LA FRANCE PITTORESQUE
Vertus du régionalisme contre
une centralisation excessive de l’Etat
(D’après « La France d’Oc », paru en septembre 1894)
Publié le dimanche 29 décembre 2019, par Redaction
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Le lancement de la revue La France d’Oc à la fin du XIXe siècle, offre à son directeur l’occasion d’exposer ce qu’il considère comme les vertus d’un régionalisme pourtant parfois décrié : loin de s’opposer, selon lui, au sentiment d’appartenance à une seule et même nation, il permettrait en réalité de s’affranchir des velléités de l’Etat d’enchaîner administrativement nos concitoyens sans respecter les particularités économiques et historiques de nos « provinces »
 

Allez trouver Jacques Bonhomme — nom souvent utilisé jadis pour désigner le paysan français —, suant dans son champ ou sa vigne, en désespéré, lance Maffre de Baugé, directeur de La France d’Oc. « Qui te fait tort ? » Il vous répondra que ce n’est pas cette bonne terre rouge plus généreuse que jamais. Ce qu’il y a même d’inouï, c’est que les choses ont été si bien arrangées — là-bas — que plus elle est nourricière la maternelle glèbe, plus il meurt de faim... Là-bas ?... Son inutile clameur de haro désigne, en effet, un ennemi lointain, une sorte de fantôme multiple dont les bras très réels arrivent jusqu’à lui pour lui faire bientôt rendre gorge de l’air qu’il respire.

Costumes du Puy-de-Dôme

Costumes du Puy-de-Dôme

Et lui, qui ne connut jamais les perfides oisivetés, s’arrête, les deux mains sur sa bêche. Va-t-il écouter les voix qui lui disent : le travail est un esclavage ; la patrie une dupeuse abstraction ? Avions-nous raison, Jacques Bonhomme, de patoiser un peu, nous que d’excusables idiots traitaient de séparatistes ? Qui d’eux ou de nous te prépara aux criminelles négations de la patrie ? A cette heure, nous te l’affirmons encore : Oui, la Patrie existe, radieuse, tangible. Tu n’es pas plus dupe de l’aimer que d’aimer ta famille. Elle est ta famille, élargie devenant cité, province, Etat, s’étendant plus loin même que la frontière, lorsque cette frontière partage de sa rouge blessure un pays français ! Mais si dans ce rayonnement, la chaleur de tendresse diminue en s’écartant du foyer, la chaleur de fierté s’accroît... Voilà-t-il pas que j’allais te faire la leçon, à toi manant, homme de levant et de couchant, qui payas, avec un désintéressement sublime, toutes les taxes d’indépendance nationale et bien souvent la rançon du monde.

Je crois avoir assez dit pour refuser dorénavant toute discussion au sujet de notre prétendu séparatisme, à commencer par !e titre de ce journal – qui prouve que nous n’avons voulu parler des intérêts régionaux que la main sur la hampe de l’unique drapeau. Mais, voilà qu’à propos de ce titre même, notre chef Mistral — Frédéric Mistral fonda notamment Félibrige, association visant à défendre les cultures régionales traditionnelles et à sauvegarder langue d’oc — se récrie : « Il n’y a qu’une France ! » Sans doute, grand Maître, qu’une France, mais il y a des Français du Nord et des Français du Midi, et de par une réciprocité de sentiments très licite entre l’oïl et l’oc, je suis heureux d’être de la France d’Oc avec vous. N’est-ce pas un premier accord que cette identique manière île penser sur notre propre compte ? Nous avons toutefois une suture plus sérieuse.

Quel fut le mode de cette suture ? Indéniablement cruel. La douleur n’est pas exclusive aux démembrements : elle est aussi le ciment pourpré des Empires. J’ajoute vivement qu’il n’y paraît rien aujourd’hui – au point de vue de la solidarité nationale, s’entend – : les deux tempéraments se sont fondus en un type idéal ne présentant à l’étranger qu’un uniforme d’honneur. N’en sommes-nous pas moins bruns ou blonds, sous le casque ? Frères, certainement. A-t-on vu beaucoup de frères se ressembler ? Ici, pas du tout. Et Maffre de Baugé de renvoyer ses lecteurs aux insolences qui accueillirent, dans la région des denrées concurrentes les velléités de refuser l’impôt lorsque les traités de commerce inspirés par Bercy et les bouilleurs de crû professionnels ne laissaient pas de quoi acheter un morceau de pain. Nos prétentions timides de home rule économique, ajoute-t-il, furent cinglées de railleries et de menaces. Henri IV, pourtant, mais sans doute en sa qualité de méridional, avait convenu que « Charbonnier est maître chez lui », poursuit-il. J’ai été amené par cette fausse digression, à formuler tout le désidérat de notre régionalisme. Il n’est encore que lointainement conséquent de la poule au pot.

Si j’ai insisté sur cette générale démarcation des terres d’oïl et d’oc, je repousse, dans mon système, une pareille division menaçante d’un dangereux dualisme. Le Nord d’un côté, le Midi de l’autre ? Non, mille fois non. Les applications de liberté ne peuvent être singulières ni exclusives. Nous voulons ici – et pour là-bas également – briser des chaînes et non rompre une solidarité sacrée. Mais celle solidarité n’est qu’un hypocrite despotisme, qu’une honteuse servitude, tant qu’elle n’est pas librement consentie, tant qu’elle n’est pas issue d’avantages mutuels.

