LA FRANCE PITTORESQUE
Diktat (Le) d’hygiénistes ne jurant
que par un monde aseptisé
(D’après « La Joie de la maison. Journal hebdomadaire illustré », paru en 1902)
Publié le jeudi 20 décembre 2012, par Redaction
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Un siècle avant l’émergence de directives européennes drastiques, le diktat d’hygiénistes ne jurant que par un monde aseptisé et enjoignant leurs contemporains d’observer nombre de précautions tatillonnes et vexatoires regardant des aliments et boissons qui sont à leurs yeux porteurs de microbes mettant notre santé en péril, incite un chroniqueur de La Joie de la maison à fustiger en 1902 ces morticoles qui déconseillent la consommation de fromage, viande, pain, vin, bière cidre, lait, n’écartant pas jusqu’à l’eau
 

Chers lecteurs – et vous aussi, lectrices, qui m’êtes plus chères encore – j’ai le regret d’être obligé de vous faire assavoir que vous ferez bien désormais de vous méfier du fromage. M. le baron Henry d’Anchald, qui prétend s’y connaître, est, en effet, là pour vous dire que le fromage fait avec du lait provenant de vaches tuberculeuses est aussi dangereux que ce lait lui-même, lequel est homicide.

Casse-croûte normand

Casse-croûte normand

Le danger du fromage est même plus grand que le danger du lait, car si les microbes du lait peuvent être détruits, le cas échéant, par l’ébullition, ils survivent, au contraire, dans le fromage, où au bout de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois, on les trouve avec toute leur virulence et toute leur vitalité.

C’est ainsi qu’en inoculant à des cochons d’Inde des parcelles d’un fromage à pâte dure, fabriqué avec du lait chauffé à 40 degrés et ensemencé ensuite avec des bacilles tuberculeux, on a pu, jusqu’au cent onzième jour, « tuberculiser » les pauvres bêtes. Avec des fromages frais à pâte molle, l’expérience fut plus significative encore.

Vous me direz peut-être que le fromage, s’administrant plutôt par la voie stomacale que par la voie sous-cutanée, toutes ces inoculations anormales ne prouvent rien. Mais les hygiénistes ne vous écouteront pas. Ils n’en persisteront pas moins à soutenir mordicus, sur la foi des faits, que le fromage provenant d’un lait contaminé est le pire des poisons et que, comme on ne sait jamais à quoi s’en tenir exactement sur la provenance de tel ou tel fromage et encore moins sur la valeur du lait originel, mieux vaut encore s’abstenir radicalement par mesure de précaution.

D’après Brillat-Savarin, « le meilleur dîner sans fromage est une jolie femme qui n’a qu’un oeil... » On voit bien que Brillat-Savarin n’était qu’un vil gastronome, pas hygiéniste pour un liard, et qu’il ignorait les microbes. Fini, condamné, le fromage ! A l’index !! Il n’en faut plus !!! Eh bien ! nous voilà propres !

Depuis que les chimistes et les bactériologistes se sont mis à regarder nos aliments au microscope, nous ne pouvons plus manger sans crainte, ni digérer sans remords. Tous nous logeons à la même enseigne que le pauvre Sancho Pança, menacé de mourir de faim, dans l’île de Barataria, devant une table richement servie.

Ne mangez pas de viande : quand elle n’est pas tuberculeuse, c’est qu’elle est trichinée. La plus appétissante est farcie de ptomaïnes. D’ailleurs, c’est l’abus des aliments azotés, dont la viande est le type, qui engendre le rhumatisme, la goutte, la dyspepsie, la polysarcie, l’artério-sclérose, et tant d’autres auto-intoxications qui sévissent sur les civilisés.

Ne mangez pas de poisson : il vous donnerait l’eczéma ou le ver solitaire.

Ne mangez pas de pain, à, moins – ce qui n’est guère probable – qu’il n’ait été fait avec de l’eau bouillie. Et encore ! Est-ce qu’on sait jamais ce qu’il y avait dans le pétrin, et si un « geindre » phtisique n’y a pas craché sa chique, avec ses bacilles ?

Ne mangez pas de légumes : ils viennent peut-être de Gennevilliers ou d’autres champs d’épandage, arrosés par des eaux d’égout. Auquel cas vous ne risqueriez rien moins que la dysenterie, la fièvre typhoïde ou le choléra. Sans compter que chaque variété de légumes, depuis les asperges jusqu’aux tomates, en passant par les choux, a sa contre-indication pathologique.

Ne mangez pas de fromage : le baron Henry d’Anchald vient de vous expliquer pourquoi.

Il ne reste plus guère que les œufs, pourvu qu’ils soient frais, et les pissenlits, pourvu que ce ne soit pas par la racine.

Pour les boissons, c’est pire encore.

L’alcool est proscrit, excommunié, dans les termes les plus définitifs et les plus formels : on trouve jusque dans les bureaux de poste l’avis officiel d’avoir à se tenir en garde – sous peine de mort, ou peu s’en faut ! – contre ses perfides séductions. Il va de soi que toutes les boissons fermentées dans lesquelles entre l’alcool, ne fût-ce que pour une fraction infinitésimale, partagent son infortune.

Faites comme moi, ne vous en faites pas

« Faites comme moi, ne vous en faites pas »

On a mauvaise grâce, par les temps qui courent, à boire du vin. Il m’est arrivé, à moi qui vous parle, dînant dans le monde, d’être seul à faire honneur au bordeaux ou au bourgogne mis là simplement pour la forme, chacun des autres convives ayant devant lui son cru d’eau minérale de prédilection. Je n’en étais pas d’ailleurs plus fier pour ça, car je sentais que je n’y gagnais que d’être pris pour un original ou un intempérant. Ou en est là, en France, dans un pays qui doit au vin le meilleur de son génie ! Les morticoles ont réussi à faire croire aux femmes d’abord, puis aux snobs, qui sont légion, que le vin était tout ce qu’il y a de plus mauvais pour l’estomac, pour le coeur, pour les reins, pour les nerfs, pour le cerveau.

Nous ne nous en portons pas mieux, tant s’en faut qu’au contraire, mais nous avons eu la mévente...

Ne parlons pas de la bière ; elle est salicylée. Ne parlons pas du cidre : je vous servirais une thèse médicale, de laquelle il résulte, clair comme le jour, que le cancer est le lot fatal de ceux qui en abusent. Ne parlez pas du lait : c’est l’abomination de la désolation, et l’on en est à créer des ligues tout exprès pour en refréner les horreurs.

De quoi donc allons-nous pouvoir vivre, si ce n’est d’amour et d’eau fraîche ? Que dis-je ? D’eau fraîche ? Mais il y a bel âge que la cause de l’eau n’est plus à perdre : elle n’est même plus à plaider, depuis qu’il a été démontré que l’eau est le véhicule favori de toutes les pestilences et de toutes les infections. C’est-à-dire qu’une croisade antiaqueuse serait aussi logique, au jour d’aujourd’hui, que toutes ces ligues antialcooliques autour desquelles il se fait tant de poussière et de tapage.

Mais alors que faire ? « Suce ton pouce », dit Gavroche. Pauvre Gavroche ! Il ne sait pas que tous les chirurgiens du monde entier discutent depuis plusieurs années sur la meilleure façon de se laver les mains, qu’ils ont à l’envi proposé plus de cent méthodes différentes, qu’ils ont écrit là-dessus de gros livres et des monceaux d’articles, sans pouvoir arriver à se mettre d’accord sur le procédé capable de détruire sûrement, jusqu’au dernier, les germes infectieux embusqués sous les ongles et dans les replis de la peau.

Faut de l’hygiène, sans doute, et l’antiseptie a du bon. Mais pas trop n’en faut !... Il semble, en vérité, que les hygiénistes de profession vont peut-être un peu loin, et que le besoin – si humain ! – de persécuter leurs contemporains et d’imposer leur autorité commence à se mêler un peu trop, dans leurs préoccupations, au souci désintéressé de la santé publique et da la science.

Si nous devions les croire sur parole, la vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Elle finirait même par devenir impossible. Laissons-nous donc vivre, et vivons de notre mieux, sans toutes ces précautions pusillanimes, tatillonnes et vexatoires. La pire des maladies, c’est encore l’embêtite.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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