LA FRANCE PITTORESQUE
Charlemagne lutte contre les
vestiges du paganisme pour
asseoir la civilisation chrétienne
(D’après « Histoire de la destruction
du paganisme en Occident » (Tome 2), paru en 1835)
Publié le mercredi 22 janvier 2020, par Redaction
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Pour briser les mœurs guerrières des peuplades qui lui sont soumises, Charlemagne doit avant tout pourvoir à ce que l’anarchie ne domine plus dans le domaine religieux et empêcher les vestiges des cultes romain, druidique et scandinave de contrarier les développements du christianisme et de la civilisation qu’il porte. Dès le début de son règne en 768, le futur empereur d’Occident indique aux évêques, qu’il transforme en missionnaires, les superstitions qu’ils doivent plus particulièrement combattre, et prononce des peines contre les coupables adorant les arbres, les fontaines ou les pierres.
 

En 769, peu après son avènement au trône, Charlemagne publie un capitulaire dont le deuxième article est ainsi conçu : « Que les prêtres ne versent « le sang ni des chrétiens ni des païens. » Il renouvelle ensuite l’article du capitulaire de Lestines – tenu en 743 et qui prohibait sacra Jovis et Mercurii, désignant en fait les divinités Thor et Odin – et y ajoute une disposition pleine de sagesse, savoir que chaque évêque fera une fois l’an la visite de son diocèse, afin d’instruire le peuple et de se livrer à la recherche et à la destruction de ce qu’il appelle spurcitiae gentilium (impureté des païens).

Sceau de Charlemagne en 780

Sceau de Charlemagne en 780

L’esprit de la législation religieuse de Charlemagne se trouve tout entier dans cette première loi : il transforme chaque évêque en missionnaire, et lui impose l’obligation de balayer hors de son diocèse tout ce qu’il restait de paganisme. L’empereur comprenant que c’était par la prédication et par les travaux apostoliques que l’on pouvait parvenir à réformer les mœurs publiques, cherchait à multiplier le nombre des missionnaires et non à augmenter le zèle de ceux qui existaient ; car, nous devons le reconnaître, les missionnaires du VIIIe siècle n’étaient nullement inférieurs à ceux du siècle précédent.

Saint Boniface (Winefried) qui, secondé par saint Burchard, commença vers l’année 732 sa célèbre mission en Allemagne avant d’expier par une mort cruelle les succès qu’il avait obtenus, déclara en effet principalement la guerre aux débris de l’ancienne religion germanique ; mais ces superstitions ressemblaient beaucoup à celles qui provenaient du culte des Romains, et les unes comme les autres devaient être combattues par les mêmes moyens. Dans les commencements de sa mission, Boniface, effrayé de la grandeur de sa tâche, et incertain sur la direction qu’il devait donner à ses efforts, consulta Daniel, évêque de Winchester, prélat renommé pour sa sagesse, et qui lui-même avait guerroyé avec succès contre l’idolâtrie dans la Grande-Bretagne. Daniel traça pour Boniface un plan de conduite qui révèle dans son auteur une grande sagacité, et qui nous fournit de précieux renseignements sur les pensées des défenseurs obstinés de toutes les superstitions païennes.

Voici les instructions données par Daniel :
1° Il ne faut pas entreprendre de démontrer aux païens que les généalogies de leurs dieux sont fausses. On doit au contraire admettre tout ce qu’ils disent sur ce point ; mais conclure de ce que ces dieux sont nés de mariages entre hommes et femmes, qu’ils ont eu un commencement, qu’ils ne sont pas éternels.
2° Demander aux païens si le monde a eu un commencement ; qui commandait aux hommes avant la naissance des dieux, et si le premier dieu a été engendré ; quand et par qui ?
3° Les dieux engendrent-ils encore ?
4° Quel est le plus puissant d’entre eux ?
5° Quel est leur nombre ?
6° En quoi les sacrifices peuvent-ils contribuer au bonheur des dieux ?

Quand on aura conduit les païens à reconnaître la fausseté de leurs croyances sur la Divinité, poursuivait l’évêque, alors on imprimera à la discussion une direction plus élevée et l’on mettra en parallèle la pureté des dogmes chrétiens avec l’incohérence, la folie et l’immoralité des fables du paganisme. Il faudra enfin faire comprendre aux païens que leur nombre est très petit et qu’il va toujours en diminuant, ce qui prouve que les jours de leur religion sont comptés. Il est évident qu’en argumentant de celte manière contre les païens, on devait, si la bonne foi exerçait sur eux quelque empire, les amener à une complète abjuration de leurs erreurs.

En outre, saint Wilebrord et saint Swibert changèrent dans la Frise, en l’espace de deux ans, quarante-deux temples païens en églises. Charlemagne n’avait donc qu’à rendre générale dans tous les diocèses cette guerre contre les superstitions païennes et c’est ce qu’il fit.

