LA FRANCE PITTORESQUE
Madeleine Brès : fille de charron devenue
la première doctoresse française en 1875
(D’après « La Chronique médicale » n° du 1er avril 1895
et « Figures contemporaines » (Volume 1) paru en 1894)
Publié le lundi 22 janvier 2024, par Redaction
Imprimer cet article
Il fut un temps où la doctoresse était considérée comme un être d’exception, presque une anomalie, et si les Facultés de médecine américaines et anglaises avaient bien ouvert leurs portes aux femmes, en France on se montrait hésitant. C’est grâce à sa persévérante ténacité que Madame Madeleine Brès parvint la première à vaincre les résistances officielles et à faire reconnaître pour la gent féminine le droit d’aborder les études médicales et de conquérir le diplôme de docteur, au même titre que ses confrères masculins.
 

Ce n’est pas, à vrai dire, sans difficultés, que Madeleine Brès, née en 1842 à Bouillargues (Gard) et qui aimait à s’intituler la Doyenne des Femmes-Médecins de France, réalisa en 1875 le rêve que toute sa vie elle caressa ; car, dès son enfance, elle sentit se réveiller sa vocation, ainsi qu’elle s’en ouvre en termes d’un charme exquis lors d’un entretien transcrit dans La Chronique médicale en 1895 :

« J’avais à peine huit ans quand mon père, qui était charron de son état – il n’y a pas de sot métier – me conduisit chez les sœurs, où il exécutait des travaux. Ma curiosité naturelle, mon esprit d’observation, devrais-je plutôt dire, qui se manifestait dès cette époque, me portant à examiner tout ce qui se faisait autour de moi, je considérais avec attention les religieuses confectionnant les tisanes et préparant les potions.

Madeleine Brès

Madeleine Brès

Il me vint à mon tour l’idée de les imiter, et voici ce que dans ma naïveté d’enfant j’imaginai : je me mis à disposer des chaises, en cercle – ces chaises, dans mon idée, figuraient des malades. Alors je les interpellai, conversant avec elles, m’inquiétant de leur santé, comme si j’avais affaire à des êtres animés. Poussant la comparaison jusqu’au bout, j’allai même jusqu’à verser sur chacune d’elles une mixture que je préparai, retenez bien la recette, avec des pelures d’oranges et de la réglisse noire ! Pour tout dire, j’avais un tel goût pour tout ce qui touchait à la médecine qu’un ami de ma famille, le Dr Pleindoux, me voyant si zélée, si secourable, me disait souvent : « Quelle infirmière tu ferais, mon enfant ! » et il ajoutait plus tard : « Quel dommage que tu ne puisses pas te faire médecin ! »

Au fait, me disais-je, pourquoi ne deviendrais-je pas médecin ? C’est l’idée qui, depuis longtemps, me hantait, et qui prit à la fin consistance. J’avais été mariée à 15 ans et un mois. J’étais devenue mère de famille ; peu après, j’étais frappée par des revers de fortune inattendus. Le malheur fortifia ma volonté. J’avais 21 ans quand j’allai pour la première fois solliciter une audience du professeur Wurtz, à l’époque doyen de la Faculté. Alors s’engagea ce colloque :

– Voulez-vous, Madame, faire vos études médicales ? Mais avez-vous vos grades universitaires, vos baccalauréats ?
– Qu’à cela ne tienne... Je les aurai.

Mais une hésitation me vient : si, une fois mes diplômes acquis, je n’allais pas être autorisée à suivre les cours de la Faculté de médecine ? Pour plus de sûreté, j’adresse une pétition au ministère de l’Instruction publique, M. Victor Duruy. M. Duruy, ne voulant pas prendre seul la responsabilité de la mesure, en référa au Conseil des ministres.

Un heureux hasard voulut que l’Impératrice présidât ce jour-là le Conseil. La souveraine enleva le vote en faveur de l’innovation : « J’espère, dit-elle à ce propos, que ces jeunes femmes trouveront des imitatrices, maintenant que la voie est ouverte. » J’employai quatre années à acquérir les connaissances littéraires et scientifiques nécessaires pour l’obtention de mes deux baccalauréats, puis je commençai ma médecine.

Ce ne fut que douze ans plus tard que je fus reçue docteur, le 3 juin 1875, avec une thèse portant pour titre : Mamelle et allaitement. Vous pourrez être surpris qu’un aussi long temps se soit écoulé entre ma première inscription et la soutenance de ma thèse ; c’est que de graves événements s’étaient passés dans l’intervalle. En 1870 la guerre, et quelques mois après la Commune, avaient éclaté, et j’avais dû de ce fait interrompre mes études.

Au moment de la guerre, mon mari faisait partie de la garde nationale. Bien que mère de trois enfants je demandai à être attachée à un service hospitalier. Sur la proposition de Broca, je fus nommée peu après interne provisoire à l’hôpital de la Pitié. Il faut vous dire qu’à ce moment-là tous les hôpitaux étaient désorganisés. La plupart des internes avaient obtenu de faire du service dans les ambulances, où ils rencontraient des cas plus intéressants, et où ils étaient beaucoup mieux payés que dans les hôpitaux, auxquels ils ne cessaient pas, d’ailleurs, d’être officiellement attachés. Je devais donc faire les pansements de mes camarades, et même signer pour eux les jours qu’ils ne venaient pas, c’est-à-dire presque tous les jours.

C’est pendant que j’étais à la Pitié – où je suis restée du mois de septembre 1870 au mois de juillet 1871 – qu’il m’arriva une mésaventure, qui aurait pu devenir tragique. Dans l’espace de trois jours les mitrailleuses firent pleuvoir sur l’hôpital 57 obus. Un des premiers projectiles tomba dans mon propre lit, au moment où je venais de le quitter, et c’est, je dois le dire, à une circonstance toute fortuite que je dois de n’avoir pas été tuée ou grièvement blessée. J’avais dans l’une de mes salles une vieille femme que l’on conservait par charité, et qui était atteinte de bronchite chronique.

On avait l’habitude de lui donner une potion diacodée pour lui calmer sa toux. Inquiète de savoir si elle avait reçu son médicament habituel, je m’étais levée, en deux temps, car je couchais sur mon lit toute habillée ; j’allai à la pharmacie pour m’informer. Pendant ma courte absence l’obus éclatait. J’en ai donné les éclats à ma fille qui les conserve précieusement.

Vous vous demandez sans doute sur quel pied je vivais avec les étudiants et avec mes chefs de service ? Je dois dire de suite que je n’ai jamais eu à me plaindre de personne. Les chefs de service m’ont donné les certificats les plus flatteurs. Ainsi Broca rendait hommage à mon « exactitude » et « à ma tenue irréprochable ». Les professeurs Gavarret, Sappey, Paul Lorain, Wurtz, se plaisaient à reconnaître que « Madame Brès, par sa tenue parfaite – ce sont les termes mêmes du certificat – a justifié l’ouverture de nos cours aux élèves du sexe féminin et obtenu le respect de tous les étudiants avec lesquels elle s’est trouvée forcément en rapport ».

Le respect, c’est en effet bien le mot, et un respect de bon aloi. Et, à ce propos, je ne vous citerai qu’un trait, un fragment de conversation pris sur le vif : « Figurez-vous, mon cher X... » disait un jour, en commençant son récit, un étudiant de mon service ; mais il ne confondait aussitôt excuses : « Oh ! mille pardons, Madame, j’oubliais ». Vous voyez la note : on vivait sur un pied de bonne et franche camaraderie, voilà tout.

Charles-Adolphe Wurtz

Charles-Adolphe Wurtz

Je ne saurais dire si c’est à cela que je dois d’avoir poursuivi ma carrière médicale, ou si ce n’était pas plutôt chez moi le résultat de la force de volonté unie à la vocation. Toujours est-il que j’avais l’ambition de conquérir tous mes grades, l’internat compris. Dans ce but j’adressai une demande à l’Assistance publique pour être admise au concours de l’externat d’abord, puis de l’internat. Le directeur de l’administration m’opposa une fin de non-recevoir, mais des plus courtoises : « S’il ne s’était agi que de vous personnellement, m’écrivait-il, je crois pouvoir dire que l’autorisation demandée eût été probablement accordée. Mais le Conseil a compris qu’il ne pouvait ainsi restreindre la question et l’examinant en thèse générale dans son application et ses conséquences d’avenir, le Conseil a eu le regret de ne pouvoir autoriser l’innovation que votre admission aurait consacrée. »

Depuis, on s’est montré plus libéral et nous avons eu des femmes externes en médecine et même des femmes internes ; tant il est vrai que les bonnes idées font toujours leur chemin. Est-ce à dire que les femmes doivent faire de la clientèle sans sélection et traiter toutes sortes de maladies ? Je persiste à croire, pour mon compte, qu’elles doivent s’en tenir à la spécialité des femmes et des enfants. Personnellement, je n’ai jamais donné de consultation à un homme. Je me suis tout entière consacrée à la médecine d’enfants.

J’aurais pu, étant donné mes études supérieurs, faire de la chimie, car j’ai travaillé trois ans dans le laboratoire de Wurtz, et quatre ans dans celui de Frémy. Mais j’ai préféré vulgariser l’hygiène ; cela s’accommodait mieux avec mes goûts. J’ai été, en 1891, envoyée en mission en Suisse pour étudier l’organisation et le fonctionnement des crèches et autres établissements destinés aux enfants du premier âge. Actuellement je suis chargée de faire des cours d’hygiène, suivis de leçons de choses, dans chacune des mairies de Paris. La première j’ai établi les variations de la composition du lait, et le problème de l’alimentation des enfants est une de mes préoccupations.

Si je mets du cœur à ma besogne cela tient, croyez-le bien, à ce que, tout en devenant médecin, je suis restée femme ou plutôt mère de famille. J’estime, en effet, que la femme, quelque situation qu’elle occupe, ne doit jamais perdre les attributs de son sexe, conclut Madeleine Brès.

Elle dirigea un journal de médecine ayant pour titre : l’Hygiène de la Femme et de l’Enfant, et fonda aux Batignolles, grâce au généreux concours de quelques femmes reconnaissantes, une crèche dans laquelle les enfants étaient reçus gratuitement et où, une fois par semaine, les jeunes mères pouvaient écouter des leçons de choses, faites au berceau même de l’enfant, par la fondatrice. Elle mourut en 1921.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE