LA FRANCE PITTORESQUE
Troisième République
(Chapitre 21 - Partie 2/2)
(par Jacques Bainville)
Publié le dimanche 10 juillet 2011, par Redaction
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De ce jour, la dissolution a passé pour réactionnaire. Inscrite dans les lois constitutionnelles, aucun président n’y a plus eu recours. Elle a pris l’aspect d’un coup d’État. Le 16 mai n’était pourtant qu’un coup d’État légal, parlementaire, un faux coup d’État. C’était surtout une maladresse. Le maréchal et le duc de Broglie ne mettaient pas la France en face d’un fait accompli. Ils en appelaient des électeurs aux électeurs. Ils leur demandaient de se déjuger à dix-huit mois de distance.
 

La partie était mal engagée. D’avance elle était perdue. L’union des droites se réclamait de l’ordre. Là-dessus, l’union des gauches lui damait le pion. C’était elle qui se mettait à parler un langage conservateur. On veut, disait Gambetta, « lancer la France, pays de la paix, de l’ordre et de l’épargne, dans des aventures dynastiques et guerrières ». Et ces mots-là trouvaient un écho jusque dans les masses rurales. Comme l’avait désiré Jules Grévy, la République ne faisait plus peur et, depuis la Commune, la Révolution était saignée à blanc. C’étaient les droites que l’on accusait de compromettre le repos du pays. Les rôles étaient dûment renversés. Aux élections du 14 octobre 1877, tout l’effort du maréchal, du duc de Broglie et du ministre de l’Intérieur Fourtou ne parvint pas à ramener plus de deux cents de leurs amis contre trois cents élus des gauches. La bataille était bien perdue. Jean-Jacques Weiss avait dit le mot : la République de conservateurs était « une bêtise ». La République devait passer aux républicains.

Ce ne serait pas d’ailleurs sans se modérer par cette expérience même. Les élections avaient montré que, dans l’ensemble du pays, gauche et droite se balançaient à peu de voix et qu’un léger déplacement suffisait pour changer la majorité. Ainsi l’opération manquée du 16 mai a eu des effets durables. D’une part, elle a, jusqu’à nos jours, intimidé les successeurs du maréchal de Mac-Mahon et les a empêchés de se servir de leurs pouvoirs constitutionnels. D’autre part, elle a contenu, jusque dans leur victoire, les républicains qui avaient à craindre qu’un parti de l’ordre ne se reformât contre eux. Enfin le soin qu’ils avaient pris de rejeter sur la droite l’accusation d’être le parti de la guerre les avait conduits à un certain rapprochement avec l’Allemagne. Thiers, qui mourut sur ces entrefaites, en était partisan. Gambetta fut tenté à son tour par les avances de Bismarck qui combattait à ce moment-là les catholiques allemands et qui redoutait leur alliance avec les catholiques français. De ces idées aussi il restera des traces. Il y aura désormais dans le parti républicain des hommes qui pencheront pour une entente avec l’Allemagne et de là d’importantes conséquences sortiront.

L’échec du 16 mai ne changea pas d’abord autant de choses qu’on aurait cru. On revit des ministères du centre gauche. Le maréchal de Mac-Mahon, que Gambetta avait sommé de se soumettre ou de se démettre, était resté à la présidence et ne se démit qu’au mois de janvier 1879 pour ne pas signer la destitution de plusieurs généraux. À sa place, Jules Grévy fut élu. Il le fut surtout contre Gambetta et les radicaux. Avec lui s’installaient la grande bourgeoisie républicaine, les gens de loi et les gens d’affaires. Sa première déclaration fut pour annoncer « une politique libérale et vraiment conservatrice ». Ainsi depuis que la République avait battu et exclu les conservateurs, elle s’appliquait à rassurer les intérêts. Ni réaction ni révolution devenait sa formule. Cependant il y avait déjà en elle des divisions, divisions entre les hommes, les tendances et les doctrines. Aux modérés du centre gauche, aux opportunistes du groupe de Gambetta, aux radicaux héritiers des Jacobins et dont Clemenceau devenait le chef, les socialistes s’ajouteraient bientôt. D’âpres luttes commençaient et les chutes de ministères se succédèrent avec rapidité. On vit alors que l’anticléricalisme était le vrai ciment des gauches. Il se manifesta dès 1880 par les décrets rendus contre les congrégations, et les Jésuites furent expulsés les premiers. Il y aura là une longue occupation pour le régime et, parfois, un moyen de diversion, comme sous Louis XV, quand les ministres étaient en conflit avec les vieux Parlements. Mais, comme au dix-huitième siècle aussi, l’anticléricalisme d’État tournera bientôt à la guerre contre le catholicisme et l’idée religieuse.

