LA FRANCE PITTORESQUE
Recettes empiriques des bergères
d’autrefois pour préserver leur troupeau
(D’après « La tradition en Poitou et Charentes », paru en 1897)
Publié le jeudi 25 octobre 2012, par Redaction
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S’adonnant à d’empiriques pratiques pour que le chien ayant pour mission de protéger le troupeau ne devienne pas chétif chin ni chin gâté, les bergères de Poitou-Charentes usaient encore de quelque recette pour repousser les serpents ou préserver leurs bêtes de maladies, qui en offrant la part du diable, qui en mettant à profit les cendres du feu de la Saint-Jean, qui en se gardant de filer leur quenouille entre les deux , qui en apprêtant la quouette des moutons...
 

Avant que la culture de la vigne eût pris l’extension que naguère nous avons connue, il n’était point de laboureur à bœufs, ni même de laboureur à bras, un tant soit peu ébauré dans ses affaires, c’est-à-dire capable de marcher – on dit d’un enfant qu’il est à peu près ébauré, quand il commence à aller seul. qui n’eut son grand ou son petit troupeau de moutons. C’était là une source de revenus qui ne nécessitait guère de gros frais. Les communaux, les chaumes, les jachères, les lés de chemins, les bois taillis, offraient des pacages naturels très avantageux.

La bergère et son troupeau

La bergère et son troupeau

Les femmes en général se chargeaient de la conduite et de la surveillance des bêtes lanifères ; les jeunes faisaient leur apprentissage sous la tutelle de leurs aînées ; elles se formaient au maniement du fouet, se familiarisaient avec les expressions techniques indispensables pour se faire comprendre du petit personnel. Et pour utiliser doublement leur temps l’on tournait le fuseau, l’on brochait – les aiguilles à tricoter s’appellent encore des broches, d’où brocher – les gilets de laine, l’on tricotait les chausses. L’on acquérait, en même temps, selon les circonstances, les mille et un petits secrets du métier ; pour tout dire enfin, on faisait ses classes. Or, tout le monde sait que « faire ses classes » ce n’est pas l’affaire d’un jour !

Jusqu’au chien, cet inséparable compagnon de la bergère, qui devait faire les siennes !... Pour cela, on le prenait ab ovo ; on lui inculquait la science, le discernement des différents signes ; on lui enseignait à ne pas confondre les noms ou les individus ; à ne pas aller mordre, par exemple, le Besson à la place du Grand-Calé, chaque bête ayant son nom propre. Le mentor en cotillon était chargé de son éducation. Et quand on le jugeait suffisamment éduqué, on lui donnait ses grades. Tout cela n’exigeait pas autant de temps et de dépenses que pour l’âne de la fable de La Fontaine, qu’un docteur sans précédent voulait faire bachelier en dix ans.

Un beau matin il subissait ses épreuves, et voici quel était le programme. Sa maîtresse l’appelait. Le docile élève arrivait. Sans plus de préambule, celle-ci le saisissait par l’appendice caudal, l’enlevait à bout de bras, le faisait tournoyer sept fois au-dessus de sa tête ; après quoi, armée de ses impitoyables ciseaux, elle retranchait trois anneaux dudit appendice, en dépit des cris épouvantables dont il étourdissait ciel et terre. C’était la première partie. Quelque temps après, on passait à la seconde. A l’aide d’un grand forceps ou de grandes cisailles, en deux temps et trois mouvements on vous l’essorillait, c’est-à-dire, on lui coupait les deux oreilles... car, comme il est dit que « chien hargneux a toujours l’oreille déchirée », on croyait par là prendre les précautions nécessaires pour qu’il ne devînt ni chétif chin, ni chin gâté ; puis, on lui passait au cou un énorme gorgerin hérissé de longs clous pointus, et ainsi « un loup n’eût su par où le prendre ».

Par le fait même on lui délivrait un certificat d’aptitude et on l’armait quasi chevalier. Désormais il réalisait en toute vérité ce que Delille a si bien dit de lui : « Formé pour le conduire et pour le protéger, / Du troupeau qu’il gouverne il est le vrai berger. » Aussi, lorsque la pastourelle marchait en tête ou à la queue du petit bataillon bêlant, drapée, quand la saison le commandait, dans le grand tablier de nouis jeté sur ses épaules en guise de manteau, la quenouille au côté, le fouet dans une main, la marmotte – sorte de chaufferette en terre – dans l’autre ; qu’elle poussait de temps en temps l’invariable cri de ralliement : hi, hi, hi, hi, rou, rou, rou, rou, rou... il savait, lui, le satellite inflexible, qu’il était de son devoir, si quelque étourdi, faisant la sourde oreille, s’attardait le long du chemin ou s’écartait quelque peu pour brouter l’herbe tendre, de le mettre, d’un coup de croc, vite au pas. Et il n’avait garde d’y faillir.

Florian a eu beau couronner de fleurs et de rubans ses trop coquettes bergères : tout n’était pas rose pour cela, dans le métier. Outre les intempéries des saisons, il y avait plus d’un danger a affronter. Un des plus terribles était bien le loup..., le loup, alors qui se jetait tout d’un coup sur le troupeau. Ah ! certes, ce n’était pas le moment d’oublier les leçons des grand-mères, écho de l’expérience des siècles. En un retour de main, on virait son coiffis à l’enrevers, l’on defesait son bichonis (chignon), et l’on se précipitait, les cheveux épars, au-devant du fauve en poussant de toute la force de ses poumons ce formidable cri, qui devait le glacer d’épouvante : « Arrrrrache te de là, vilaine bête !... » ou bien : « Fouis de là, bête de chin gâté, le diable te brrrule et nous garde la bonne sainte Geneviève !... » Et le larron se sauvait bien, mais en emportant la plupart du temps le plus joli mouton du troupeau. En fin de compte, il ne restait plus qu’à remettre le malheureux coiffis..., et à le remettre.... correctement.

Le serpent, ce biblique ennemi de la femme, était aussi fortement à redouter. Quand il se dressait sur le hallier, qu’il montrait son triple dard menaçant, que son sifflement se faisait entendre, la plus intrépide bergère frissonnait malgré elle ; le chien lui-même, qui pressentait le danger, allait chercher un refuge sous les jupes de sa patronne... Ah ! si, par malheur, l’affreux reptile allait sucer le lait d’une brebis !... C’en était fait du remeuil... (pis). Adieu le lait pour jamais !... Des caillots plus ou moins durs, bons absolument à rien.... c’est tout ce qu’on pouvait en tirer...

Que faire donc en pareille occurrence ? Se laisser fasciner comme l’aïeule de l’Eden ? Allons donc ! C’était l’occasion ou non jamais de faire preuve de courage, de tact et d’habileté. Vite, vite, on prenait un coin du tablier, on le moulinait, comme la manivelle d’un orgue de Barbarie, pendant quelques instants, en regardant bien fixement le redoutable animal, et, vaincu bientôt par la force du charme, il descendait lentement dans le buisson, glissait à terre et se dissimulait timidement dans son trou. « Ars miranda feras oculo incantare furentes / Atque manu !... »

Les maux de toute sorte, les épidémies surtout, qui pouvaient décimer la famille ovine, étaient bien une autre source de soucis pour le cœur maternel de la bergère. La tendresse lui faisait un devoir de connaître les moyens pratiques de mettre ses chers nourrissons à l’abri de toute atteinte. En général, quand on étrennait un bercail, il était reconnu parfait d’y égorger une poule noire avant l’introduction d’aucun quadrupède.

C’était la part du diable : sacrifice d’agréable odeur qui le faisait sourire de satisfaction et qui le déterminait à défendre à tous les agents ou employés de son ministère d’y porter tort ou nuisance par l’étisie, la cachexie, la cacochymie et toute affection pernicieuse. En outre, il fallait faire jaillir sur les murs le sang de la victime, afin que l’ange exterminateur vît qu’il n’avait là rien à faire. Dans l’arrondissement de Jonzac, il n’y avait pas de meilleur préservatif contre les maladies contagieuses que de faire passer par la fumée du feu de la saint Jean les animaux et même... les enfants.

Du côté de Matha et d’Aulnay, on était plus prudent. L’on attendait que le feu fût éteint. L’on passait alors un balai dans les cendres et l’on en marquait chaque agneau en le frappant sur l’arrière-train et en disant : « Te garde monsieur saint Jean ! » Ailleurs, on jetait dans l’auge ou dans l’abreuvoir des parcelles de charbon provenant du grand mât au long duquel on avait entassé le bûcher. Le lendemain, jour de la saint Jean, les jeunes bergères s’évertuaient à se lever le plus matin possible. II y en avait même qui ne se couchaient pas pour être plus tôt debout.

Bergère des environs de La Crèche (Deux-Sèvres)

Bergère des environs de La Crèche (Deux-Sèvres)

Un grave motif les y portait : celle qui, la première, pouvait faire passer son troupeau à travers les cendres du grand feu de la veille, avait sans conteste le plus beau troupeau du village de toute l’année ; excellent moyen de combattre l’indolence ou la paresse, après une nuit en partie passée à la danse. Et quelle était la bergère, qui, ce même matin du 24 juin, eût voulu conduire son troupeau aux champs, avec le fouet accoutumé ? Ah ! certes, elle eût eu beau jeu ! La clavelée ou variole, la gale, le chancre, le muguet, la cocotte, toutes les maladies épidémiques enfin, à la queue les unes des autres et quelquefois en bloc, seraient infailliblement venues s’abattre sur le troupeau.

Si pourtant la contagion pénétrait dans la bergerie, on mettait tout en œuvre pour la déloger de là. A cette fin, on enfumait le toit avec des branches d’arbres résineux disposés en croix, tels que genévrier, pin, sapin, mélèze, ou avec des plantes aromatiques comme thym, lavande, absinthe, auxquelles on communiquait la flamme que l’on était allé prendre à la lampe du sanctuaire. D’autres préféraient jeter de l’encens sur des charbons ardents, faire évaporer du vinaigre sur une pelle rougie au feu, tirer des coups de fusil, faire déflagrer du salpêtre.

Jamais une bonne bergère n’eût osé filer sa quenouille entre les deux Nô (octave de Noël). Elle eut eu trop peur de voir ses moutons attaqués du fourchet ou piétin, maladie commune à tous les animaux aux pieds fourchus. Le bouvier savait bien, de son côté, qu’il en était de même pour ses bœufs, s’il avait le malheur de les effeurmoger pendant le même laps de temps. Aussi se gardait-il bien de le faire et préférait-il les laisser croupir dans le fumier, plutôt que de s’exposer à les voir devenir boiteux. Cependant, si le mal faisait son apparition – c’était toujours en raison d’une autre cause –, il fallait bien y remédier.

Dieu merci, on s’y connaissait assez, et la bergère intelligente n’allait pas frapper à deux portes pour savoir ce qu’elle avait à faire. Un matin, avant soleil levé, elle conduisait le troupeau à l’embranchement de plusieurs chemins. Là, elle plaçait la brebis atteinte, toute seule sur le lopin de gazon qui devait croître isolément entre les routes, se mettait à genoux, tirait son couteau de sa poche, l’ouvrait, soufflait dessus trois fois, puis, avec la pointe, traçait bien exactement le contour du pied malade en récitant une certaine prière. Si, malgré ce traitement en grande réputation, le mal s’obstinait à ne pas guérir, ce qui arrivait bien quelquefois, on le faisait toucher pendant neuf matins a quelque sibylle de village (car il y avait toucheurs pour bêtes comme il y avait toucheurs pour gens), et l’animal guérissait toujours avec le temps, soit d’une façon, soit d’une autre.

Les agneaux noirs étaient très appréciés et très recherchés en raison de la couleur de leur toison, qui offrait un avantage et une économie incontestables : pas de frais de teinture !... Mais comme il en naissait peu de cette espèce-là ! Cependant, à force d’observations, on était bien parvenu à découvrir le secret d’en avoir un plus grand nombre. N’allez pas croire qu’il s’agisse ici du surantique système du patriarche Jacob chez son beau-père Laban, retapé ou perfectionné comme les inventions modernes ; non, non !

Le progrès, grâce à Dieu, avait fait un pas, et on laissait bien loin derrière soi les branches de peuplier, d’amandier, de platane, feuillues ou décortiquées... II suffisait, le soir de Nô, de regarder, à minuit juste, par le tuyau de la cheminée... et autant d’étoiles on apercevait au bout de la longue-vue enfumée, autant d’agneaux noirs vous naîtraient en temps voulu... Malheureusement, la saison ne permettait guère d’en voir en général un si grand nombre, et c’est évidemment pour cela que les agneaux noirs ont continué d’être un peu rares chez nous.

La naissance de la première agnelle était fêtée presque à l’égal de la naissance d’un enfant. A cette occasion, on se réunissait à la maison le soir, on faisait virer des crêpes et l’on dansait tant qu’à bon compte. Le 1er mai, la bergère qui voulait promptement faire grossir et grassir ses ouailles, avait une petite opération chirurgicale à accomplir au point du jour. La veille au soir, elle préparait les ustensiles nécessaires, et « dès que Thétis chassait Phébus aux crins dorés », elle entrait en besogne. Chacun de ses moutons lui passait par les mains ; elle leur ajustait, un par un, la quouette (queue) sur la sellette, et d’un coup de hache, elle en rognait le petit bout. Si le sang venait à couler, on faisait une nouette avec un fil pour I’arrêter. Huit jours après on pesait le premier mouton venu : il avait gagné déjà trois ou quatre livres... Et le crescendo hebdomadaire marchait ainsi son train jusqu’à la fin du mois.

Et n’oublions pas, pour être complet, que de tout ce qui tombait sous le tranchant de l’instrument, seul le diplôme canin avait le droit de faire sa curée ; ce qui lui mettait du feu dans l’œil et du nerf dans le jarret.

Pour procéder à la tonte, il faudrait aujourd’hui encore être fameusement benêt pour choisir un jour où le vent souffle en galerne ! Est-il permis d’ignorer que la toison ne pousserait qu’à la malingre ? (on dit aussi à la malingrin) Et si le soleil se couchait sur la brebis tondue, tout le monde ne sait-il pas qu elle deviendrait apoplectique ? Sachez encore que quand une vache a vêlé, ou aussitôt qu’on a sevré le veau, il n’est pas prudent du tout de faire usage du premier lait que l’on extrait alors de la nourricière... C’est un lait de tristesse qui influe sur l’humeur de ceux qui en boivent... et qui leur donne de la mélancolie... En ce cas, la règle, c’était de le jeter au diable, ou de le donner, sans découvrir le pot aux roses... au curé.

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