LA FRANCE PITTORESQUE
La Révolution
(Chapitre 16 - Partie 3/4)
(par Jacques Bainville)
Publié le dimanche 10 juillet 2011, par Redaction
Imprimer cet article
Ces événements, vus du dehors, ne manquaient pas de donner l’impression que la France se consumait dans l’anarchie et qu’elle courait à sa perte. En mettant bout à bout les manifestations hideuses ou banales de la démagogie, depuis les massacres en règle jusqu’aux pillages de boutiques et de marchés, on pouvait rédiger des rapports effroyables pareils à celui où Roland exposerait bientôt les effets de ce qu’il appelait avec pudeur une « propension désorganisatrice »
 

On pouvait s’y tromper et il est certain que l’étranger s’y trompa. Il ne calcula pas que, dans le désordre, il survivait des éléments d’ordre, que tout n’avait pas été détruit en France dans l’espace de trois ans, qu’il y subsistait de grandes ressources, que des hommes consciencieux étaient restés à leur poste, continuaient à faire leur métier, travaillaient de leur mieux à maintenir ou à rétablir une organisation. La France possédait encore des administrateurs et des officiers. Cette armature la sauva. Les volontaires qui arrivaient aux armées y portaient au moins autant d’insubordination que d’enthousiasme. Ils y trouvèrent d’anciennes troupes, des cadres, des chefs instruits, une discipline qui reprit peu à peu le dessus. Cet « amalgame » finit par donner des régiments solides et par mettre en valeur le tempérament militaire de la nation.

C’est ce que les Prussiens n’attendaient pas. Ayant jugé la France encore plus bas qu’elle n’était, encouragés par la reddition de Longwy et de Verdun, ils furent déconcertés à la première résistance. Quoique Brunswick fût maître de la route de Châlons, il ne voulut pas s’y engager après le combat de Valmy, affaire médiocre en elle-même, puisqu’il n’y eut pas huit cents hommes hors de combat de chaque côté, mais grosse de conséquences. Les Prussiens, ayant trouvé le morceau plus dur qu’ils ne croyaient, car ils comptaient sur une promenade militaire, s’en tinrent là. Ils ne se souciaient pas d’être retenus en France tandis que l’Autriche et la Russie se partageraient la Pologne, et il leur suffisait que la Révolution fût incapable d’empêcher ce nouveau partage, qui, en effet, eut lieu. D’ailleurs, Dumouriez, trop heureux de son succès de Valmy, se garda de poursuivre Brunswick et d’exposer son armée, dont il connaissait la faiblesse, à un retour offensif de l’adversaire. Il proposa même la paix à la Prusse et une alliance, qu’elle repoussa, contre la maison d’Autriche, tant était puissante chez les hommes du dix-huitième siècle l’illusion que le pays du grand Frédéric ne pouvait être que notre ami.

Valmy est du 20 septembre 1799. La Convention s’ouvrait le 21. Elle proclama aussitôt la République. Mais, cette République, qui la gouvernerait ? Quel parti aurait le pouvoir ? Dès le premier jour, la lutte éclata entre la gauche et les Girondins, devenus la droite de la nouvelle Assemblée. Ceux-ci, comptant sur la sympathie des députés des départements, attaquèrent aussitôt les Jacobins, leur reprochèrent l’usurpation de la Commune de Paris et les massacres de septembre. Louvet demanda la mise en accusation de Robespierre et des septembriseurs. La majorité n’osa pas le suivre. Ses amis de la Gironde eux-mêmes l’abandonnèrent, parce qu’ils sentirent que, pour une pareille réaction, la force leur manquait. Ainsi, dès le début, les Girondins avaient commis une faute grave : ils avaient menacé leurs alliés de la veille, leurs adversaires d’aujourd’hui, et ils avaient montré qu’ils n’avaient pas les moyens d’exécuter leur menace. Un mois après l’ouverture de la Convention, leur cause était déjà perdue. Les Jacobins, qui avaient commencé par se défendre, prenaient l’offensive. Accusés de meurtre et d’anarchie, ils accusèrent à leur tour.

L’accusation qu’ils avaient encourue était capitale. Leur riposte, pour les sauver, devait l’être aussi. L’accusation qu’ils lancèrent était celle dont les Girondins s’étaient servis contre les ministres constitutionnels et contre la royauté : trahison, incivisme, complicité avec les contre-révolutionnaires. La Gironde avait inventé le « comité autrichien ». Sur de semblables apparences, on imagina contre eux le crime de fédéralisme, d’attentat à la République une et indivisible. Ainsi, en tout, les Jacobins manœuvraient la Gironde, la tenaient par sa peur de ne pas sembler assez républicaine, la repoussaient de position en position. La mise en accusation de Robespierre avait été rnanquée. La riposte des Jacobins fut la mise en jugement de Louis XVI. Le régicide serait l’épreuve de toutes les sincérités républicaines. Tombés dans ce piège, les Girondins n’en sortirent pas. Ils avaient condamné les effusions de sang ; ils étaient mis en demeure de faire tomber la tête du roi ou de se rendre suspects. Ils n’évitèrent ni l’un ni l’autre. Répugnant au crime, ils proposèrent l’appel au peuple en guise d’échappatoire. Aussitôt la rue, les sections, les tribunes menacèrent la Convention qui céda à la même pression que les précédentes Assemblées. Elle repoussa l’appel au peuple. Sur la mort, les Girondins en déroute se divisèrent. La direction leur échappait. Ils n’étaient même plus un parti. La mort sans sursis, enjeu de cette bataille pour le pouvoir, fut votée par 361 voix sur 721 députés présents. Le duc d’Orléans, conventionnel de gauche sous le nom de Philippe-Égalité, la vota avec la Montagne. Mais déjà le régicide lui-même ne pouvait plus sauver personne. La guillotine était en permanence sur la place de la Révolution.

La déclamation de ce temps-là a laissé croire que la Convention avait lancé à l’Europe la tête du roi comme un défi. Le 21 janvier 1793, jour de l’exécution de Louis XVI, l’Autriche, la Prusse et la Russie étaient occupées à partager la Pologne. L’émotion dans les cours ne fut pas plus grande qu’elle ne l’avait été après l’exécution de Charles ler. À la vérité, son défi le plus grave, la Révolution l’avait déjà jeté, et à qui ? À l’Angleterre. Et ce n’était pas la tête du roi.

On s’est demandé souvent comment la Révolution était devenue conquérante et l’on a donné beaucoup d’explications qui contiennent une part de vérité. L’esprit de propagande, de croisade révolutionnaire, la tradition des frontières naturelles, le souvenir, resté si puissant, de la politique de Richelieu et de la lutte nationale contre la maison d’Autriche : ces éléments de la vie morale du peuple français ont contribué pour une large part à rendre la Révolution guerrière et à lui donner des motifs d’annexer des peuples sous prétexte de les libérer. Cependant, si nouveaux qu’ils fussent dans les affaires, les Conventionnels n’ignoraient pas tous les grandes lois de la politique européenne. Ils tenaient à la neutralité de l’Angleterre et il était une chose que jamais l’Angleterre ne devait permettre : c’était que la France fût maîtresse des Pays-Bas. Pourquoi avaient-ils accepté les plans de Dumouriez sur la Belgique, que la victoire de Jemmapes venait de lui ouvrir ? Ici, il faut se rappeler que la Révolution tombait chaque jour plus bas dans la détresse financière, qu’elle était écrasée sous lé flot des assignats. Les conquêtes furent un espoir. Puisque nos armées, où Dumouriez rétablissait la discipline, avaient délivré la République de l’invasion, pourquoi ne la délivreraient-elles pas de la pauvreté ? Il fallait à tout prix sortir d’une impasse, trouver, disait Cambon, « un moyen d’écoulement pour diminuer la masse des assignats circulant en France » et « augmenter le crédit de ces assignats » par l’hypothèque que fourniront les biens mis sous la garde de la République ».

Pour une très large part, cette nécessité détermina les politiques et les financiers à approuver l’occupation et l’exploitation de la Belgique, sous des prétextes tirés de la philosophie révolutionnaire, malgré le risque d’une intervention anglaise que l’on essaierait de détourner, tandis que Custine passait le Rhin. D’abord bien reçu par les populations rhénanes, depuis longtemps francisées, Custine les souleva contre nous, dès qu’il eut frappé d’une grosse contribution la ville de Francfort d’où il fut bientôt chassé par les Prussiens. Aussitôt après notre victoire de Jemmapes (6 novembre 1792), l’Angleterre était d’ailleurs résolue à la guerre plutôt que de laisser les Français en Belgique. L’exécution de Louis XVI ne fut que l’occasion d’un conflit devenu inévitable : les Anglais se seraient peu souciés de l’exécution de Louis XVI si, le 21 janvier, nous n’eussions déjà occupé Anvers.

Alors commença la guerre véritable, celle de l’Angleterre et de la France, l’éternelle guerre pour les Pays-Bas, la même sous la Révolution que sous Philippe le Bel, la vieille guerre pour la suprématie maritime de la Grande-Bretagne, la même que sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI. Il ne s’agissait plus d’une guerre continentale avec des adversaires comme la Prusse et l’Autriche, sur lesquels la France pouvait encore remporter des succès. La coalition retrouvait sa tête et sa caisse. Cette fois, l’Angleterre allait mener la lutte jusqu’au bout, d’autant plus résolue à liquider son vieux compte avec la France qu’elle la voyait privée de ses forces navales par la Révolution, puis rendue incapable de les reconstituer par sa détresse financière. La Révolution, et ce fut une de ses fautes les moins visibles et les plus choquantes, se mit en conflit avec la plus grande puissance maritime du monde, sans avoir elle-même d’escadre et sans espoir d’en retrouver.

Car une marine, instrument de précision, ne s’improvise pas, la nôtre était ruinée par l’anarchie, et, comme disait Villaret-Joyeuse, « le patriotisme ne suffit pas à diriger les vaisseaux ». Profitant de cette situation unique, l’Angleterre ne devait plus quitter la partie qu’elle ne l’eût gagnée. Lente comme toujours à entrer en pleine action, longue à se décider et à se préparer, par la nature de son gouvernement parlementaire, elle étendit elle-même la durée et là gravité de cette guerre, parce qu’elle n’y mit que peu à peu toutes ses ressources, tandis que la France, retrouvant sa supériorité sur terre, s’enfonçait dans l’illusion déjà ancienne que des victoires terrestres suffiraient à mettre l’Angleterre à genoux. L’illusion ne prendra fin qu’à Waterloo.

On a voulu voir dans les événements révolutionnaires, dans la Terreur elle-même, des raisons profondes et une ligne de conduite calculée. L’extrême confusion de cette période montre plutôt que les hommes de la Révolution prenaient des décisions de circonstance. Depuis la Constituante il en était ainsi. La vérité, c’est qu’il y avait le plus grand trouble dans les esprits. Danton, qu’on a représenté comme un homme tout d’une pièce, n’était pas le moins flottant. Élevé au pouvoir par la journée du 10 août et les massacres de septembre, il n’était pas plus capable que ne l’avaient été les Girondins d’ « endiguer » la Révolution. Il eût voulu se placer entre l’Assemblée et la Commune, entre la Gironde et les Jacobins quand déjà les positions étaient prises. Les Girondins avaient enfin découvert que la Commune était le véritable gouvernement de la Révolution et ils n’admettaient pas que ce pouvoir usurpé commandât toute la France. À quoi les Jacobins répliquaient qu’en dressant les départements contre Paris, la Gironde se rendait coupable de « fédéralisme », qu’elle tendait à rompre l’unité de la République, qu’elle trahissait la nation.

Danton était trop compromis avec la Commune, il avait trop besoin d’elle, dans le cas où il aurait à rendre compte du sang répandu, pour travailler à la renverser. Mais les Girondins périssaient s’ils ne la renversaient pas. En devenant homme de gouvernement à son tour, Danton se mettait dans une contradiction insoluble. On l’admire d’avoir appuyé l’institution du tribunal révolutionnaire qui devait régler et modérer la Terreur : il lui donnait son instrument, il la perfectionnait, à peu près comme le docteur Guillotin avait perfectionné la hache du bourreau. Lorsque la Terreur fut légalisée, elle n’en resta pas moins livrée aux plus violents. Et il ne manqua plus qu’une formalité, légale elle aussi, pour que Robespierre et ses amis y fissent passer leurs adversaires politiques, confondus avec les traîtres, les contre-révolutionnaires et les fauteurs d’anarchie que le tribunal révolutionnaire devait châtier : il y suffit que les membres de la Convention cessassent d’être inviolables.

À la fin du mois de mars, la Convention avait déjà tiré de son sein le Comité de Salut public pour contrôler les ministres, c’est-à-dire pour gouverner directement. Afin que les contrôleurs fussent à leur tour contrôlés, selon la logique du terrorisme, les Conventionnels, sur la proposition de Marat, avaient renoncé à leur inviolabilité. Alors les révolutionnaires purent se guillotiner entre eux.

Marat, « fanatique désintéressé », a été l’homme le plus influent de la Révolution celui qui l’a menée du dehors avec le plus de suite, parce qu’il avait l’instinct démagogique, c’est-à-dire le don de deviner les passions populaires et le talent d’exprimer les haines et les soupçons de la foule de la façon même dont elle les sentait. Marat, écrivain et agitateur, a été un terrible artiste de la démagogie. Il inspirait du dégoût à Robespierre lui-même, mais il était, depuis l’origine, indispensable au progrès de la Révolution dont le développement - c’est la clé dont on ne doit pas se dessaisir - était lié à une agitation chronique de la population parisienne, à la possibilité de provoquer des émeutes à tout moment. Camille Desmoulins disait avec raison « qu’il n’y avait rien au-delà des opinions de Marat ». La marche de la Révolution ne s’arrêtera pas le jour même où Charlotte Corday aura tué ce monstre, mais elle en sera sensiblement ralentie. Robespierre, devenu homme de gouvernement à son tour, aura moins de peine à faire front contre des meneurs subalternes comme Hébert, et, par là, il rendra lui-même possible la réaction de Thermidor.

En attendant, les Girondins avaient compris que, pour sauver leur propre tête, ils devaient frapper l’homme par qui la Révolution communiquait avec l’anarchie et y trouvait en toute circonstance critique sa force de propulsion. Une de leurs pires illusions, que Danton semble avoir partagée, fut que le tribunal révolutionnaire leur servirait à les délivrer de Marat. Ils obtinrent de l’Assemblée qu’elle le mît en accusation. Mais en le déférant à Fouquier-Tinville et aux jurés parisiens, c’était comme si elle l’avait envoyé se faire juger par lui-même. L’acquittement de Marat fut triomphal et les Girondins reçurent de l’extrême gauche ce nouveau coup.

Le mois d’avril 1793 et les deux mois qui suivirent furent aussi mauvais pour eux que pour la République. On n’avait jamais été si bas. Dumouriez avait échoué en Hollande, perdu la Belgique, puis il avait émigré, comme La Fayette, après avoir livré aux Autrichiens les commissaires de la Convention. La défection du vainqueur de Valmy et de Jemmapes signifiait un manque de confiance qui pouvait devenir grave. Elle redoubla à Paris l’ardeur des luttes politiques, paru que, Danton ayant été en rapport avec Dumouriez, les Girondins l’accusèrent d’avoir trahi. Danton s’en défendit avec violence. Mais si sa parole était toujours hardie, sa pensée était hésitante. Il était troublé, incertain, comme un homme qui avait à se reprocher au moins les massacres de septembre. L’accusation lancée contre lui eut pour effet de le rejeter vers la gauche. Il prit parti contre les Girondins lorsque ceux-ci, effrayés par l’acquittement de Marat, reportèrent leur offensive contre la Commune de Paris. Ralliant toujours, quand ils invoquaient le respect de l’ordre, une majorité à la Convention, ils avaient pu imposer un conseil de surveillance à la municipalité jacobine.

La riposte des Jacobins fut conforme au procédé qui n’avait cessé de réussir dans les journées révolutionnaires - violente campagne des clubs et de la presse contre là Gironde accusée de fédéralisme et de royalisme, excitations prodiguées à la population parisienne maintenue en état d’énervement par la dépréciation croissante des assignats, les mauvais approvisionnements dus à la loi du maximum, et la peur de la disette qui, disait Lanjuinais, restait « le levier des insurrections ». Après cette savante préparation, la Commune convoqua les troupes ordinaires de l’émeute. Le « général » Henriot, à la tête des sections les plus avancées de la garde nationale, cerne la Convention, pointe des canons sur elle, empêche les députés d’en sortir, leur prouve qu’ils sont à la discrétion de la Commune, leur impose la mise en accusation des Girondins. Robespierre avait tout machiné, Danton fut au moins consentant. Cette journée du 31 mai 1793, exact pendant contre la Gironde du 20 juin 1792 qu’elle avait organisé contre Louis XVI, humiliait l’Assemblée comme, un an avant, avait été humiliée la monarchie.

Par ce coup de force, les Jacobins, déjà maîtres de Paris, le deviennent du gouvernement qui se compose désormais du Comité de Salut public et de la Commune. Les Girondins, sauf trois ou quatre, s’enfuient, tentent vainement de soulever les départements. Ils trouveront, pour la plupart, une fin misérable dans le suicide ou sur l’échafaud. En octobre, le procès des Girondins, auteurs conscients et volontaires de la guerre à l’Autriche et à l’Europe, coïncida avec l’exécution de Marie-Antoinette, « l’Autrichienne ». Philippe-Égalité, Mme Roland, l’ancien maire Bailly, tous les personnages du drame, artisans du malheur des autres et de leur propre malheur, se succédèrent en quelques jours sous le couteau.

Par une surenchère continuelle, à force de patience et de démagogie, grâce surtout au maniement des clubs et de l’émeute, Robespierre était vainqueur. Après le 31 mai, il était le maître et tous ceux qui passaient, qui allaient encore passer par les mains du bourreau en attendant qu’il y passât lui-même, avaient contribué à l’amener au pouvoir. Mais dans quel état prenait-il la France ! De nouveau, nos frontières étaient ouvertes à l’invasion. Au printemps, l’enrôlement forcé de 300 000 hommes, ajouté à la guerre religieuse et à l’exécution de Louis XVI, avait définitivement soulevé la Vendée qui n’estima pas que la conscription et la caserne fussent des conquêtes de la liberté. Lyon et Marseille étaient en révolte contre les Jacobins. Pour leur échapper, Toulon se donnait aux Anglais. Dans ces circonstances épouvantables, la France était sans autre gouvernement que celui de la Terreur.

Par la position démagogique qu’il avait prise contre les conspirateurs et les traîtres, par sa propension à en voir partout, Robespierre incarnait la guerre à outrance. La justification de la Terreur, c’était de poursuivre la trahison : moyen commode pour le dictateur d’abattre ses concurrents, tous ceux qui lui portaient ombrage, en les accusant de « défaitisme ». Par là aussi sa dictature devenait celle du salut public. Elle s’était élevée par la guerre que les Girondins avaient voulue sans que la France eût un gouvernement assez énergique pour la conduire. Brissot et ses amis avaient tiré un vin sanglant. Il ne restait plus qu’à le boire.

C’est ainsi, dans cette mesure et pour ces raisons, que malgré ses atroces folies, malgré ses agents ignobles, la Terreur a été nationale. Elle a tendu les ressorts de la France dans un des plus grands dangers qu’elle ait connus. Elle a contribué à la sauver ou plutôt à différer l’heure qui reviendra à la fin du Directoire, que Napoléon ler reculera encore, jusqu’au jour où il sera lui-même vaincu. Tout donne à croire que, dans l’été de 1793, la République eût succombé, que le territoire eût été envahi si l’Angleterre avait été prête, si elle avait soutenu les insurgés vendéens, si la Prusse, l’Autriche et la Russie n’eussent encore été occupées à dépecer la Pologne, victime substituée à la France, si elles n’eussent été distraites et divisées par la question d’Orient. Sans ce répit, la Révolution n’aurait pu écraser ses ennemis de l’intérieur. Les effets de la réorganisation militaire à laquelle se dévouait Carnot n’auraient pas pu se faire sentir et la levée en masse n’aurait été que la levée d’une cohue incapable de résister à l’effort d’une coalition.

Désespérée en juillet 1793, la situation se rétablissait en octobre par la victoire de Wattignies qui débloquait la frontière du nord. L’insurrection vendéenne reculait, l’insurrection lyonnaise était brisée. En décembre, la Vendée sera définitivement vaincue, Bonaparte se sera signalé à la reprise de Toulon, l’Alsace sera délivrée, la Belgique nous sera ouverte encore une fois. Quelques historiens se sont demandé pourquoi la Révolution ne s’était pas modérée à ce moment-là. Ils excusent la Terreur tant que « la patrie est en danger ». Ensuite ils se voilent la face devant ses excès. Une vue plus large des nécessités devant lesquelles se trouvaient Robespierre et le Comité de Salut public rend compte de la continuation du terrorisme. On oublie que l’état des finances était toujours plus désastreux, que l’abîme se creusait encore par l’énormité des dépenses militaires. Il fallait de l’argent à tout prix : la guerre devait nourrir la guerre et c’était devenu un système de « vaincre l’ennemi et de vivre à ses dépens », de conquérir pour enrichir la République. La guerre continuant, la Terreur devait continuer aussi. Mais elle servait à autre chose : elle était un instrument de confiscation. Elle servait à prendre les biens des émigrés, à spolier les suspects et les riches, dans l’illusion, qui durait depuis la Constituante, qu’on donnerait enfin une garantie solide aux assignats.

La Terreur ne pouvait donc pas s’arrêter d’un signe. Robespierre était conduit à se comporter comme un chef. Il commençait à redouter l’anarchie : le premier il osa frapper la canaille parisienne avec Hébert et les hébertistes. Tout de suite après, ce furent Danton et les dantonistes, les « indulgents », ceux qui penchaient pour une paix prématurée, qu’il envoya à la guillotine. L’illuminisme de Robespierre, son jargon prétentieux et mystique n’empêchent pas de remarquer l’insistance avec laquelle, à chacun des grands procès politiques, il parle des traîtres, des agents anglais, du rôle des banquiers, des étrangers suspects comme Anacharsis Clootz, qui pullulaient depuis les débuts de la Révolution, tout un monde bizarre, inquiétant, où il « épura » sans pitié, mais peut-être pas toujours sans discernement, et qu’il expédia à la guillotine, à côté de ce qu’il y avait en France de plus noble et de meilleur, pêle-mêle avec des innocents, des savants et des poètes. Robespierre se faisait appeler « l’incorruptible ». Il y avait donc des corrompus ? On a ici l’impression de ces histoires d’argent, de police et d’espionnage qui sont communes à tous les milieux révolutionnaires.

Au mois d’avril 1794, la Terreur dure toujours. Danton a été supprimé, Camille Desmoulins et sa Lucile aussi. Les hommes de la Révolution se sont dévorés entre eux. Seuls ont échappé les prudents et les habiles, ceux qui ont eu, comme disait Sieyès, le talent de vivre. Mais à force d’épurer la Révolution, Robespierre en a tari la sève. Lui-même, avec le jacobinisme, il est toute la Révolution. Il n’y avait plus rien après les opinions de Marat. Il n’y a plus personne après Robespierre. Il a grandi, depuis la Constituante, par les surenchères que favorisait le principe politique en vigueur depuis 1789 : pas d’ennemis à gauche. Maintenant, quelles sont ses idées ? Que veut-il ? Où va-t-il ? Il ne le sait pas lui-même. On prête à cc despote les projets les plus bizarres, et la cour de Vienne s’intéresse à « Monsieur de Robespierre ». Pourtant il n’invente plus autre chose que la fête ridicule de l’Être suprême, tandis que la guillotine fauche tous les jours, éclaircit les rangs de l’Assemblée, dégarnit jusqu’à la Montagne. Il ne restait plus guère que ceux qui, par peur, avaient dit oui à tout. Une peur suprême leur donna le courage du désespoir. Robespierre sentit que la Convention lui échappait et il voulut recourir au moyen ordinaire, celui dont l’effet, jusque-là, n’avait jamais manqué : l’intervention de la Commune.

On vit alors, au 9 thermidor, cette chose extraordinaire. Les Conventionnels qui survivaient étaient les plus sagaces et les plus subtils, puisqu’ils avaient réussi à sauver leur tête. Ils s’avisèrent de ce qu’on ne semblait jamais avoir compris depuis le 10 août : que ces fameuses « journées » n’étaient au fond que de petites affaires de quartier, qu’avec un peu de méthode, d’adresse et d’énergie, il était possible de mettre les émeutiers en échec. Sur quoi reposait la Commune jacobine ? Sur les sections. Il s’agissait, pour empêcher une « journée », pour arrêter Santerre et Henriot, de protéger d’abord le point menacé avec des sections modérées, puis de prendre l’offensive contre l’émeute. Il ne suffisait donc pas, pour renverser Robespierre, de voter sa mise en accusation. Il fallait être sûr de ce qui se passerait hors de l’Assemblée. Tallien et Barras se chargèrent de la manœuvre. Elle réussit grâce à une seule section, la section Le Pelletier, qui donna le signal de la résistance. Robespierre, réfugié à l’Hôtel de Ville, connaissait trop bien le mécanisme de la Révolution pour ne pas savoir qu’il était perdu si l’émeute et la Commune commençaient à reculer. Il voulut se tuer, se manqua et, le lendemain, fut porté tout sanglant sur l’échafaud (27-29 juillet 1794).

Précédent | Suivant

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE