LA FRANCE PITTORESQUE
Combat de Cyrano de Bergerac
contre le singe Fagotin de Brioché
et vengeance du musicien Dassoucy
(D’après « Histoire comique des états et empires
de la Lune et du Soleil », paru en 1858)
Publié le samedi 15 septembre 2012, par Redaction
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Le différend opposant vers le milieu du XVIIe siècle l’écrivain Savinien Cyrano de Bergerac à l’empereur du burlesque Charles Coypeau dit Dassoucy, fut notamment égayé par le « combat » contre un singe appartenant à un certain Brioché, montreur de marionnettes sur le Pont-Neuf et mandaté par Dassoucy pour moquer Cyrano : grimé en ce dernier pour l’occasion, le singe, gros comme « un pâté d’Amiens » et « coiffé d’un vieux vigogne », perdit la vie dans cette mascarade
 

Cyrano fut plus impitoyable pour Dassoucy que pour Scarron. Il avait vécu en bonne intelligence, pendant plusieurs années, avec cet empereur du burlesque, comme il l’avait surnommé lui-même ; leur connaissance s’était faite sans doute sous les auspices de la musique, car Cyrano était musicien, de même que Dassoucy. Celui-ci, qui composait la musique de ses vers et qui la faisait exécuter par ses deux pages, qu’il promenait avec leurs théorbes dans les assemblées du grand monde, avait eu l’honneur de donner plusieurs concerts à la cour ; Louis XIII, dans les derniers temps de sa vie, l’avait fait venir au Louvre ; la reine mère et le cardinal Mazarin s’étaient amusés de ses chansons, et tout le quartier du Marais avait alors voulu l’applaudir.

Savinien Cyrano de Bergerac

Savinien Cyrano de Bergerac

Mais il tomba par degrés dans la débauche et dans la misère ; on le chassa des maisons honnêtes, à cause de ses mœurs dépravées, et le pauvre poète, renversé de son piédestal burlesque, se réfugia dans les cabarets. Cyrano s’était attaché à lui, probablement par les services qu’il lui avait rendus, car « il ne put jamais s’imaginer ce que c’étoit de posséder du bien en particulier, le sien étant moins à lui qu’à ceux de sa connoissance qui en avoient besoin. » On peut croire que Dassoucy avait tellement puisé dans la bourse de Cyrano, qu’elle était vide, quand celui-ci prit chaudement parti pour le poète famélique contre « un partisan qui avoit refusé de lui prêter de l’argent. »

Dans une lettre qu’il écrivit à cette occasion, sous le nom de son ami, et qui ne fut publiée qu’après sa mort, il faisait dire à Dassoucy : « Vous me le deviez, l’argent que je vous demandois, car ne pensez pas, qu’à moins de quarante pistoles, j’eusse voulu salir ma réputation, en prostituant ma compagnie à vos promenades, et que je me fusse tant de fois donné la peine de protester que vous étiez le plus honnête homme du monde » (cette lettre ne parut qu’en 1662, dans les Nouvelles Œuvres de Cyrano). Cyrano était alors si furieux du refus fait à Dassoucy, qu’il ne craignait pas de menacer du bâton ce partisan incivil, et de lui prédire le gibet en Grève.

A peu de temps de là, Cyrano, brouillé avec Dassoucy, en disait pis que pendre, et le menaçait à son tour, non pas du bâton, mais d’un coup d’épée : « Hé ! par la mort, monsieur le coquin, lui écrivait-il, je trouve que vous êtes bien impudent de demeurer en vie après m’avoir offensé !I vous qui ne tenez lieu de rien au monde, ou qui n’êtes plus qu’un clou aux fesses de la Nature ; vous qui tomberez si bas, si je cesse de vous soutenir, qu’une puce, en léchant la terre, ne vous distinguera du pavé !... Encore, si vous m’eussiez envoyé demander le temps d’un Peccavi ! Mais, sans vous enquêter si je trouve bon que vous viviez encore demain, ou que vous mouriez dès aujourd’hui, vous avez l’impudence de boire et de manger, comme si vous n’étiez pas mort ! »