Dès ces premiers pas de la République parlementaire, au milieu d’une grande confusion, deux traits commencent à se dégager. Jules Ferry arrive pour la première fois au pouvoir. Il entreprend l’expédition de Tunisie avec l’autorisation que Bismarck nous avait donnée en 1878 au congrès de Berlin, dans l’idée qu’il serait bon pour l’Allemagne que l’activité de la France se dépensât loin de l’Europe. Une grave controverse entre les Français allait naître de l’affaire de Tunisie et se renouveler pour l’Égypte et le Tonkin. Les expéditions coloniales ne risquent-elles pas de disperser nos forces, de distraire l’attention publique de notre sécurité sur le continent et des provinces perdues ? Là était le germe de querelles prochaines. Autre indication : aux élections de 1881, les républicains ont remporté une nouvelle victoire. Mais l’extrême gauche avance. Gambetta, naguère l’idole de Paris, a été difficilement élu à Belleville : l’opportunisme nuit à sa popularité. C’est à lui quand même qu’il faut, cette fois, confier le pouvoir. Le président Grévy s’y résigne, bien que sa sourde hostilité ne désarme pas, tandis que celle des vieux radicaux, ennemis de l’opportunisme, éclate. Contre Gambetta, les grandes accusations sont lancées : il est l’homme de la guerre, il aspire à la dictature. Au bout de trois mois, son ministère, qui devait être un « grand ministère », était renversé. Sa conception d’une République nationale et « athénienne », où se fussent réconciliés les partis, l’était aussi. L’année d’après, Gambetta mourut.

On doit renoncer à discerner quoi que ce soit au milieu des luttes qui suivirent si l’on ne s’en tient aux deux principes qui les dominent et qui peuvent se résumer de la manière suivante. D’une part, il y avait conflit entre ceux qui acceptaient la défaite de 1870 et ceux qui n’abandonnaient pas l’espoir d’en effacer les effets, entre ceux qui, publiquement ou dans le secret de leur pensée, croyaient, comme Thiers, que la France n’avait plus qu’à s’entendre avec une Allemagne toute-puissante et à se contenter en Europe d’un rôle de second ordre (déchéance à laquelle. l’expansion coloniale remédierait) et ceux qui, ne s’inclinant pas devant le fait accompli, jugeaient que la politique de la France devait être continentale, que le danger de l’invasion, révélé une première fois en 1875, existait toujours, et qu’à l’Empire allemand, fortifié par ses alliances avec l’Autriche et l’Italie (la Triplice), il fallait opposer une armée solide et des alliances s’il se pouvait. D’autre part, la nature des choses ramenait toujours une fraction des républicains vers des idées de modération, les inclinait à se réconcilier avec leurs adversaires de droite et à ménager les instincts conservateurs du pays, tandis que les républicains avancés rejetaient ces compromissions. Agitations de la rue, chutes de ministères, élections, toute l’histoire intérieure de la troisième République a été conduite par ces courants qui l’emportaient tour à tour.

L’expédition du Tonkin, succédant à celle de Tunisie, fut l’origine d’une longue crise. Cette nouvelle entreprise coloniale, où s’était engagé Jules Ferry, pour la seconde fois président du conseil, était impopulaire. Elle était combattue par les radicaux chez qui subsistait la tradition du jacobinisme patriote : Clemenceau, leur chef, avait voté contre le traité de Francfort, En même temps, ils attaquaient la Constitution de 1875, lui reprochaient son caractère et ses origines orléanistes et ils en demandaient la revision. Ils prirent l’offensive en mars 1885, lorsque la nouvelle du désastre de LangSon arriva. Jules Ferry, que Clemenceau avait déjà accusé de « compromettre les intérêts de la France et de la République », fut renversé. Des scènes tumultueuses eurent lieu dans Paris contre « le Tonkinois », dont la politique coloniale, selon un autre mot de Clemenceau, faisait de la France « l’obligée de l’Allemagne ». Un esprit d’opposition d’une nature nouvelle naissait dans Paris et préparait les éléments du boulangisme En même temps, le malaise et l’inquiétude se répandaient dans les provinces. Aux élections de 1885, pour lesquelles le scrutin de liste avait été rétabli, deux cents députés de droite furent élus.

Comme au 16 mai, l’union des gauches se forma contre l’union des droites, mais elle eut pour effet de mettre le gouvernement dans la dépendance des radicaux. Ce furent eux qui désignèrent pour le ministère de la Guerre le général Boulanger. Ce militaire républicain, qui s’occupait de la réorganisation de l’armée et qui « relevait le pompon du soldat », devint rapidement populaire dans la population parisienne, en majorité radicale et patriote. Il fut acclamé à la revue du 14 juillet 1886 au point d’inspirer des alarmes aux républicains de gouvernement, tandis qu’il était en aversion à la droite pour avoir rayé des cadres les princes d’Orléans au moment où les aînés des familles ayant régné sur la France avaient été exilés. En même temps, Bismarck, qui travaillait sans cesse à accroître la puissance offensive de l’Allemagne, tirait prétexte de la popularité du général Boulanger pour obtenir du Reichstag des crédits militaires. Il soulevait des incidents diplomatiques dont le plus grave fut l’affaire Schnæbelé que Jules Grévy régla avec prudence et qui nous mit encore à deux doigts de la guerre. Boulanger apparut alors aux hommes du centre gauche comme un danger intérieur et extérieur. Mais ils ne purent se défaire de lui sans rompre avec les radicaux et sans se rapprocher de la droite dont la neutralité leur était indispensable pour conserver une majorité.

Par la campagne contre la politique coloniale qui nous rapprochait de l’Allemagne, contre les combinaisons « opportunistes », contre l’alliance des modérés avec la réaction, contre la Constitution « orléaniste » de 1875, les radicaux avaient eux-mêmes créé l’état d’esprit « boulangiste » qui conquit Paris et qui ne tarda pas à le dominer. Le gouvernement, pour éloigner Boulanger, l’avait nommé commandant de corps d’armée à Clermont : la foule parisienne voulut le retenir. Déjà il avait été proposé, quoique inéligible, à une élection partielle et il avait recueilli près de 40.000 voix. Il était devenu le chef d’une opposition, lorsque les radicaux le renièrent, s’apercevant qu’ils avaient eux-mêmes créé un syndic des mécontents, un aspirant au pouvoir personnel et à la dictature, un danger pour la République. Cependant les radicaux, en ralliant l’union des gauches, ne furent pas suivis par toutes leurs troupes. Rochefort, l’ancien adversaire de l’Empire, l’ancien communard, le polémiste populaire dont l’influence était considérable à Paris, retenait dans le parti du général les éléments avancés. Des scandales, un trafic de décorations dans lequel Wilson, gendre du président de la République, fut compromis, donnèrent un aliment nouveau au mouvement boulangiste et antiparlementaire. En décembre 1887, la Chambre, voyant le péril, obligeait Jules Grévy à se démettre, et le Congrès élut à sa place Sadi Carnot, descendant du Conventionnel. Cette sorte d’épuration du personnel républicain n’arrêta pas le boulangisme. Le général, mis en retrait d’emploi, était devenu éligible, et deux départements l’envoyèrent tout de suite à la Chambre. La situation s’était retournée : désormais les monarchistes votaient pour lui avec les dissidents radicaux. Le 27 janvier 1889, Paris l’élisait à son tour à une majorité énorme et avec un enthousiasme extraordinaire. Ce jour-là, de l’aveu du gouvernement lui-même, Boulanger n’avait qu’un mot à dire pour entrer à l’Élysée et s’emparer du pouvoir. Il recula devant un coup d’État, confiant dans le résultat des élections générales.

Le parti républicain, sauvé par cette hésitation, se défendit avec vigueur. L’union des gauches se renoua comme au 16 mai. Des poursuites furent ordonnées coutre les partisans les plus actifs du général, Déroulède et la Ligue des Patriotes. Boulanger lui-même, traduit en Haute Cour, se réfugia à Bruxelles ainsi que Rochefort. Le scrutin d’arrondissement, impropre aux plébiscites, fut rétabli. Mais surtout, les masses rurales, toujours pacifiques, étaient restées étrangères à ce mouvement parti de Paris et des grandes villes. Il avait suffi, pour les détourner du boulangisme, qu’on leur dît qu’il apportait la guerre. Aux élections d’octobre 1889, c’est à peine si, dans toute la France, quarante partisans du général furent élus.

Le mouvement était fini, mais il eut des conséquences durables. D’abord il discrédita le révisionnisme et les attaques des radicaux contre la Constitution de 1875 devinrent moins ardentes et plus rares. On n’alla pas jusqu’à la démocratie directe et pure et la Constitution qu’avaient élaborée les conservateurs de l’Assemblée nationale dura. Ensuite les hommes les plus clairvoyants du parti républicain comprirent la leçon du boulangisme. Si, dans la soirée du 27 janvier 1889, la République parlementaire avait failli périr, la faute remontait à Jules Ferry et à la politique d’effacement en Europe. L’Allemagne grandissait toujours, s’armait toujours : pouvait-on négliger ce péril ? Là-dessus l’avertissement de l’instinct national, tel qu’il s’était manifesté par l’impopularité de Ferry et par le boulangisme, portait si juste que des réflexions nouvelles naquirent au gouvernement. M. de Freycinet, qui devint alors président du conseil, en témoigne dans ses Souvenirs : « La sécurité d’un grand peuple, disait-il, ne doit pas reposer sur la bonne volonté des autres ; elle doit résider en lui-même, en ses propres moyens, dans les précautions qu’il sait prendre par ses armements et ses alliances. » L’alliance russe, esquissée en 1875 par le duc Decazes, à laquelle on avait pensé dans l’entourage de Gambetta, était demandée par le boulangisme. Dès 1890, le gouvernement de la République se rapprochait de la Russie. L’année suivante, la visite d’une escadre française à Cronstadt préparait l’alliance franco-russe, contrepartie de la Triplice. « Situation nouvelle », déclarait un autre ministre quelques semaines plus tard. Nouvelle, en effet. Entre les deux idées qui avaient, dès l’origine, partagé ses fondateurs, la République avait choisi et elle n’avait pas opté pour l’entente avec l’Empire allemand.

L’alliance avec la Russie rendit au gouvernement républicain le service de désarmer l’opposition patriote ou, comme on commençait à dire, nationaliste. À l’ensemble du pays, elle fut présentée telle qu’elle était conçue : une garantie de paix par l’équilibre des forces. La République en fut singulièrement fortifiée. Ce fut le moment où des monarchistes abjurèrent, où une droite républicaine se forma par le ralliement. De nouveau, le régime devenait conservateur. Un scandale de corruption parlementaire, où furent compromis des radicaux, développa encore ce mouvement. Après les débats, les enquêtes, les poursuites auxquelles donna lieu l’affaire du Panama, quelques-uns des chefs de la gauche, avec Clemenceau et Floquet, sortirent de la scène politique. On eut ainsi plusieurs années de gouvernement modéré, si modéré qu’après l’assassinat de Sadi Carnot par un anarchiste, en 1894, le président élu fut Casimir-Perier, petit-fils du ministre « de la résistance » sous Louis-Philippe, représentant de la haute bourgeoisie. À ce moment, un ministre des cultes, Spuller, ancien compagnon de Gambetta, parlait aussi d’un « esprit nouveau de tolérance, de bon sens, de justice dans les questions religieuses ». Casimir-Perier, violemment attaqué par les socialistes, s’en allait après quelques mois en se plaignant que « la présidence de la République fût dépourvue de moyens d’action et de contrôle ». Il fut remplacé par Félix Faure, d’une bourgeoisie plus récente, mais également modéré.

Les républicains conservateurs, les Charles Dupuy, les Méline, gouvernèrent avec une seule et brève interruption, pendant près de cinq années. Malgré les attaques des radicaux et des socialistes, les modérés, appuyés sur la droite, paraissaient solidement installés au pouvoir. Il fallut, pour les en écarter, deux crises violentes, l’une au-dedans et l’autre au-dehors.

L’affaire Dreyfus, par laquelle les radicaux, alliés cette fois aux socialistes, reprirent le gouvernement, par laquelle Clemenceau rentra dans la vie publique, fut l’équivalent d’une révolution véritable. Autour du cas de cet officier juif, condamné pour trahison en 1894 par un conseil de guerre et dont l’innocence fut passionnément affirmée en 1897, deux camps se formèrent. Son nom même devint un symbole. La France se partagea en dreyfusards et en antidreyfusards. Cette lutte de doctrines, de sentiments, de tendances, où se heurtaient l’esprit conservateur et l’esprit révolutionnaire, répétait, sous une forme réduite et atténuée, les grandes crises du quatorzième siècle, des guerres de religion, de la Fronde, de 1789, où l’on avait vu, comme dans l’affaire Dreyfus, les « intellectuels » prendre parti, la philosophie et la littérature dans la bataille. Pendant trois années, la revision du procès Dreyfus gouverna toute la politique et finit par en déterminer le cours. Les polémiques avaient fixé les positions. Les partisans de la « chose jugée » s’étaient classés à droite et les partisans de l’innocence à gauche. Le conflit prit son caractère le plus aigu en 1899, lorsque le président Félix Faure, étant mort subitement, fut remplacé par Émile Loubet, que Paris, en majorité nationaliste, accueillit mal, et lorsque Déroulède et la Ligue des Patriotes eurent, le jour des obsèques, tenté un coup d’État qui échoua. La situation du boulangisme se reproduisait. Comme au temps du général Boulanger, comme au Seize Mai, la défense républicaine par l’union des gauches se reforma aussi.

Seulement l’union des gauches, baptisée par Clemenceau le Bloc, devait, cette fois, aller très loin à gauche. Les socialistes étaient devenus la pointe extrême du parti républicain. On ne pouvait défendre la République sans eux, et il fallait leur donner place au pouvoir. Quand Waldeck-Rousseau organisa son ministère de défense républicaine, en juin 1899, il y introduisit Alexandre Millerand, député de l’extrême gauche, défenseur des théories collectivistes, et ce choix causa du scandale et de l’inquiétude dans la bourgeoisie française. On devait pourtant revoir avec quelques-uns des chefs socialistes ce qu’on avait déjà vu avec quelques-uns des chefs radicaux : leur assagissement, leur assimilation progressive par le milieu conservateur. Ce n’étaient donc pas les concessions à leurs personnes qui étaient les plus graves, mais les concessions à leurs idées. Il ne s’agissait plus seulement de laïcité, programme commun des républicains de doctrine. Avec l’affaire Dreyfus, l’antimilitarisme était apparu et il en avait été un des éléments les plus actifs. Peu à peu, les charges militaires avaient été rendues presque égales pour tous, le jeune intellectuel passait à la caserne comme le jeune paysan, et le dégoût de cette servitude avait favorisé les campagnes d’idées et de presse contre l’armée et ses chefs. Victorieux par le ministère Waldeck-Rousseau, par la Haute Cour qui jugea les nationalistes et les royalistes, tandis que le procès de Dreyfus était revisé, le parti républicain, qui avait été en 1871 celui du patriotisme ardent et même exalté, inclinait tout au moins à négliger la défense nationale, sous l’influence de son extrême gauche internationaliste.

Ces événements, qui rendaient la prépondérance aux partis avancés, s’étaient pourtant accompagnés d’une autre crise, à l’extérieur celle-là, dont les suites allaient nous ramener face à face avec l’Allemagne. Les modérés, qui avaient gouverné presque sans interruption depuis le rapprochement franco-russe, s’étaient livrés à leur tour à la politique coloniale, et notre alliance avec la Russie avait produit une conséquence imprévue : elle nous avait rapprochés de l’Allemagne. Entre Saint-Pétersbourg et Berlin, les relations étaient bonnes. Guillaume II, qui régnait depuis 1888, avait de l’influence sur le jeune empereur Nicolas II qui avait succédé à son père Alexandre III en 1894. L’année d’après son avènement, la France, d’accord avec la Russie, avait accepté d’envoyer des navires de guerre à l’inauguration du canal de Kiel, qui permettait à la flotte allemande de passer librement de la Baltique dans la mer du Nord et qu’avaient payé nos milliards de 1871. Derrière l’alliance franco-russe, s’ébauchait une combinaison à trois dont le gouvernement britannique devait prendre ombrage, parce qu’elle était conçue en vue de l’expansion coloniale des grandes puissances du continent. Guillaume II donnait une flotte à l’Allemagne et il allait prononcer son mot retentissant : « Notre avenir est sur mer. » La Russie s’étendait en Extrême-Orient, où elle ne tarderait pas à se heurter au Japon dans un conflit désastreux. Quant à la France, c’était en Afrique surtout qu’elle développait son domaine. En 1882, sous l’influence de Clemenceau et du parti radical, le gouvernement français s’était désintéressé de l’Égypte que l’Angleterre avait occupée à titre provisoire, d’où elle ne partait plus et d’où elle se disposait à dominer toute l’Afrique orientale, du Cap au Caire. En novembre 1898, la mission Marchand, partie du Congo pour atteindre le haut Nil, s’était établie à Fachoda : avec ce gage entre les mains, le gouvernement français croyait être en état de poser de nouveau la question d’Égypte lorsque l’Angleterre le somma, sous menace de guerre, d’évacuer la place sans délai. Ainsi la politique coloniale nous menaçait d’un autre péril. Entre l’Angleterre et l’Allemagne, il fallait choisir.

Le ministre des Affaires étrangères de Waldeck-Rousseau, Théophile Delcassé, était d’origine radicale. Il gardait l’ancienne tradition du parti, opposé aux aventures lointaines et au rapprochement avec les vainqueurs de 1870. Il liquida l’affaire de Fachoda, et la France fut réconciliée avec le gouvernement britannique. Cette réconciliation nous associait aux intérêts de l’Angleterre et, si elle nous donnait une, garantie contre l’Allemagne, nous ramenait au danger d’une guerre continentale. Telle était la situation au lendemain des agitations de l’affaire Dreyfus, quand le gouvernement de défense républicaine, placé sous la dépendance de l’extrême gauche, cédait à la démagogie anticléricale et antimilitaire. À WaldeckRousseau, succéda, en 1902, Émile Combes, qui, appuyé sur la nouvelle majorité radicale-socialiste et socialiste sortie des élections, passa de la défense républicaine à l’offensive. Waldeck avait poursuivi les congrégations, mais non l’Église. Combes alla jusqu’au bout de l’anticléricalisme, jusqu’à la rupture des relations avec le Saint-Siège, jusqu’à la séparation de l’Église et de l’État, depuis longtemps inscrite au programme des républicains avancés et toujours différée. Cette guerre religieuse troublait et divisait le pays en faisant renaître le délit d’opinion et en créant une catégorie de suspects, écartés des emplois et mal vus des autorités, parmi les Français qui ne partageaient pas les idées du gouvernement La politique s’introduisait dans l’armée elle-même, tenue jusque-là hors des discordes civiles. La délation des « fiches » s’organisa contre les officiers qui allaient à la messe. En même temps, les propagandes les plus démagogiques s’exerçaient librement, même celle qui attaquait l’idée de patrie. Le pouvoir, les places, tout était entre les mains d’un petit nombre d’hommes et de leurs protégés, tandis qu’Émile Combes, fanatique désintéressé, couvrait ces abus et ces désordres. Dans la majorité elle-même, quelques républicains commencèrent à s’inquiéter. Chose remarquable : ce fut Alexandre Millerand qui conduisit la lutte contre un régime qu’il appela lui-même « abject ». Un socialiste annonçait le retour vers la modération.

Chose plus remarquable encore : pendant cette période d’obscurcissement de l’idée nationale, Théophile Delcassé, isolé au ministère des Affaires étrangères, travaillant sans contrôle, préparait la combinaison d’où les alliances de 1914 devaient sortir. En 1902, il s’était assuré la neutralité de ]’Italie en cas de guerre provoquée par l’Allemagne. En avril 1904, d’accord avec Édouard VII, tous les litiges coloniaux avaient été réglés entre la France et l’Angleterre. Nous lui abandonnions l’Égypte et nous recevions le droit de compléter notre empire de l’Afrique du Nord par le protectorat du Maroc. Dix mois plus tard, Combes était renversé. Un opportuniste, Rouvier, le remplaçait. Il continuait la politique anticléricale avec un peu moins d’âpreté, mais avec la même indifférence aux problèmes extérieurs lorsque l’Allemagne, encouragée par la défaite que le Japon venait d’infliger aux Russes en Mandchourie, allégua que l’accord franco-anglais avait lésé ses intérêts et réclama une conférence internationale sur la question du Maroc. Guillaume II, débarqué à Tanger, y prononça des paroles menaçantes. Le Maroc n’était que le prétexte d’une intimidation et d’une pression sur la France. Delcassé, partisan de la résistance à ces prétentions, fut désavoué par ses collègues et dut se démettre (6 juin 1905). Ainsi, à sept ans de Fachoda, le péril de guerre reparaissait, cette fois du côté de l’Allernagne. Encore neuf ans, et la guerre ne sera plus évitée. Les précautions diplomatiques que nous prenions contre elle étaient pour les Allemands une raison de se plaindre d’être encerclés et de s’armer davantage. À la conférence d’Algésiras, qui nous donna raison dans l’affaire marocaine, presque toutes les puissances s’étaient lignées contre eux, ils étaient restés isolés avec l’Autriche : désormais l’Allemagne refusera toutes les conférences, et, le grand jour venu, rendra le conflit certain. Toutefois, pour humiliants qu’ils eussent été, le recul de 1905 et le sacrifice de Delcassé n’avaient pas été inutiles. À ce moment la Russie, notre alliée, était impuissante. La France était affaiblie par de longues discordes. L’armée n’était pas prête. Le moral n’était pas bon. Le temps gagné nous a peut-être sauvés d’un désastre.

Désormais, jusqu’au jour de la mobilisation, c’est sous la menace de l’Allemagne que la France vivra. Le système de la paix armée, c’est-à-dire de la course aux armements, sans cesse aggravé depuis le jour où s’était fondée l’unité allemande, menait l’Europe à une catastrophe. L’Allemagne, avec une population et une industrie excessives, était poussée à la conquête de débouchés et de territoires dont le désir agissait autant sur les masses socialistes que sur les états-majors. Pour éviter la guerre, il ne suffisait plus que la France acceptât comme un fait accompli la perte de l’Alsace-Lorraine, et bornât son effort militaire à la défensive, comme l’indiquait la réduction du temps de service à deux années. L’illusion de la démocratie française fut qu’elle conserverait la paix parce qu’elle-même était pacifique. Néanmoins, il devenait impossible de méconnaître l’étendue du danger. Dans les partis de gauche, victorieux à toutes les élections, et qui avaient éliminé, après les anciennes droites, le vieux centre gauche lui-même, il se fit alors une nouvelle coupure. Le Bloc se rompit à la fois sur la politique intérieure et sur la politique extérieure. Le socialisme était devenu audacieux, son influence au Parlement était sans proportion avec sa force réelle dans le pays et il provoquait une agitation continuelle chez les ouvriers et chez les fonctionnaires. Au-dehors, par son adhésion à l’luternationale et par ses doctrines cosmopolites, il penchait pour l’entente avec l’Allemagne, entente impossible, puisque toute concession de notre part était suivie d’exigences nouvelles du gouvernement de Berlin. Sur ce terrain, le socialisme trouvait pourtant des concours parmi ceux qui, sans distinction d’origine, pensaient, comme Thiers le pensait au moment de l’alerte de 1875, qu’il fallait se réconcilier avec l’Allemagne et, au lieu d’organiser des alliances, lui donner des gages de nos sentiments pacifiques : Joseph Caillaux, qui incarnera cette idée à la tête du parti radical-socialiste, avait pour père un conservateur du Seize Mai. Dans le parti républicain, ce fut, avec Clemenceau, l’école jacobine qui se dressa contre cette tendance et qui, en 1908, entra d’abord en lutte avec Jaurès, le chef de l’extrême gauche. Ainsi, sous des apparences d’unité, lorsque l’immense majorité du Parlement proclamait qu’il n’y avait de véritables républicains que les républicains de gauche, il y avait scission. Lorsque les doctrines les plus démagogiques étaient officiellement professées, un nouveau parti modéré se reformait en secret. On vit même un ancien socialiste, Aristide Briand, devenu président du conseil, arrêter les grèves les plus dangereuses, comme celle des chemins de fer, tandis qu’après avoir achevé de réaliser la séparation de l’Église et de l’État, il parlait d’« apaisement », comme Spuller, en 1894, avait parlé d’« esprit nouveau ».

Cependant l’Allemagne, chaque jour plus résolue à la guerre, ne cessait de nous chercher querelle. L’objet en était toujours le Maroc où nous étendions notre protectorat. En 1908, nouvelle alerte à propos d’un incident survenu à Casablanca et que le ministère Clemenceau régla par un arbitrage. En 1911, récidive : un navire allemand prit position devant Agadir, sur la côte marocaine du Sud, et le gouvernement de Berlin, après cette manifestation de force, notifia sa volonté d’obtenir une « compensation ». Joseph Caillaux, qui gouvernait alors, transigea. La compensation fut accordée à l’Allemagne dans notre possession du Congo. Pour l’Allemagne, c’était non seulement un succès diplomatique, mais un avantage réel La presse allemande tourna ces acquisitions en ridicule et se plaignit que le grand Empire allemand eût été joué.

Deux leçons sortaient de l’affaire d’Agadir : l’une, pour l’Allemagne, que le Maroc était un mauvais casus belli, parce que la France menacée gardait son alliance avec la Russie et son entente avec l’Angleterre, tandis que, sur un prétexte marocain, les Allemands n’étaient même pas suivis par l’Autriche. L’autre leçon était pour la France : nos concessions ne servaient qu’à convaincre l’Allemagne de notre faiblesse et à la rendre plus belliqueuse. Les deux leçons portèrent. L’Allemagne cessa de s’intéresser au Maroc et elle dirigea son attention sur les affaires d’Orient où la Révolution turque de 1908 et l’avènement de jeunes libéraux nationalistes à la place de la vieille Turquie avaient mis en mouvement, dans l’Europe balkanique et danubienne, les nationalités nouvelles dont les revendications menaçaient l’Autriche-Hongrie, Empire composite. Quant à la France, l’affaire d’Agadir amena au pouvoir les plus nationaux des hommes de gauche. Raymond Poincaré, républicain lorrain, qui n’acceptait pas la formule de Thiers - la « politique de l’oubli » - d’où était sorti le parti du rapprochement avec l’Allemagne, devint président du conseil en janvier 1912. Dans les lettres, dans la presse, dans le monde intellectuel, presque toujours en marge de la vie politique, il y avait d’ailleurs un mouvement continu, auquel le nom de Maurice Barrès restera attaché, contre le délaissement de l’idée nationale. La doctrine nationaliste, affirmée pendant l’affaire Dreyfus et vaincue, servit alors à une sorte de redressement, comme, après le boulangisme, elle avait conduit à l’alliance russe. Pareillement, au milieu des triomphes électoraux de la République, qui n’était plus contestée dans les assemblées politiques, la critique de la démocratie par Charles Maurras et son école apportait une antithèse à laquelle les, esprits les plus larges, parmi les républicains, reconnaissaient l’utilité, jadis proclamée par Gambetta, d’une opposition de doctrine, absente depuis longtemps. Un député d’extrême gauche, Marcel Sembat, écrivait, à la suite de ces discussions, un pamphlet curieux, dont on n’eût pas imaginé le titre quinze ans plus tôt : Faites un roi, sinon faites la paix. En même temps, le principe essentiel de la démocratie, le suffrage universel, s’altérait étrangement et une campagne persévérante pour la représentation proportionnelle, c’est-à-dire pour le droit des minorités, gagnait des adhérents et allait changer la physionomie de la vie politique, fondée jusque-là sur le système le plus durement majoritaire.

Les deux années qui précédèrent la guerre furent remplies de présages où les observateurs seuls trouvaient des avertissements et qui échappaient à la foule. En 1912, dans une première mêlée balkanique, les Turcs étaient vaincus par la coalition des Bulgares, des Grecs et des Serbes. L’an d’après, les coalisés se battaient pour les dépouilles, et les Bulgares étaient punis de leur agression : Bulgarie, Turquie auraient une revanche à prendre et seraient des alliées pour l’Allemagne. Ces événements étaient suivis avec intérêt par la Russie, ils alarmaient les deux puissances germaniques en menaçant l’Autriche et leur donnaient le désir de mater les Slaves : l’occasion que cherchait l’Allemagne commençait à s’offrir et une atmosphère trouble se répandait en Europe. En janvier 1913, Raymond Poincaré avait été élu président de la République en remplacement d’Armand Fallières et, sous son influence, on redevenait vigilant. Appelé par lui au ministère, un ancien modéré, Louis Barthou, fit accepter par les Chambres le retour au service de trois ans, nécessaire pour renforcer notre armée de première ligne. Publics ou occultes, les symptômes et les renseignements affluaient. Ils montraient l’Allemagne en marche vers la guerre : le gouvernement impérial venait de lever un impôt extraordinaire d’un milliard pour accroître ses effectifs et son matériel. Cependant, en France, la loi de trois ans, impopulaire, ramenait au pouvoir les radicaux-socialistes qui s’efforcèrent de reconstituer le bloc des gauches contre les modérés. À la veille de la guerre, dans I’énervement que répandait une menace qu’on sentait sans la définir, le conflit entre les deux tendances du parti républicain devenait plus âpre. Joseph Caillaux, de nouveau ministre, attaquait et il était attaqué ; Aristide Briand dénonçait le « ploutocrate démagogue ». Pendant cette campagne, Mme Caillaux tua d’un coup de revolver Gaston Calmette, directeur du Figaro, et ce meurtre rappela celui de Victor Noir quelques mois avant 1870. C’était le crime qui précède et annonce les grands crimes. Celui de Serajevo, qui servirait de prétexte à la guerre, suivit bientôt. Des signes de sang étaient partout.

Lorsque, le 28 juin 1914, l’archiduc héritier d’Autriche-Hongrie fut assassiné avec sa femme dans la petite ville de Serajevo par des conspirateurs slaves, la masse du peuple français était bien éloignée de croire à la guerre. Aux élections du mois d’avril, le nouveau bloc des gauches l’avait emporté. Un ministère Ribot, partisan de la loi de trois ans, avait été renversé le jour même où il s’était présenté devant la Chambre, et c’est à un socialiste récemment assagi, René Viviani, que dut s’adresser le président Poincaré pour tâcher de maintenir l’organisation militaire qui venait d’être reconstituée. La démocratie française, indifférente aux événements lointains, vivait dans une telle quiétude que c’est à peine si elle remarqua l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie. Pas plus que du tragique « fait divers » de Serajevo, la foule n’en tira de conséquences. Au fond, elle croyait la guerre impossible, comme un phénomène d’un autre âge, aboli par le progrès. Elle se figurait volontiers que, si Guillaume II et les officiers prussiens en avaient le désir, le peuple allemand ne les suivrait pas. Dix jours plus tard, la guerre la plus terrible des temps modernes éclatait.

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