire des Amis de Zola, estime délétère une politique éditoriale qui, taisant systématiquement les bonnes actions des « Don Quichotte de la vertu », préfère flatter les bas instincts des lecteurs et finit, puissance de la contagion oblige, par être le premier complice sinon l’acteur principal de la désagrégation d’une société
 

Croyez-vous au progrès moral, aux bienfaits de la civilisation ? interroge Brulat. J’en serais convaincu, quant à moi, si je n’avais, comme tout le monde, l’habitude de parcourir, chaque matin, nos grands organes quotidiens, qui prétendent nous renseigner sur tout ce qui se passe.

Solleilland devant ses juges en 1907

Solleilland devant ses juges en 1907

Remarquez ceci : Qu’il s’agisse de Soleilland [le 31 janvier 1907, Marthe Erbelding, âgée de 11 ans, avait été violée puis assassinée par un ami de ses parents, Albert Soleilland, ce qui alimenta le débat sur la peine de mort], désormais plus célèbre que n’importe quel académicien, ou de toute autre affaire scandaleuse, de nature à faire concevoir la plus fâcheuse opinion des mœurs contemporaines, la presse, depuis quelque temps, ne nous entretient que d’événements sinistres ou tragiques : assassinats, viols, empoisonnements, aberrations criminelles de toutes variétés.

Il faudrait s’en tenir à cette simple constatation, si c’était là une exception ; mais les séries rouges se renouvellent souvent, et la vie ne serait pleine vraiment que de calamités, d’un bout à l’autre de l’an, si l’on s’en rapportait aux journaux, tant ils mettent, semble-t-il, d’empressement et de complaisance à découvrir et à signaler, presque exclusivement, sans nous faire grâce du moindre détail, les perversités et les monstruosités de la nature humaine.

Cependant, je ne sais si je me crée encore des illusions, mais il me paraît que le bien existe aussi un peu sur cette pauvre terre, et comme il n’est guère question que du mal, il est permis de se demander si les organes d’information n’auraient pas décidé, d’un commun accord, que celui-ci seul a droit à la réclame.

Pour éveiller leur attention, que faut-il, en effet ? Une découverte scientifique, une oeuvre d’art, une belle action ? Quelquefois, mais c’est rare, avouez que c’est rare. Généralement, la presse ne semble préoccupée que de dénicher, chaque jour, un nouveau scélérat pour y intéresser le public. Vilenies, brigandages, escroqueries, suicides, drames de la jalousie, exploits d’apaches, voilà bien, si je ne m’abuse, de quoi se nourrit la rubrique quotidienne dos faits divers. Serait-ce que les méfaits l’emportent tellement sur les bienfaits, le vice sur la vertu, la folie sur la raison ? On ne saurait l’affirmer, la rubrique des bonnes actions n’étant pas encore créée, pour cette raison sans doute que les journaux ont tout au plus huit pages. Faut-il s’étonner que, dans ces conditions, ils négligent de parti pris tout ce qui serait de nature à nous suggérer une opinion plus indulgente de l’espèce humaine civilisée.

Il est toutefois probable que le bien et le mal se balancent, pour ainsi dire, et que, à les mettre en regard avec un louable souci d’impartialité, les faits divers des bonnes actions ne le céderaient en rien, quant au nombre, aux faits divers du crime. Nous obtiendrions aisément autant de copie de part et d’autre, et ce serait une nouveauté assez piquante dans la presse contemporaine, une- sorte d’hommage que le vice rendrait à la vertu, selon l’admirable maxime de La Rochefoucauld.

Oui, vous verriez alors les Don Quichotte de la vertu surgir et se multiplier soudain, si on leur faisait un peu de réclame, et je crois que nous y gagnerions tous ; je crois même qu’ils deviendraient trop nombreux et qu’on serait obligé de les calmer, car ils envahiraient nos colonnes. Mais enfin ils valent qu’on les mentionne de temps en temps. On fait trop de publicité aux coquins, c’est injuste.

Je vous entends : la société, dites-vous, n’a que la littérature et la presse qu’elle mérite ; le public entier est complice. Il veut des scandales, des procès à sensation, une proie à dévorer : on le sert à son : gré. C’est la loi de l’offre et de la demande. Les lecteurs désirent être bien informés ; ils exigent des détails sur tel assassinat, tel crime. Il faut étriller continuellement la sensualité d’un public nerveux, avide d’émotions. Jugez du désappointement de tant d’honnêtes gens si, demain, en ouvrant leur journal, ils n’y trouvaient point leur pitance accoutumée : un ou deux meurtres, une catastrophe, quelque attentat et d’horribles révélations.

Arrestation d'Arton dans le cadre du scandale de Panama

Arrestation d’Arton en Angleterre dans le cadre du scandale de l’affaire du Canal de Panama
plus grand scandale politico-financier français du XIXe siècle

Il y a en ceci beaucoup d’exagération. La vérité est qu’un journal fait la mentalité d’un grand nombre de ses lecteurs, et que, s’il existe souvent chez l’homme une sorte de curiosité malsaine, c’est un tort de la flatter. Évidemment, il est des faits qu’on ne saurait taire, mais, outre que la question se pose encore de savoir si toute vérité est bonne à dire, on peut se demander si l’attention complaisante qu’on accorde aux crimes et aux scandales ne crée pas à la longue une atmosphère mauvaise, une influence pernicieuse, la contagion de l’exemple. Il suffit quelquefois d’un fait divers relatant un suicide, une vengeance, une aberration, pour déterminer un impulsif à exécuter quelque vilain projet. Et soyez aussi convaincus que les malfaiteurs eux-mêmes ne sont pas toujours insensibles à la renommée.

Pour le journaliste plus encore que pour le romancier, le premier s’adressant à un public à la fois plus nombreux et moins lettre, la responsabilité morale est lourde ; il semble qu’on en fasse bon marché et que la conscience de la plupart des écrivains de notre époque soit un peu trop légère à cet égard. La littérature contemporaine n’aurait-elle pas beaucoup à se reprocher si elle venait à envisager sérieusement ce problème qu’on écarte trop aisément, sous prétexte que l’art tous les droits ?

Oui, certes, mieux vaudrait laisser un peu dans l’ombre les ignominies humaines plutôt que de les étaler, comme nous faisons, au grand jour, en pleine lumière, et d’emboucher toutes les trompettes de la réclame à l’encontre des bandits, jusqu’à leur assurer l’immortalité.

Laissons croire à l’humanité qu’elle est meilleure qu’elle n’est en réalité, et rendons-la telle en lui cachant le plus possible ses infirmités et ses turpitudes. C’était, dit-on, le secret de Napoléon de donner du cœur au lâche, en le félicitant de sa bravoure. Celui qui inventa le vêtement inventa l’amour. Inventons aussi le voile qui dissimulera les plaies morales pour laisser au cœur de l’homme ces illusions saintes d’où naissent les élans magnanimes.

Une certaine littérature nous a donné le goût de la laideur. Sans doute le mal existe, et parfois tout puissant, mais pourquoi ignorer le bien et le tenir au secret, puisqu’il existe également ? Qui supposerait, par exemple, à ne lire que certaines publications, de quels dévouements admirables et de quel héroïsme quotidien sont faites, dans les classes ouvrières, tant de vies obscures, tant de femmes du peuple, de mères de famille, qui luttent sans une défaillance contre une destinée implacable, toutes les affres de la misère et de l’iniquité sociale ? Voilà bien des exemples réconfortants, capables de nous rendre meilleurs, plus vaillants, plus humains, moins égoïstes, plus pitoyables.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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