Quelle était l’origine de ce furieux ressentiment ? Dassoucy attribue à l’affaire du chapon sa brouille avec Cyrano. Celui-ci écrivait volontiers des lettres amoureuses, pleines de bons sentiments et de pointes, mais il s’en tenait à la lettre, et ne dérogeait pas, quoi qu’on fît, à ses habitudes de chasteté, que le libertin Dassoucy avait pu tourner en ridicule. Quoi qu’il en soit, Cyrano paraît avoir si mal pris la chose, que le malheureux auteur du Jugement de Pâris se cacha dans le fond des tavernes, pour ne pas rencontrer son ennemi, qui l’aurait fait rentrer sous terre. Les amis de Cyrano s’étaient ligués aussi contre Dassoucy, qu’ils harcelaient d’épigrammes sous le nom anagrammatique de Soucidas, qui lui avait été donné par son implacable persécuteur ; une de ces épigrammes, imprimée dans les Œuvres poétiques du sieur de Prade (1650), doit être antérieure pourtant à la grande querelle de Cyrano contre Dassoucy. Ce dernier, dans ses Poésies et Lettres, publiées en 1633, ne nomme pas même Cyrano ; d’où l’on peut conclure qu’ils étaient déjà brouillés à cette époque.

Charles Coypeau dit Dassoucy

Charles Coypeau dit Dassoucy

Cette querelle fut égayée de quelques épisodes comiques, car nous acceptons comme véritable l’aventure racontée dans une pièce volante, dont on ne connaît pas d’édition plus ancienne que celle de 1704, mais qui fut assurément imprimée ou du moins composée vers 1654. Voici comment nous expliquons cette aventure. Cyrano, dans sa lettre à Soucidas, avait dit : « O plaisant petit singe ! ô marionnette incarnée !... Mais je vois que vous vous cabrez de ce glorieux sobriquet ? Hélas ! demandez ce que vous êtes à tout le monde, et vous verrez si tout le monde ne dit pas que vous n’avez rien d’homme que la ressemblance d’un magot ? Ce n’est pas pourtant, quoique je vous compare à ce petit homme à quatre pattes, que je pense que vous raisonniez aussi bien qu’un singe. Non, non, messer Gambade ! » Dassoucy aurait supporté, sans se plaindre, les insultes les plus cruelles ; mais il fut blessé au cœur par les sobriquets de petit singe et de marionnette incarnée ; il chargea de sa vengeance un joueur de marionnettes et un singe.

Jean Briocchi, dit Brioché, charlatan italien, avec lequel il était lié, peut-être à cause de ses vilaines mœurs, avait au bout du pont Neuf, près du fossé de la porte de Nesle, vis-à-vis de la rue Guénégaud, un théâtre de marionnettes qui faisait les délices des laquais et du bas peuple. Le principal acteur et le seul vivant de ce théâtre en plein vent était un grand singe, nommé Fagotin, très intelligent et très effronté, auquel son maître avait appris une foule de tours, de gambades et de grimaces. L’idée vint à Dassoucy de faire de Fagotin la copie bouffonne de Cyrano ; il ne dédaigna pas de lui donner des leçons pour le dresser à représenter le fameux duelliste, en imitant sa démarche, ses gestes, ses airs de tête et même ses jeux de physionomie.

Après quoi, on l’habilla de manière à compléter la ressemblance : « Ce singe étoit gros ainsi qu’un pâté d’Amiens, grand comme un petit homme, bouffon en diable ; Brioché l’avoit coiffé d’un vieux vigogne, dont un plumet cachoit les trous, les fissures, la gomme et la colle ; il lui avoit ceint le col d’une fraise à la Scaramouche ; il lui faisoit porter un pourpoint à six basques mouvantes, garni de passemens et d’éguillettes, vêtement qui sentoit le laquéisme. Il lui avoit concédé un baudrier où pendoit une lame sans pointe. Nota que le maître avoit accoutumé son disciple à se mettre en garde et à pousser quelques bottes. Cette remarque est nécessaire. » Enfin, il est probable que le nom de Fagotin avait été remplacé, pour la circonstance, par celui de Cyrano ou de Bergerac.

La mascarade eut un plein succès, et les laquais applaudirent aux gentillesses de ce singe matamore. Brioché se trouva bien de l’affluence que cette pantomime attirait tous les jours devant son théâtre. Cyrano fut peut-être averti officieusement de ce qui se passait : il alla lui-même pour y mettre ordre. Son portrait, tel qu’il nous a été conservé dans le récit de cette aventure, ajoute à la singularité de la scène, qui devait se terminer d’une manière tragique pour le singe de Brioché. « Bergerac, dit le plaisant narrateur de cette scène bouffonne, n’étoit ni de la nature des Lapons ni de celle des géants. Sa tête paroissoit presque veuve de cheveux : on les eût comptés de dix pas. Ses yeux se perdoient sous ses sourcils ; son nez, large par sa tige et recourbé, représentoit celui de ces babillards jaunes et verts qu’on apporte de l’Amérique ; ses jambes, brouillées avec sa chair, figuraient des fuseaux. Son œsophage pagotoit un peu ; son estomac étoit une copie de la bedaine ésopique. Il n’est pas vrai que notre auteur fût malpropre, mais il est vrai que ses souliers aimoient fort madame la boue : ils ne se quittoient presque point. »

Dès que les laquais qui composaient le public ordinaire du théâtre de Brioché aperçurent la figure hétéroclite de Cyrano, ils poussèrent un immense éclat de rire. Un d’eux, plus hardi que les autres, sortit des rangs et fit faire le moulinet au feutre du farouche duelliste ; un autre lui appliqua une chiquenaude au beau milieu de la face, en s’écriant : « Est-ce là votre nez de tous les jours ? Quel diable de nez ! Prenez la peine de reculer, il m’empêche de voir ! » Cyrano mit flamberge au vent contre une vingtaine de laquais qui avaient tiré aussi leurs épées, mais ils s’enfuirent à la première botte. Fagotin était là, équipé en Cyrano ; il ne put voir le combat sans vouloir y prendre part, et il fit mine de croiser le fer avec le sieur de Bergerac. Celui-ci, qui ne se connaissait plus, crut que le singe était aussi un laquais, et il l’embrocha tout vif. Brioché emporta, tout en larmes, le corps inanimé de Fagotin, et intenta un procès à Cyrano, en lui demandant cinquante pistoles de dommages et intérêts.

Ce procès paraît avoir suivi son cours. Des mémoires furent publiés par les parties, et la cause plaidée au Châtelet. « Bergerac se défendit en Bergerac, c’est-à-dire avec des écrits facétieux et des paroles grotesques. Il dit au juge qu’il payeroit Brioché en poète ou en monnaie de singe ; que les espèces étoient un meuble que Phébus ne connoissoit point ; il jura qu’il apothéoseroit la bête morte par une épitaphe apollonique. » Brioché perdit son procès, et l’arrêt qui le débouta de ses prétentions, en le condamnant aux dépens, lui défendit de laisser vaguer à l’avenir sur la voie publique le successeur qu’il voudrait donner à son singe. On ne dit pas si Dassoucy avait été impliqué dans ce procès, dont il était cause ; mais il. est impossible de ne pas le reconnaître pour auteur de la relation burlesque intitulée : Combat de Cyrano de Bergerac contre le singe de Brioché, au bout du pont Neuf.

On comprend que cette pièce en prose, à laquelle on ajouta une épître en vers à Cyrano dans l’édition publiée après sa mort, ait porté au comble sa colère contre celui qu’il soupçonnait de l’avoir écrite. Il cherchait partout Dassoucy pour le tuer ou du moins pour l’assommer ; Dassoucy, jugeant que la position n’était pas tenable, s’exila lui-même de Paris, afin de n’être plus exposé à rencontrer Cyrano : « Je ne sçais, dit-il dans l’exorde de ses Aventures, si ce fut l’an 1654 ou 55 que le grand désir que j’avois de retourner à Turin auprès de LL. AA. RR. (le duc et la duchesse de Savoie) me fit sortir de Paris avec tant de précipitation, qu’à peine eus-je le loisir de dire adieu à une partie de mes amis et de payer une partie de mes debtes. J’en partis donc, moy cinquiesme, comptant ma fièvre quatre (sic) et mon mauvais génie, que j’aurois tort d’oublier dans mes écrits, après m’avoir tenu si bonne et si fidelle compagnie dans mes voyages. »

Le départ précipité de Dassoucy eut lieu vers le milieu de l’année 1654 ; Cyrano ne songea pas à le poursuivre, dès qu’il apprit que ce petit singe s’était mis à courir les aventures en province. Mais Dassoucy n’oubliait pas la peur que lui avait faite son belliqueux adversaire, bien qu’il en fût éloigné de plus de cent lieues. « Vous ne sçavez pas, raconte-t-il dans ses Aventures, publiées vingt ans plus tard, vous ne sçavez pas non plus que le feu sieur D. B., fâché de m’avoir fâché, venant en mon logis pour se repatrier avec moy, la peur que j’eus d’un fourreau de pistolet qu’il portoit raccommoder chez un guaignier, me fit fuir de France en Italie ; et qu’après sa mort, allant de Paris à Thurin, et voyageant au clair de la lune, la peur que j’eus de mon ombre me fit jetter dans une riviere, croyant que ce fust l’ombre vangeresse de ce furieux soldat, la terreur des vivres et l’épouventail des braves, qui, pour se vanger de l’affaire du chapon, estoit encore à mes trousses. »

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