LA FRANCE PITTORESQUE
Chapeau (Le) de Sans-Ame ou comment
bien acquis peut aussi profiter
(D’après « Journal du dimanche : littérature,
histoire, voyages musique », n° du 24 janvier 1892)
Publié le lundi 15 octobre 2012, par Redaction
Imprimer cet article
En vue d’expliquer un proverbe des Alpes-de-Haute-Provence, Paul Arène relate l’histoire insolite du paysan dit Sans-Ame, habitant le pays rocailleux d’Entrepierres, qui pour tout avoir possédait « un coin de terre très en pente avec moins de terre que de cailloux ; pour demeure, une masure en ruines ; pour amis, une chèvre et un âne qui faisaient leur bergerie et leur étable de l’unique pièce du logis », et au chapeau duquel le curé eut le malheur de s’en prendre
 

La masure, tant bien que mal, paraît de la pluie ; le coin de terre, quand Dieu ne le grêlait point, donnait au bout de l’an quelques épis maigres, juste assez pour vivre ; la chèvre, après avoir tout le jour couru au travers des lavandes, rapportait à la nuit, en moyenne, un litre de lait ; et si le pauvre homme (cela lui arrivait une fois par mois !) avait envie de se régaler d’un coup de vin, il s’en allait dans la montagne, coupait douze fagots de genêt vert, les chargeait sur l’âne et descendait les vendre à la ville, où les douze fagots rendaient vingt-quatre sous. Ce qui fait que, le soir, l’âne le ramenait vaguement gris, brimbalant au roulis du bât, mais joyeux et plein de courage pour boire de l’eau le restant des quatre semaines.

Village d'Entrepierres (Alpes-de-Haute-Provence)

Village d’Entrepierres (Alpes-de-Haute-Provence). © Crédit photo : Altitude B

Ce pauvre homme se trouvait heureux et n’enviait le bien de personne. Seulement, il avait des idées à lui et n’entrait jamais dans les églises. On l’accusait d’avoir dit un jour, au grand scandale de ceux qui l’entendirent : « Le bon Dieu, le voilà ! » en montrant le soleil. Depuis, les dévotes racontaient qu’il avait vendu son âme au diable, n’attendant pas même, selon l’usage, l’heure de l’agonie pour opérer la livraison ; et tout le monde dans le pays l’appelait le Sans-Ame, sobriquet qui, d’ailleurs, ne le fâchait point.

Un après-midi, Sans-Ame s’en revenait de son expédition mensuelle à la ville, jambe de ci, jambe de là, sur sa monture, fier comme un Artaban, et fort peu taquiné de n’avoir plus son âme à lui. C’était la fête au village. La procession qui descendait et le Sans-Ame qui montait se rencontrèrent. Comme le chemin, se trouvait étroit, entre un grand rocher gris et un torrent qui roulait au bas du talus des flots d’eau claire, Sans-Ame fit ranger son âne pour laisser passer. Malheureusement, Sans-Ame ne salua point, moins, par malice que par habitude. Les paysans de là-bas disent volontiers « bonjour », mais ne saluent guère.

Le curé fend les rangs, rouge dans son surplis comme un bouquet de pivoines dans le papier blanc d’un cornet, et, d’un revers de main, jette à l’eau le chapeau de Sans-
Ame. Un chapeau tout neuf, mes amis ! (Sans-Ame, pour l’acheter, s’était précisément, ce jour-là, privé de boire ses fagots), un chapeau garanti sept ans par le chapelier, un chapeau en feutre collé, dur comme un silex et solide à porter le poids d’une charrette.

Qui- peut dire les émotions de Sans-Ame ? Il vit, drame d’une seconde, le chapeau flotter sur l’eau bouillonnante, tourbillonner, s’emplir, puis disparaître dans l’écume fouettée d’un remous. Le curé riait, Sans-Ame ne disait mot. Un instant il regarda la petite barrette à pompon que le curé portait sut sa tonsure ; mais cette tentation dura peu : la barrette n’avait pas de-visière ! Et Sans-Ame, tête nue, remonta chez lui, tandis que ;la procession descendait au village.

