LA FRANCE PITTORESQUE
Troisième République
(Chapitre 21 - Partie 1/2)
(par Jacques Bainville)
Publié le dimanche 10 juillet 2011, par Redaction
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La défaite et l’invasion avaient renversé Napoléon III comme elles avaient renversé Napoléon Ier. Mais, en 1870, la situation était beaucoup moins simple qu’en 1814 et en 1815. L’opération du 4 septembre ressembla plutôt, dans une certaine mesure, à celle de 1830. Ce point, trop méconnu, doit être mis tout de suite en lumière
 

Les hommes qui formaient le gouvernement de la Défense nationale s’étaient empressés d’arrêter l’émeute et de lui soustraire le pouvoir, comme les libéraux après les journées de Juillet. Dès le début, la coupure avec les révolutionnaires avait été nette. Mais, dans ce directoire bourgeois, il y avait aussi deux tendances distinctes. Les uns, comme Jules Simon, Jules Favre, Ernest Picard, étaient des modérés, des politiques. Thiers, qui passait encore pour orléaniste, était déjà très près d’eux. Ceux-là comprenaient que la guerre était perdue et ils songeaient à la liquider le plus tôt possible. L’autre groupe, à la tête duquel était Gambetta, se composait de républicains ardents qui conservaient les traditions jacobines et qui voulaient la guerre à outrance. Le nouveau gouvernement, exactement comme celui de Louis-Philippe, aurait un parti de la résistance et un parti du mouvement. Tandis qu’il subirait des assauts révolutionnaires, il serait divisé sur la question de la paix. La République s’affermit et dura parce que l’insurrection fut vaincue et parce que le parti belliqueux eut le dessous. Thiers, avec son expérience de la politique et de l’histoire, comprit clairement cette situation et c’est ainsi qu’il devint le véritable fondateur du régime nouveau.

Les modérés eurent un moment l’illusion que, comme en 1814 et en 1815, l’ennemi en voulait surtout à l’Empire et que l’Empire renversé, la paix deviendrait facile. Ils durent s’apercevoir tout de suite que la Prusse faisait la guerre à la France. Dès le 15 septembre, Jules Favre, à Ferrières, rencontra Bismarck qui exigea l’Alsace. L’espoir qu’avaient eu les modérés s’évanouissait. La paix acceptable, la transaction honorable, qu’on s’était flatté d’obtenir après la déchéance de la dynastie napoléonienne, n’étaient pas possibles. Gambetta et les partisans de la guerre à outrance furent fortifiés par cet échec, et l’organisation de la résistance commença. De là, une autre conséquence devait sortir. D’une part, Bismarck ne voulait traiter qu’avec un gouvernement régulier et, celui de la Défense nationale ne l’étant pas, il fallait des élections pour qu’il devînt légal. D’autre part, Gambetta craignait les élections qui pouvaient être à la fois hostiles à la République et favorables à la paix. On prit donc le parti de les ajourner.

Trois jours après l’entrevue de Ferrières, les armées allemandes commençaient l’investissement de Paris. Séparée du reste. de la France, pleine d’illusions sur la « sortie en masse », travaillée par les révolutionnaires, la grande ville allait être assiégée pendant quatre mois. Le gros du gouvernement était resté enfermé dans la capitale et n’avait au-dehors qu’une délégation, établie à Tours, qui persistait à réclamer la convocation irmnédiate des électeurs. Ce désaccord pouvait entraîner une scission. Pour la prévenir et pour diriger la résistance en province, Gambetta quitta Paris en ballon. Se trouvant seul à Tours, avec quelques collègues sans autorité, il exerça une véritable dictature et improvisa des armées, dans l’idée, renouvelée de 1793, de repousser l’envahisseur. Ces efforts devaient être vains. Depuis que la France avait perdu ses troupes régulières, la partie était trop inégale. Il n’y avait plus à sauver que l’honneur. Il le fut. Et l’on peut ajouter que la prolongation de la résistance, en obligeant les Allemands à continuer la campagne quand ils croyaient tout fini, les rendit pour un temps circonspects parce qu’elle leur donna l’idée que la France n’était pas un pays dont on venait à bout facilement.

Cependant les espérances que le gouvernement de la Défense nationale avait conçues s’écroulaient l’une après l’autre. Thiers avait été chargé d’une mission pour solliciter l’intervention de l’Europe. Partout il essuya des refus. Personne alors ne voyait le danger d’une grande Allemagne et, au fond, personne n’était fâché d’une diminution de la France. La Russie profita même de notre désastre pour défaire ce que la guerre de Crimée et le congrès de Paris avaient fait : elle retrouvait la possibilité de reprendre, en Orient, sa politique contre la Turquie. Thiers revint de sa tournée dans les capitales européennes convaincu qu’il n’y avait plus qu’à demander un armistice. D’ailleurs, en même temps que cet échec diplomatique, un grave événement s’était produit. L’armée de Metz avait capitulé le 27 octobre. Bazaine, qui la commandait, avait cru qu’en gardant ses cent cinquante mille hommes, la dernière force militaire qui restât à la France, il serait l’arbitre de la situation et qu’il pourrait négocier la paix au nom de l’Empire. Bismarck l’entretint dans cette idée par une savante intrigue jusqu’au jour où il eut obtenu la reddition sans combat de la seule de nos armées qui comptât encore. En 1873, Bazaine sera condamné pour trahison.

Dans Paris investi de toutes parts, la nouvelle de la reddition de Metz, les bruits d’armistice, l’échec de quelques sorties tentées par les assiégés, tout énervait, tout aigrissait la population qui commençait à souffrir de la rareté des vivres. La « fièvre obsidionale » favorisait l’agitation révolutionnaire. Déjà, plusieurs manifestations avaient eu lieu pour réclamer des élections immédiates, municipales et législatives. Le mot de Commune avait été prononcé. Le 31 octobre éclatait une insurrection véritable à la tête de laquelle était Blanqui, vétéran de l’émeute. Le gouvernement, un moment prisonnier dans l’Hôtel de Ville, fut dégagé, non sans peine. C’était l’annonce des troubles prochains.

L’hiver de 1870-1871 fut rude, et cette année-là est restée longtemps dans le souvenir des Français comme « l’année terrible ». Les armées de secours, les armées de « mobiles » levées à la hâte pour délivrer Paris, furent battues l’une après l’autre. L’armée de la Loire, après un succès à Coulmiers, dut reculer devant les forces allemandes que la reddition de Metz avait libérées et fut poursuivie jusqu’au Mans. Une sortie de la garnison parisienne, destinée à donner la main aux armées de province, fut repoussée à Champigny. Tour à tour, Chanzy dans l’Ouest, Faidherbe au nord, Bourbaki à l’est échouaient. L’occupation de la France par l’ennemi s’étendait et le siège de Paris devenait plus rigoureux. Le 5 janvier, le bombardement commença. Cependant Gambetta ne voulait pas renoncer à la lutte et l’opposition grandissait contre sa dictature. Le désaccord qui s’était annoncé dans le gouvernement dès le mois de septembre allait devenir aigu.

Le 28 janvier, Paris étant à bout de vivres et à bout de forces, une dernière sortie ayant échoué à Buzenval, une convention d’armistice fut signée à Versailles par Jules Favre et Bismarck : les élections devaient avoir lieu sans délai pour que l’Assemblée se prononçât sur la paix ou sur la guerre. À Versailles aussi, dix jours plus tôt, dans la Galerie des Glaces, un grand événement avait eu lieu. Le, 18 janvier, anniversaire de la fondation du royaume de Prusse, Guillaume Ier avait été proclamé empereur allemand. L’unité allemande était créée au bénéfice de la Prusse et des Hohenzollern par la défaite de la France, et elle fut acceptée par l’Europe entière qui ne se doutait pas alors de la menace qu’une grande Allemagne lui apportait.

La France, elle, n’avait qu’un gouvernement provisoire etil n’était pas uni. Gambetta, venu de Tours à Bordeaux, avait désapprouvé l’armistice. Il voulut, du moins, quand l’armistice eût été signé malgré lui, que la suspension des hostilités servît à préparer la résistance « jusqu’à complet épuisement ». Il fallait donc une Assemblée « nationale républicaine », résolue à repousser toute mutilation du territoire et, si la paix ne pouvait être obtenue autrement, « capable de vouloir aussi la guerre ». Thiers, dont l’influence grandissait tous les jours, s’opposait à Gambetta qu’il traitera bientôt de « fou furieux ». Les modérés du gouvernement désavouèrent leur fougueux collègue, et le « dictateur » donna sa démission. Le parti républicain allait donc aux élections divisé. Son aile gauche, la plus ardente, compromettait la République par l’idée de la guerre sans fin que rejetait le bon sens du pays. L’insurrection du 31 octobre et l’agitation qui persistait à Paris montraient aussi que le danger révolutionnaire était lié aux protestations contre l’armistice. Enfin, dans le grand désarroi que la catastrophe avait causé, le suffrage universel, déçu par l’Empire, se tournait naturellement vers les hommes qui représentaient l’ordre et la paix, les conservateurs monarchistes qu’il avait déjà envoyés aux Assemblées de la deuxième République. C’est encore à ceux-là que les élections du 8 février 1871 donnèrent la majorité : sur six cent cinquante députés, l’Assemblée nationale compta quatre cents légitimistes et orléanistes. On se trouvait ainsi ramené au même point qu’en 1851, avant que l’Assemblée conservatrice eût été dispersée par le coup d’État.

Pour d’autres raisons, l’Assemblée de 1871 n’allait pas mieux réussir à restaurer la monarchie. D’ailleurs, tout la paralysait. Les deux branches de la maison de Bourbon, séparées par le souvenir de 1830, n’étaient pas encore réconciliées. De plus, les royalistes, pour écarter de la monarchie le reproche qui avait poursuivi la Restauration, celui d’être revenue dans les fourgons de l’étranger, croyaient habile de laisser à un régime de transition la responsabilité d’une paix qui mutilerait le territoire. Ils voyaient aussi les signes avant-coureurs d’une insurrection et ils ne voulaient pas charger de la répression les débuts d’un règne. Au lieu de restaurer tout de suite la monarchie, comme en 1814, on l’ajourna. La question du régime fut réservée d’un commun accord par le « pacte de Bordeaux ». L’état de fait, qui était républicain, subsista. Et ce fut la République qui signa la paix. Elle vint à bout de la Commune et rétablit l’ordre. Elle assuma toutes les responsabilités et elle en eut le bénéfice. Ce fut elle quir emplit le programme sur lequel la majorité de droiteavait été élue. Alors les craintes que la République inspirait - révolution, guerre sans fin - s’évanouirent. Et ces causes réunies firent que le régime républicain, d’abord provisoire, devint définitif.

Le prestige personnel, l’action de Thiers y furent pour beaucoup. Au cours de ses nombreuses métamorphoses, Thiers, sous l’Empire et par opposition à l’Empire, s’était converti à la politique extérieure traditionnelle. Il avait combattu le principe des nationalités, annoncé les catastrophes. Il avait vu approcher la guerre avec la Prusse, mais conseillé de l’éviter parce que la France n’était pas prête. Ces souvenirs lui donnaient une. autorité sans rivale, surtout dans les classes moyennes, dont l’opinion, chez nous, est toujours décisive. Agité, aventureux, fanfaron jusqu’à l’âge mûr, Thiers, dans sa vieillesse, apparaissait comme l’incarnation du bon sens. Le 8 février, il avait été élu dans vingt-six départements. Si Thiers devenait républicain, la bourgeoisie le deviendrait, et il l’était déjà, tout en ayant assez d’habileté pour laisser de côté la question du régime. La majorité monarchiste était d’accord avec lui pour la remettre à plus tard et elle le nomma chef du pouvoir exécutif. Un républicain de doctrine, Jules Grévy, fut élu président de l’Assemblée. Celui-là avait dit dès 1848 : « Je ne veux pas que la République fasse peur. » Il avait également combattu Gambetta. L’Assemblée poussait en avant les hommes les plus capables de faire accepter la République par un pays qui se méfiait d’elle.

Il fallut tout de suite négocier avec l’Allemagne, l’armistice touchant à sa fin. Négocier n’était pas le mot juste. Il n’y avait plus qu’à subir les conditions de l’ennemi. Les élections avaient désarmé nos négociateurs, parce qu’elles avaient mis en relief un grand désir de paix. Cette paix, l’Assemblée avait le mandat de la signer. Il n’était même pas possible de tirer parti de la résistance où Gambetta s’était obstiné, de menacer Bismarck d’un soulèvement national si ses exigences étaient excessives. On ne pouvait compter non plus sur un autre congrès de Vienne pour rompre le tête-à-tête du vainqueur et du vaincu. L’Angleterre, la Russie, l’Autriche avaient bien donné à Bismarck quelques conseils de modération, mais le congrès de Londres, réuni pour les affaires d’Orient, n’avait pas voulu s’occuper de la paix franco-allemande. La France restait seule. Le principe des nationalités ne lui avait donné ni alliances ni amis. Il fallut céder l’Alsace, une partie de la Lorraine, avec une indemnité de cinq milliards jusqu’au paiement de laquelle l’occupation allemande continuerait. Les préliminaires de la paix furent signés le 26 février 1871 et, trois jours plus tard, ratifiés par l’Assemblée. Les députés des provinces cédées protestèrent que les populations d’Alsace et de Lorraine regardaient comme nul un pacte qui disposait d’elles sans leur consentement. Cent sept voix seulement s’étaient prononcées contre la ratification et c’étaient des voix de républicains avancés : l’extrême gauche radicale restait le parti de la guerre à outrance, et plusieurs de ses membres, pour mieux marquer leur opposition à la signature de la paix, donnèrent leur démission.

Parmi les conditions que Bismarck avait posées, il en était une qui était grave, et c’était la seule qui ne lui rapportât rien. Il avait exigé pour les troupes allemandes une entrée solennelle dans Paris. Rien n’était plus propre à surexciter les Parisiens, après les souffrances et 1’énervement du siège, dans le trouble dont était frappée la vie de cette immense cité. L’explosion révolutionnaire qui s’y préparait était mêlée de beaucoup d’éléments. L’humiliation du défilé, bien que limité aux Champs-Élysées et d’une durée de quelques heures seulement, compta parmi les causes de la Commune. Presque tous les députés de Paris avaient voté contre la paix. Paris était pour la République, pour la guerre révolutionnaire. Paris était hostile à cette Assemblée de « ruraux » dont les sentiments conservateurs et pacifistes étaient si différents des siens. Les traditions de 1793, les souvenirs de 1830 et de 1848 n’avaient pas disparu : les débuts de Delescluze, un des chefs de la Commune, dataient des journées de Juillet. La Révolution « patriote » s’associait d’ailleurs bizarrement à l’Internationale socialiste, la vieille conception jacobine de la Commune à des idées de fédéralisme communal fort éloignées de la République une et indivisible. Le fonds général, c’était l’esprit d’émeute dans une population qu’on avait armée pour le siège et qui avait gardé ses armes, parce que le gouvernement n’avait eu ni la volonté ni la force de les lui enlever.

L’insurrection que l’on voyait venir commença le 18 mars lorsque l’ordre eut été donné de reprendre les canons de la garde nationale. Mais une autre circonstance s’était produite et elle donne à ces événements une curieuse ressemblance avec ceux de la Révolution. L’Assemblée, d’abord réunie à Bordeaux, avait décidé de siéger, non dans la capitale dont l’agitation était redoutée, mais à Versailles, comme les états généraux de 1789. On avait même proposé Bourges ou Fontainebleau. Cette marque de méfiance fut interprétée à Paris comme l’annonce d’une restauration ou d’un coup d’État. Une grande partie des gens paisibles avait déjà quitté la ville, remplie d’une masse oisive et armée où affluaient aussi des aventuriers de toute sorte. Quant aux forces régulières, il était inutile de compter sur elles pour maintenir l’ordre. Elles existaient à peine et leur esprit était mauvais : celles qui furent envoyées à Montmartre pour reprendre les canons fraternisèrent avec la foule et abandonnèrent le général Lecomte, fusillé quelques heures plus tard avec un ancien général de la garde nationale, Clément Thomas. Alors éclata ce qui couvait depuis longtemps. Après quelques jours d’incertitude et de confusion, l’insurrection prit forme par la création d’un gouvernement de la Commune qui rompit avec celui de Versailles. Ce n’était plus une émeute. C’était la guerre civile et plus grave qu’aux journées de Juin.

La Commune a singulièrement frappé les esprits. Elle a laissé une horreur profonde. C’est elle cependant qui a consolidé le régime républicain, d’abord, comme nous l’avons déjà dit, parce que la République se montra capable de rétablir l’ordre, ensuite parce que, dès les premiers symptômes de l’insurrection, qui avaient paru également dans quelques grandes villes, Thiers avait cessé de ménager la droite, s’étant convaincu que la République était nécessaire pour calmer les esprits. Tel était le vrai sens de son mot : « La République est le régime qui nous divise le moins. »

En attendant, il fallait battre les insurgés. Thiers, s’inspirant des leçons de l’histoire et de l’expérience de la réaction européenne en 1848, notamment de la méthode employée à Vienne par le général Windischgraetz, avait résolu de livrer Paris aux révolutionnaires pour les y enfermer et les y écraser ensuite. Ce plan réussit, parce que l’insurrection avorta dans les autres grandes villes et parce que la France voulut la répression et la soutint. Il y fallut deux mois pendant lesquels Paris connut une nouvelle Terreur par l’exécution ou le massacre des otages, au nombre desquels se trouva l’archevêque de Paris. Le 21 mai seulement, après un véritable siège, les Versaillais entrèrent dans la capitale. Pendant une semaine encore, la semaine sanglante, les fédérés, les communards furent refoulés de quartier en quartier, tandis qu’ils allumaient des incendies pour arrêter les soldats, brûlaient les Tuileries, l’Hôtel de Ville, laissant croire que la révolution détruirait Paris plutôt que de se rendre. Dans les deux camps, l’acharnement fut extrême. La rigueur de cette répression n’avait jamais été égalée. Il y eut dix-sept mille morts, des exécutions. sommaires, plus de quarante mille arrestations. Les conseils de guerre prononcèrent des condamnations jusqu’en 1875. Quelques chefs de la Commune furent exécutés, d’autres déportés, parmi lesquels Rochefort. Et, loin de nuire à la République, cette sévérité la consolida. Elle apparut comme un régime à poigne, un régime d’autorité, qui avait renversé la règle de 1789, de 1830, de 1848, qui n’avait pas admis que Paris imposât une révolution à la France.

Cette guerre civile s’était déroulée sous les yeux, au contact des Allemands, qui, en vertu de l’armistice, occupaient les forts du nord et de l’est de Paris. Bismarck avait même offert au gouvernement français de venir à son aide pour réprimer l’insurrection. Thiers avait repoussé ce concours déshonorant. Mais la paix n’était pas encore signée. Il fallait hâter le retour des prisonniers pour avoir des soldats et pour reprendre Paris. Si la Commune se prolongeait, Bismarck pouvait tirer prétexte de l’anarchie qui, eût menacé son gage et devenir plus exigeant. En effet, il profita des circonstances pour aggraver les conditions des préliminaires de paix. Le traité fut signé à Francfort le 10 mai, approuvé aussitôt par l’Assemblée, et les ratifications échangées entre la France et l’Allemagne le 21, le jour où l’armée de l’ordre rentrait dans Paris. La guerre étrangère et la guerre civile étaient terminées en même temps.

Sans doute il y avait bien des ruines à relever. Il y avait à payer les cinq milliards du traité de Francfort, qui n’étaient qu’une partie de ce que le désastre nous avait coûté, car on en a estimé le prix à plus de quinze milliards. Il restait à libérer le territoire, occupé jusqu’au paiement de l’indemnité. Mais les deux tâches principales pour lesquelles l’Assemblée avait été élue étaient accomplies. L’ordre était rétabli, la paix faite. Le chef du pouvoir exécutif de la République française s’était chargé de la besogne. Son crédit personnel était accru. Le régime, encore provisoire, qu’il représentait, cessait d’effrayer, parce qu’il prenait, avec Thiers, un aspect conservateur. Thiers disait que la République « serait conservatrice ou ne serait pas » et il demandait qu’on en fit « l’essai loyal ». À ce moment, d’ailleurs, Gambetta entra dans sa pensée et comprit que la cause républicaine était perdue si elle ne se dégageait de ses traditions révolutionnaires et belliqueuses. Des élections complémentaires avaient lieu le 2 juillet 1871. Gambetta, revenu d’Espagne où il s’était réfugié, posa sa candidature, et, dans sa profession de foi, annonça qu’il s’était converti à la sagesse de Thiers. Son programme devenait « à la fois conservateur et radical ». Le parti « opportuniste » était fondé et la République avec lui. Il y avait cent onze sièges à pourvoir. Cent républicains, presque tous très modérés, furent élus. Le courant entraînait maintenant le pays vers la République.

C’était le moment où la droite, encore maîtresse de la majorité, était prête à restaurer la monarchie. La réconciliation, la « fusion » entre les deux branches de la maison de Bourbon se réalisait. Le petit-fils de Louis-Philippe s’effaçait devant le petit-fils de Charles X. Non seulement c’était un peu tard, mais il y avait un malentendu entre le comte de Chambord et l’Assemblée qui voulait lui offre la couronne. Comme Louis XVIII, le comte de Chambord entendait rentrer en vertu de son principe, sans subir les conditions des parlementaires. La question du drapeau blanc, qu’il mit tout de suite en avant, était un symbole.

On eut alors pendant cinq ans cette situation étrange : une majorité royaliste qui n’était pas d’accord avec le prince légitime, le seul qu’elle reconnût. Et cette majorité, ne rétablissant pas la monarchie, voulait au moins empêcher la République de s’établir. Cependant la République vivait, et cette République « sans républicains » tendait à devenir républicaine. Elle allait à gauche. La propagande de Gambetta était fructueuse. Aux élections partielles, c’étaient maintenant des républicains conservateurs, des amis de Thiers, qui étaient battus par des radicaux. La droite diminuait, fondait de jour en jour. En 1873, une lettre du comte de Chambord, inébranlable sur son principe, avait encore ajourné la question du régime : on pouvait pressentir que jamais l’Assemblée et Henri V ne parviendraient à s’entendre. À ce moment, la droite, trouvant un chef dans le duc de Broglie, tenta de brusquer les choses. Pour se défendre contre les progrès du radicalisme, l’union conservatrice, coalition des légitimistes, des orléanistes et des bonapartistes, résolut de prendre elle-même le pouvoir. Elle le prenait deux ans trop tard.

L’opération fut conduite par des parlementaires habiles. Un des leurs, Buffet, déjà substitué à Grévy, dirigeait les débats de l’Assemblée, et, au jour dit, aida puissamment à la chute de Thiers (24 mai 1873). Tout était prêt, convenu. Thiers fut remplacé le soir même par le maréchal de Mac-Mahon. Attaché par ses traditions à la monarchie légitime, ce loyal soldat, devenu président de la République, allait, comme quelqu’un l’avait prédit, la fonder.

Le duc de Broglie fut aussitôt choisi comme chef du gouvernement. Disposé à faire la monarchie, il en avait prévu l’échec et il s’était ménagé une ligne de retraite. La restauration fut consciencieusement préparée. Le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, vint à Frohsdorf pour sceller avec le comte de Chambord la réconciliation des deux branches de la maison de France. Les groupes de la majorité formèrent la commission des Neuf qui prit les mesures nécessaires pour que l’Assemblée, en vertu de son pouvoir constituant, votât le rétablissement de la royauté. L’accord, à droite, était complet, le succès était en vue et les partis républicains alarmés se rapprochaient et formaient l’union des gauches, fort troublés d’ailleurs à l’idée de recourir à l’insurrection contre une restauration légale. On escomptait dans l’Assemblée une majorité d’au moins vingt-six voix en faveur de la monarchie. Il ne manquait plus que le consentement du comte de Chambord. Maintiendrait-il le drapeau blanc ? Il restait toujours dans la réserve, en exil volontaire. Le député Chesnelong, envoyé auprès de lui pour négocier, rentra convaincu que la difficulté était levée. Le bruit se répandit que le petit-fils de Charles X acceptait le drapeau tricolore, la monarchie paraissait faite, lorsque, par une lettre retentissante datée du 27 octobre, le comte de Chambord exposa ses raisons immuables . « Je veux, disait-il, rester tout entier ce que je suis. Amoindri aujourd’hui, je serais impuissant demain. » Il préférait ne pas régner plutôt que d’être « le roi légitime de la Révolution », et garder intact le principe monarchique plutôt que de le compromettre dans une restauration éphémère.

Cette lettre, qui consterna les royalistes, remplit de joie les bonapartistes et les républicains. Il n’est pas défendu de croire qu’elle soulagea les monarchistes libéraux dont les idées auraient eu peine à s’accorder avec celles d’Henri V qui concevait toute une réforme politique et sociale de la France à laquelle les esprits n’étaient nullement préparés. En résumé, la monarchie parlementaire était impossible. Alors intervint la combinaison que le duc de Broglie tenait en réserve. Pour gagner du temps, pour parer au désarroi des conservateurs, pour ménager l’avenir, sa solution était de consolider les pouvoirs du maréchal, de les prolonger, de les rendre indépendants de l’Assemblée, de faire de la présidence de la République une sorte de succédané de la monarchie, Il n’y aurait, le jour venu - c’est-à-dire lorsque le comte de Chambord aurait disparu ou abdiqué - qu’à mettre le roi à la place du maréchal de Mac-Mahon, véritable lieutenant général du royaume. De cet expédient est née la présidence de la République telle qu’elle existe encore de nos jours. « Ne pouvant faire la monarchie, il faut faire ce qui s’en rapproche le plus », disait alors le comte de Paris. Les pouvoirs du président furent votés pour sept ans. Si la République n’était qu’un régime de fait, si elle n’était pas fondée, elle était, bien près de l’être.

Elle le fut seulement dans les premiers mois de 1875. On ne tarda pas, en effet, à s’apercevoir que le septennat ne se suffisait pas à lui-même, que c’était un « rempart d’argile ». La nécessité d’organiser les pouvoirs publics s’imposait. Mais on ne pouvait les organiser sans définir le régime politique de la France. Il y avait un pouvoir exécutif. Il y avait aussi une Assemblée dont la majorité monarchiste s’était dite constituante. Son mandat n’était pas éternel et elle ne pouvait se séparer sans avoir donné au pays une Constitution marquée à son empreinte. Voter des lois constitutionnelles était inévitable. Il ne l’était pas moins, en les votant, de choisir entre la monarchie et la république. La majorité hésita, lutta longtemps. Les républicains n’hésitaient pas moins à accepter une Constitution parlementaire élaborée par des conservateurs et des orléanistes. Après un président, il leur fallait accepter un Sénat, qui ne serait même pas élu au suffrage universel, c’est-à-dire tout ce que la doctrine démocratique condamnait. Alors, évoluant toujours vers l’opportunisme, se séparant des radicaux, partisans du tout ou rien, Gambetta entraîna la gauche. Dans la pensée qu’une Constitution trop républicaine effraierait le pays et amènerait une réaction, il détermina les républicains à se contenter de ce que leur apportaient des monarchistes et des modérés. Le 30 janvier 1875, à une seule voix de majorité, l’amendement Wallon, qui prononçait le nom de la République, qui l’inscrivait officiellement dans les lois était adopté. Cet amendement disait que le président de la République serait élu par les deux Chambres et rééligible. Ainsi, personnels à l’origine, les pouvoirs du président devenaient impersonnels. Le maréchal de Mac-Mahon pourrait avoir des successeurs. À travers le Septennat, la République avait passé. Elle a toujours porté la marque des hommes qui l’avaient fondée et dont le système idéal était celui de la monarchie de Juillet. Mais ces hommes-là allaient en être chassés bientôt.

Cette République, encore provisoire, puisque la revision des lois constitutionnelles y était prévue, cette République en quelque sorte monarchique, c’était toujours la République sans les républicains. Il était entendu qu’elle devait être conservatrice. Thiers l’avait déjà promis et quand la majorité lui avait repris le pouvoir, c’était parce qu’elle l’accusait de ne pas tenir sa promesse et de ne pas résister au courant qui entraînait le suffrage universel à gauche. Pour que la République devînt républicaine, il ne restait plus qu’à en expulser les conservateurs avec le président qu’ils avaient nommé. C’est ce qui arriva en peu de mois par un ensemble de causes où la politique extérieure vint se mêler à la politique intérieure.

Thiers, qui avait tout dirigé pendant deux ans, n’avait eu qu’un programme de politique étrangère : la paix. Après l’avoir faite, il en avait rempli les conditions. En premier lieu, il fallait délivrer la France de l’occupation allemande. À tout instant, au moindre prétexte, Bismarck pouvait manifester de nouvelles exigences. La France ne serait pas tranquille avant que le dernier soldat allemand eût repassé la nouvelle frontière. Pour cela, les cinq milliards devaient être payés au plus vite. Les Français aiment à tenir leurs engagements. Rien ne fut refusé pour la libération du territoire. La confiance dans le relèvement de la France était si grande, au-dedans et au-dehors, qu’un emprunt de trois milliards avait été couvert quatorze fois. Ainsi, on fut en mesure de payer par anticipation. Au mois de mars 1873, une convention franco-allemande avait fixé le dernier versement au 5 septembre suivant, moyennant quoi l’occupation prendrait fin un an avant la date prévue par le traité, ce qui eut lieu. Mais, dans l’intervalle, Thiers était tombé et sa chute avait causé à Berlin du mécontentement et de l’inquiétude. Bismarck le savait devenu pacifique autant qu’il avait été belliqueux dans sa jeunesse et son âge mûr. En effet, Thiers qui, en 1866, avait annoncé les dangers de l’unité allemande voyait maintenant la France battue, affaiblie, isolée, et il pensait que le mieux était de s’entendre avec le puissant vainqueur. Il s’était empressé de reconstituer une force militaire, parce qu’il savait que la France ne peut se passer d’une armée, mais rien n’était plus éloigné de son esprit que l’idée de revanche. Cela, Bismarck ne l’ignorait pas. À ses yeux, Thiers était le garant de la paix qu’il avait signée. Lorsque Thiers eut été renversé du pouvoir, le chancelier de l’Empire allemand montra qu’il craignait tout à la fois le gouvernement des conservateurs, capable de nouer en Europe des alliances monarchiques et catholiques, et le gouvernement des républicains ardents, ceux qui, avec Gambetta, avaient voulu la guerre à outrance et voté contre le traité de Francfort. De plus, à aucun moment, Bismarck n’avait cessé de se méfier de la France et de l’Europe. Il était apparu tout de suite que le nouvel Empire allemand, fondé par la force, ne compterait que sur la force pour se maintenir. Il allait imposer à tous ses voisins le principe de la nation armée et de la paix armée, qui était gros d’une autre guerre, plus terrible que toutes celles que le monde avait connues. La grande Allemagne fondée par les erreurs et la défaite de la France, par la bienveillante neutralité de l’Europe, préparait le sombre avenir que les hommes clairvoyants du dix-neuvième siècle avaient prédit.

Pour toucher plus vite le solde des cinq milliards, Bismarck avait accepté la convention du 15 mars 1873. À peine eut-il évacué la dernière ville française qu’il le regretta. Sous la présidence de Thiers, il avait déjà menacé plusieurs fois de garder Belfort. Une fois payé, il trouva que la France se relevait trop vite et qu’il serait peut-être bon de « lui casser les reins ». Cependant la politique extérieure de la France, après Thiers comme avec lui, restait prudente. Le duc Decazes, ministre des Affaires étrangères du cabinet de Broglie, travaillait à éviter les conflits. Quoique la majorité de l’Assemblée nationale fût catholique, le gouvernement refusait d’intervenir en Italie pour le pouvoir temporel du Pape. Rien pourtant n’empêcha Bismarck de prendre une attitude agressive et de multiplier les incidents. Au mois de mai 1875, alléguant que notre réorganisation militaire était dirigée contre l’Allemagne, il annonça son dessein « d’en finir avec la France ». Cette fois, la Russie d’abord, l’Angleterre ensuite firent savoir à Berlin qu’elles ne permettraient pas une agression. La « vieille Europe s’était réveillée », disait le duc Decazes, qui avait su provoquer ces interventions diplomatiques. Il n’en est pas moins vrai que nous avions été ou paru être à deux doigts de la guerre au moment où la campagne républicaine grandissait. Elle en reçut une impulsion redoublée. Dans les masses françaises, surtout dans les masses rurales, l’accusation portée contre le gouvernement conservateur d’être un danger pour la paix produisit un effet immense. Le parti républicain, conduit par Gambetta, délaissa sa tradition belliqueuse, comme Thiers, dès 1871, le lui avait conseillé. Ce fut contre les conservateurs qu’il retourna l’accusation d’être le parti de la guerre. Et pourtant l’alerte de 1875 sera suivie de bien d’autres alertes, depuis l’affaire Schnæbelé jusqu’à 1914. On ne tardera pas à voir que l’Allemagne en veut à la France elle-même, et non à ses gouvernements, de même qu’elle avait montré en 1870 que ce n’était pas l’Empire qu’elle attaquait.

Les conservateurs se trouvaient en tout cas dans de mauvaises conditions pour garder le pouvoir. Ils avaient fondé la République, et la République devait être républicaine. Elle était désormais un régime régulier, et elle bénéficiait de ce respect pour l’ordre de choses établi qui avait déjà maintenu l’Empire. En essayant de lutter contre le courant qui entraînait la République vers la gauche, les conservateurs achevèrent de se perdre devant le corps électoral, parce que ce furent eux qui parurent chercher un bouleversement. Ils avaient cru à leur combinaison provisoire, qui ménageait une revision en 1880, à la fin du Septennat. Ils s’aperçurent à leurs dépens qu’ils avaient, pour une masse de Français, créé quelque chose de définitif.

L’Assemblée prit fin après l’entrée en fonctions du Sénat, dont les membres étaient alors en partie inamovibles et nommés par l’Assemblée elle-même. Le Sénat eut ainsi une majorité conservatrice. Mais, le 20 février 1876, les élections législatives, après une ardente campagne de Gambetta contre le cléricalisme et contre la guerre, furent un désastre pour les droites. Le président du conseil, Buffet, fut lui-même battu, et la gauche devint prépondérante dans la Chambre nouvelle. Une année se passa encore où le maréchal de Mac-Mahon tenta de barrer la route à Gambetta et au radicalisme par des ministères modérés. Enfin, le 16 mai 1877, usant des pouvoirs que lui donnait la Constitution, le maréchal remercia son président du conseil qui était Jules Simon. Il s’agissait de sauver « l’ordre moral », de maintenir l’esprit du Septennat et de rendre le gouvernement aux conservateurs. Le duc de Broglie fut rappelé au pouvoir et les Chambres ajournées. L’union des gauches, depuis Thiers jusqu’au socialiste Louis Blanc, se forma aussitôt et son manifeste au pays fut signé par 363 députés. Un mois plus tard, après une séance orageuse où les 363 bravèrent le gouvernement, le maréchal, usant encore du droit que lui donnait la Constitution, prononçait la dissolution, de la Chambre avec l’assentiment du Sénat.

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