C’est pourquoi nous réclamons l’autonomie pour toute région définissant un organisme économique. Nous ne nous arrêtons pas même aux anciennes provinces qui durent à la politique leur factice groupement. Ainsi il est évident que notre Languedoc comprend trois de ces organismes. Ce vœu réalisé ne serait pas un mouvement de dislocation. D’ailleurs pourquoi ne pas agir par expériences prudemment progressives ? Sur le terrain purement économique d’abord. A commencer seulement par ne plus tolérer dans l’existence des préfets, le proconsulat de la betterave.

Mais tout projet en ce sens est illusoire tant que nous n’aurons pas modifié la procédure parlementaire actuelle. La barbare déloyauté, qui dénie leur représentation aux minorités, a fini par rendre inutile les discussions. Un vote est toujours issu d’un préalable accord de larrons en couloirs et c’est précisément le Parlement qui a démontré, après l’abolition de l’éloquence, l’inutilité de la parole. J’ajoute mieux : Nos propres députés nous trahissent, le désespoir dans l’âme du seul fait qu’ils s’attellent à une machine ne pouvant que nous écraser.

Mais pour ralentir au moins la marche de cette machine, il est temps de faire cesser la division de nos forces, d’anéantir du coup cette stupide classification des partis politiques qui est le meilleur piège de la centralisation. Aussi bien tous les gens de cœur en sont las. Sommes-nous saturés de haines mesquines ! Il nous faut aimer, et aimer ensemble... Aimons la Patrie, et en elle, d’abord, ce qui nous est le plus parent. Oh ! quelle joie et quelle gloire pour qui, visant, certes, plus haut et plus loin, aura, dans sa petite ville, jeté poitrine contre poitrine les frères ennemis, afin que les visages bilieux des rancunes de cloche, d’ambitions ineptes, se relèvent dignes de notre fier soleil latin ! Il aura créé des hommes, hommes pour la seconde fois !

Sûrs des intellectuels, nos projets visent le peuple surtout. Un peuple tel que l’ont uniformisé, dans l’avilissement et l’hébétement, les saouleries politiciennes, ne nous inspire qu’une vive commisération, il n’a que le sentiment d’une liberté à quatre pattes ; mais ceux qui ont eu la fortune de vivre avec les humbles savent que les plus basses couches sont les plus aptes à recevoir et à développer les germes de haute rénovation. Sans compter que nous devons rendre aux énergies qui nous fournissent le pain du corps, le pain de l’esprit. Il n’y a pas non plus de satisfactions condensées, il n’y a que des satisfactions rayonnantes.

Costumes du Finistère

Costumes du Finistère

Ces préliminaires ne peuvent avoir de conclusion, mais ils touchent heureusement à leur fin. Le désir de préciser notre concept régionaliste, de le défendre de toute malveillante insinuation, les a allongés outre mesure, peut-être même rendus vagues. On y sent le désir, presque l’empiétement du détail sur les seules généralités permises – et ces quelques coups de feu partis avant l’heure de l’action véritable font un peu de fumée. Je m’arrête ; mon avis personnel ne peut prendre le pas sur les discussions qui prépareront l’entente de la bataille et de la conquête.

C’est précisément dans le but de ces heurts de vérité, parce que de sincérité, que nous avons fondé La France d’Oc. Que chacun vienne y émettre son opinion, celui-ci avec la douceur de son tempérament persuasif, celui-là avec la violence qui séduit parfois davantage. Je fais appel à la raison, à l’expérience, à l’intuition de tous ; à la passion même, qui est toujours belle sous notre latitude !

La direction que j’ai acceptée n’est qu’une direction de mise en page. A Dieu ne plaise que je veuille imposer mes idées ! La « manie de régner », dont parle Stendhal, n’est pas le fait d’un latin ; la seule responsabilité que je sollicite de mes collaborateurs, c’est d’être solidaire de leur franc parler. Eux aussi ne rechercheront, comme distinction, que l’expression exacte de leur manière de voir. Toute recherche de suzeraineté, dans l’ordre de la pensée, aussi bien que dans l’ordre matériel est un vice de migration affamé qui doit nous accabler de ridicule et de honte.

Et puis, qu’importe de nous-même ! s’enflamme Maffre de Baugé. Perdons-nous dans la vie de la Patrie comme les Hindous dans le nirvana : soyons aussi, à son sol sacré d’une manière vraiment physique, et ne nous en détachons jamais. Oui, aimons-la physiquement, telle cette princesse, dont le sombre Charles II adora jusqu’à sa dernière heure, le corps embaumé. Avant de franchir la frontière, elle ramassa une poignée de terre et la tendant à une de ses dames d’honneur : « Tiens, garde. Si je meurs, tu jetteras cela sur mon cercueil, pour que je dorme sous un peu de terre française... »

Et en guise de conclusion : Que la volontaire harmonie se substitue à la contrainte ignoble, « politique », à l’odieux système de substratum. Elle seule peut recomposer, avant la nationalité logique, une France encore plus belle qu’autrefois, une France incarnation de cette toujours renaissante chevalerie dont le glaive de pensée, pareil à l’épée du northman Sigurd, tranchera l’enclume de violence, mais fera jaillir, au lieu de sang, un fleuve de lumière !

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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