Dans le capitulaire d’Aix-la-Chapelle, publié en 789, il prescrit de poursuivre les enchanteurs et les sorciers. « Quant aux arbres, ajoute-t-il, aux pierres, et aux fontaines où certains insensés attachent des lumières et font d’autres actes de ce genre, nous voulons que partout où cet usage absurde et exécrable à Dieu sera trouvé en vigueur, il soit aboli. » En 794, il ordonna de couper les arbres et les luci ou bois sacrés, dernier asile de l’esprit païen. Il existe un recueil de lois publiées par Charlemagne et par son fils Louis le Débonnaire à diverses époques de leur règne. Ce recueil intitulé : Capitula Regum et Episcoporum maximeque Nobilium omnium Francorum ad reprimendas neophytorum quasi fidelium adinventiones, est l’ouvrage du moine Angésise. Voici les dispositions de ce code qui sont applicables aux païens :

« Si dans une paroisse les infidèles allument des flambeaux (faculas), adorent les arbres, les fontaines ou les pierres, le prêtre, s’il néglige de combattre ces habitudes, sera déclaré sacrilège. Le seigneur du lieu ou les auteurs de ces actes seront privés de la communion, si après un avertissement ils n’ont pas voulu s’amender. » Il est recommandé aux évêques de déraciner les usages superstitieux pratiqués dans les enterrements.

Dolmen de la Frébouchère près de Jard-sur-Mer (Vendée)

Dolmen de la Frébouchère près de Jard-sur-Mer (Vendée)

Parlons maintenant des peines prononcées contre les coupables. Les païens ne pourront intenter une accusation, donner un bien en emphytéose à un chrétien ou en tenir un de lui. Cette clause pénale n’a aucun rapport avec le délit qu’elle prétend réprimer ; mais il faut remarquer qu’elle est prononcée accidentellement : le législateur énumère les classes de personnes qui, à raison de leur indignité, ne doivent pas jouir du droit commun d’intenter une action ; il nomme les repris de justice, les esclaves, les histrions, les hérétiques, les juifs, et il leur adjoint les païens, moins dans l’espoir de réprimer par cette peine leurs superstitions, que pour tracer sur leur front une marque de réprobation : c’est ainsi que dans une autre loi il plaça sur la même ligne les incestueux et les païens : séparer entièrement ces derniers de la société, telle fut son intention.

Quant à l’interdiction de donner ou de tenir un bien en emphytéose, elle avait pour but de prévenir l’établissement de rapports trop intimes entre les chrétiens et les païens ; mais elle fut prononcée plutôt contre les mahométans que contre les derniers partisans du culte des Romains. Les sacrifices et les festins sur les tombeaux avaient encore lieu. Les chrétiens qui prenaient part à ces festins ou mangeaient des viandes provenant d’immolations, devaient se purifier de cette souillure par le jeûne ou l’imposition des mains plusieurs fois répétée, « afin que s’abstenant ab idolothytis [des choses sacrifiées aux idoles], ils puissent participer aux sacrements du Christ. »

Charlemagne poursuivit par ailleurs avec une grande rigueur toutes les pratiques de l’art divinatoire, qu’il appelle un héritage détestable du paganisme, le nombre de professions créées par cet art n’ayant en effet pas diminué depuis le règne de Valentinien Ier – empereur romain de 364 à 375 –, puisque le futur empereur d’Occident désigne dans ses lois les Magi, Arioli, Venefici, Divini, Incantatores, Somniorum conjectores. Mais Charlemagne n’obtint sur ce point pas de meilleurs résultats que ses prédécesseurs.

Ces dispositions législatives sont les seules sur lesquelles il importe de fixer notre attention. Ni dans les lois, ni dans les canons, ni dans les documents historiques de cette époque on ne trouve la preuve de l’existence d’une véritable cérémonie du culte romain. Sans doute les dispositions légales, qui dans le recueil d’Angésise proscrivent les sacrifices et les festins sacrés, pouvaient avoir en vue les sacrifices et les epula sacra des partisans de ce culte ; mais on n’a aucun motif d’assurer que telle ait été en effet l’intention du législateur. Nulle part nous ne trouvons la preuve de l’invocation d’une divinité gréco-romaine, nulle part nous ne voyons les adorateurs d’une ou de plusieurs de ces divinités clairement indiqués ; les noms même de Jupiter et de Mercure, quelle que soit l’incertitude qui existe sur les dieux que ces noms désignaient, n’étant plus prononcés par la loi, on doit en conclure que le souvenir du culte des Romains s’effaçait de la mémoire des prêtres chrétiens. Le moment est donc venu de déclarer le paganisme romain complètement mort.

Notons cependant une exception apparente à cette assertion si formelle que nous ne lisons plus nulle part le témoignage de l’invocation d’une divinité gréco-romaine. Il est certain que sous le règne des premiers successeurs de Charlemagne et même que jusqu’au XIVe siècle, Diane fut l’objet d’une espèce de culte. Quelle était cette Diane ? Quel était ce culte ? voilà ce qu’il faut examiner.

La déesse Diane

La déesse Diane

Dans un capitulaire de Louis le Débonnaire de l’an 867, nous lisons : « Il ne faut pas oublier que quelques femmes scélérates retournant vers Satan et séduites par les illusions et les fantômes des démons, croient et disent que montées sur des animaux et en société de Diane déesse des païens et d’une innombrable multitude de femmes, elles parcourent pendant le silence d’une nuit tranquille des espaces immenses ; qu’elles obéissent à Diane comme à leur maîtresse, et que pendant certaines nuits elles sont appelées pour la servir. Plût au ciel que ces misérables périssent seules dans leur perfidie, et qu’elles n’entraînassent pas à leur suite un grand nombre de personnes dans la mort de l’infidélité ! car une multitude innombrable trompée par cette fausse croyance et lui accordant une foi trop grande, dévie de la foi véritable pour revenir à l’erreur des païens. »

On a dit que cette loi n’était que la reproduction d’un décret du pape Damase inséré par Gratien dans sa collection et cité par saint Augustin dans son traité De l’esprit et de l’âme ; mais les critiques ont sans peine reconnu que le décret de Damase et le traité d’Augustin étaient également controuvés, et appartenaient à des époques postérieures à celles où vivaient ces deux personnages. Il n’y a donc aucune raison pour ne pas regarder le capitulaire de Louis Ier le Débonnaire comme un document original, et destiné à combattre une croyance superstitieuse qui, semble-t-il, avait été importée dans les Gaules par les Francs.

En effet, on n’aperçoit dans la mythologie gréco-romaine rien qui ressemble à ces courses nocturnes et mystérieuses d’une multitude innombrable de femmes entourant et servant un être supérieur soit Diane, soit tout autre ; et au contraire une superstition analogue existait dans la religion du Nord. Nous ne parlons pas ici des chasses aériennes et nocturnes d’Odin escorté par les Ases, mais des courses de ces femmes que l’on désignait sous le nom de Troll dont l’acception était si étendue.

Les peuples du Nord donnaient ce nom à toutes les formes que le mauvais Génie pouvait revêtir, et particulièrement aux sorcières, aux femmes qui par des moyens magiques se procuraient l’appui des démons, qui couraient dans l’air pendant la nuit, ou qui, pour nuire aux hommes, prenaient la forme d’animaux. Trollkona était la protectrice et la compagne de ces sorcières. C’est elle qui un jour se présenta à Hédin prince norvégien, montée sur un loup qu’elle conduisait avec des serpents au lieu de guides, et qui lui promit de l’accompagner. Ces croyances étaient populaires dans toutes les régions où dominait le culte d’Odin, et quand l’idolâtrie régnait encore en Islande, Geirrida fut publiquement accusée comme sorcière noctivaga.

Les Francs apportèrent dans les Gaules l’idée de ces courses aériennes et nocturnes, et celles des comices et des festins célébrés par les démons et les sorcières sur des montagnes ; car, répétons-le, rien de semblable ne se trouvait ni dans la religion druidique ni dans la religion romaine. Ces idées fructifièrent dans cette contrée, parce que depuis un temps ancien le druidisme avait attribué aux femmes inspirées une série de pouvoirs surnaturels. Les prêtres chrétiens, conformément à un usage que nous connaissons, entendant parler de Trollkona, c’est-à-dire d’une déesse qui habitait les forêts et les parcourait montée sur un loup, ne crurent pas pouvoir lui donner un nom plus convenable que celui de Diane.

Le capitulaire de Louis le Débonnaire ne doit donc pas nous décider à établir une exception à ce qui a été dit précédemment, et ainsi, après le VIIe siècle, aucune divinité romaine, pas plus Diane que toute autre, ne fut nominativement invoquée en Occident. Ce qui n’implique pas que toutes les traces de l’ancienne religion furent effacées, qu’une civilisation entièrement neuve s’établit en Europe, et que rien, hormis les annales historiques, ne rappela plus les idées, les croyances, les erreurs et les mœurs qui autrefois avaient dominé dans cette partie du monde : ce n’est pas ainsi que se régit la société humaine, qui se modifie et se transforme perpétuellement ; son aspect change quelquefois avec lenteur et par degrés, quelquefois avec une étonnante rapidité.

Souvent elle se trouve dans une situation si extraordinaire qu’elle croit elle-même avoir rompu avec son passé ; cependant, au milieu de ces métamorphoses successives, elle conserve toujours le souvenir de ce qu’elle a été antérieurement, et ce souvenir est si puissant, il se reproduit si souvent et avec tant d’énergie, qu’on est porté à se demander si ce qui a influé vivement sur les mœurs d’une société à quelque époque que ce soit peut jamais être complètement effacé.

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