Le lendemain, les gens qui passèrent devant le petit champ de Sans-Ame crurent d’abord qu’un curé piochait. C’était le propriétaire lui-même, en train de rustiquer au soleil sous un large couvre-chef ecclésiastique. Le vieux Sans-Ame, homme de rancune, était allé tout simplement attendre le curé à la promenade. « Pardon, excuse, Monsieur le Curé, vous m’avez noyé mon chapeau, il m’en faut un autre, donnez-moi le vôtre. » Le paysage était pittoresque, mais solitaire, et le curé avait donné son chapeau.

Les malins essayèrent bien de railler Sans-Ame sur l’extravagance de sa coiffure ; lui se déclara ravi de l’échange, affirmant que rien n’est commode comme un chapeau de curé, avec sa coiffe ronde et ses larges bords, pour garantir à la fois des rayons trop chauds et de la pluie. La joie de Sans-Ame ne dura guère. Dès le surlendemain, le curé, qui avait réfléchi, le sommait par huissier d’avoir à lui rendre le chapeau. « Pas du tout, dit Sans-Ame, on ira, samedi prochain, en justice, le chapeau est mien d’ici-là. »

Chemin entre Sisteron et Entrepierres au début du XXe siècle

Chemin entre Sisteron et Entrepierres
au début du XXe siècle

Ce fut une fête à la ville quand, cinq jours après, Sans-Ame arriva, coiffé d’un chapeau de curé, avec ses fagots et son âme. Sans-Ame vendit les fagots, but douze sous sur vingt-quatre, et puis se rendit au prétoire. « Audience, chapeau bas ! » glapit l’huissier. Injonction superflue, au moins pour Sans-Ame, car, en apercevant le curé, son premier mouvement avait été de fourrer l’objet du litige sous la banquette. Le juge de paix conclut à la conciliation : Sans-Ame avait eu tort, le curé aussi ; Sans-Ame rendrait le chapeau, et le curé lui en payerait un autre pareil à celui qu’il avait noyé. « C’est juste, dit Sans-Ame en tendant au curé sa coiffure. »

Mais le curé recula d’horreur. On ne sait pas ce que huit jours de vie paysanne peuvent faire d’une coquette coiffure de curé. Hérissé, cabossé, souillé, rougi par le soleil, amolli par la pluie, et battant des ailes sous ses brides lâches comme un corbeau près d’expirer, le chapeau n’avait plus forme humaine. « Puisqu’il ne le veut pas, je le garde », dit Sans-Ame. Et, fièrement, il remit sur sa tête ce chapeau maintenant bien à lui.

Dès lors, à ce que dit la légende, il ne se passa pas un jour sans que l’heureux paysan ressentît les effets miraculeux de la sacro-sainte coiffure. Le ciel fut dupe, et, trompée sans doute par le pieux emblème, qu’elle ne pouvait d’ailleurs apercevoir que par en haut, la Providence semblait se plaire à faire pleuvoir sur l’intrigant qui s’en paraît la rosée de ses bénédictions. Un orage ravageait-il le pays, il épargnait le champ de Sans-Ame.

Sans-Ame engrangeait, tous les ans, double récolte. Sans-Ame faisait des héritages. Sans compter que, son procès l’ayant rendu populaire, les ménagères ne voulaient plus d’autres fagots que les siens, ce qui l’obligeait à aller se griser deux fois par semaine à la ville, au lieu d’y aller une fois par mois. Enfin, toujours couvert de son chapeau., dont il ne voulut pas se séparer un seul instant au cours d’une vie qui fut longue, Sans-Ame s’éteignit doucement entre sa chèvre et son âne, riche, honoré, rempli de jours et obstinément béni du ciel, sans avoir jamais consenti à se réconcilier avec l’Eglise.

De là le proverbe si connu là-bas : « C’est la religion de Sans-Ame qui faisait la nique au bon Dieu dessous un chapeau de curé ».

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE