LA FRANCE PITTORESQUE
Fronde contre la libération annuelle
d’un meurtrier le jour de l’Ascension
en vertu de la fierte
(D’après « Histoire du privilège de Saint-Romain en vertu
duquel le chapitre, etc. » (tome 1), paru en 1833)
Publié le jeudi 14 mai 2015, par Redaction
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Naguère on accourait en foule de tous les points de la Normandie, et même de l’Angleterre, admirer chaque année à Rouen, le jour de l’Ascension, le spectacle d’un meurtrier arraché à l’échafaud, traversant les rues, couronné de fleurs, heureux de sa liberté recouvrée en vertu d’un privilège unique en France : celui de la fierte. Mais à la fin du XVIe siècle, les abus ayant trait à la désignation de l’heureux privilégié par le chapitre, sont de nature à en irriter certains qui jurent sa perte
 

A la fin du XVIe siècle, publicistes, historiens, jurisconsultes, savants, attaquaient vivement le privilège en lui-même comme un empiétement, une usurpation sur les droits de la souveraineté. C’était alors que Bodin, dans sa République (livre premier, chapitre dernier), parlant du droit d’octroyer grâce aux condamnés, par-dessus les arrestz et contre la rigueur des lois, en faisait une prérogative essentielle et inséparable de la souveraineté, un attribut qui ne se pouvoit communiquer au suject, sans diminution de la majesté royale, ni estre quitté sans la couronne. Il qualifiait d’abus et d’entreprises ces privilèges que s’étaient arrogés des fonctionnaires ou des communautés, de donner grâce en certains cas.

« En l’estat d’une république bien ordonnée, disait-il, ceste puissance ne doit estre baillée ni par commission, ni en tiltre d’office. » Traitant ainsi cette question à fond, il n’avait garde d’oublier le privilège de saint Romain. « Le pis qu’il y a en ce privilège, ajoutait-il, c’est qu’on ne donne grâce que des crimes les plus exécrables qu’on peut trouver et desquels le roy n’a point accoustumé d’octroyer grâce. » C’était alors que le grave et judicieux De Thou se plaignait énergiquement dans son Histoire universelle de ce que « dans ces derniers temps on avoit fait servir le privilège de la fierte à une impunité détestable et sans bornes pour tous les malfaiteurs du royaume, pour tous les crimes les plus abominables. »

La Fierte ou Chapelle de Saint-Romain

La Fierte ou Chapelle de Saint-Romain

C’est ce dont gémissait aussi De Bras de Bourgueville, magistrat normand, qui voyait de plus près encore ces criants abus, et craignait qu’ils ne portassent enfin malheur à un privilège qu’il aimait. Il écrit dans Recherches et antiquités du duché de Normandie : « Ce privilège, disait-il, se doit donner en cas pitoyable, et non par authorité ou faveur de seigneurs, à gens qui ont commis tous crimes exécrables et indignes d’un tel pardon. » C’était en 1588 que De Bras parlait ainsi. Qu’eût-il dit après l’élection de D’Alègre, assassin de Montmorency du Hallot ? Mais, dès lors, il regrettait « qu’il s’y commît le plus souvent des abus », et ajoutait « qu’il y avoit danger que messieurs les ecclésiastiques le perdissent, à cause de l’abus qu’ils en faisoient. Il croyoit, disait-il, devoir donner cest advertissement à messieurs du chapitre. »

Dans le même temps, Étienne Pasquier disait, dans ses Lettres (livre 8), « qu’il ne se pouvoit bonnement résoudre comme il se pouvoit faire qu’un si homme de bien que sainct Romain produisît un effect contraire à sa saincteté, et que ceste saincteté fust comme une franchise des meurdres les plus détestables » ; et dans ses Recherches de la France (livre 9, chapitre dernier), il faisait des vœux pour que le privilège « ne s’estendît qu’en faveur des délits qui, de leur nature, estoient rémissibles. C’estoit ainsy, disait-il, que l’on fermeroit la bouche à tous ceux qui mesdisoient du privilège ». Le préambule de l’édit de Henri IV du 25 janvier 1597 stipule que « souvent les chanoines de Rouen avoient esté admonestés de procéder à l’eslection d’Un prisonnier, avec tout respect et considération, pour n’attirer l’ire de Dieu sur eux, par la délivrance de ceux qui avoient commis des actes inhumains et exécrables. »

Mais le chapitre ne tenait aucun compte de tous ces avertissements. « Nous demeurons d’accord, disaient ces ecclésiastiques, en parlant de l’assassinat de Du Hallot par le marquis d’Alègre, nous demeurons d’accord que c’est un meschant acte, un assassinat, un guet-à-pens que l’on ne sçauroit assez blasmer. Mais aussy nostre privilège n’est point pour les fautes légères, pour les cas rémissibles, pour les délits communs... : c’est un remède extraordinaire, une grâce du ciel dont la grandeur n’esclate, sinon par l’opposition de l’énormité des crimes qui sont esteints et abolis par icelle. Lorsque, pour maintenir tousiours fresche et récente en la mémoire des hommes ceste délivrance esmerveillable du peuple désolé par la gargouille, nos roys octroyèrent ce privilège à l’esglise de Rouen, leur dessein fut de faire quelque chose dont la grandeur approchast au plus près de la grandeur de ce bienfaict, et qui apportast de l’estonnement au peuple, pour le faire humilier devant Dieu et luy faire considérer combien grand estoit ce miracle, puisque , pour en faire vivre la mémoire, l’on faisoit une chose si extraordinaire, en délivrant des criminels atteints et convaincus de crimes si énormes. C’est pourquoy le privilège ne porte exception quelconque ; et est l’esglise de Rouen en possession de délivrer ceux qui ont commis des assassinats et meurtres de guet-à-pens. Il est notoire qu’entre les prisonniers l’on choisit tousiours ceux qui sont accusez des crimes les plus qualifiez », écrit Me Monstreuil au sein du Plaidoyer pour le privilège de la fierte.

Ainsi parlait le chapitre ; il regardait cette réponse comme très péremptoire ; et ces propres paroles que l’on vient d’entendre, il les faisait proférer, en son nom, par son avocat, à l’audience du grand conseil. Etienne Pasquier crut que les chanoines de Rouen, « tout mûrement calculé et considéré, devoient choisir le prisonnier qu’ils trouvoient chargé du crime le plus détestable, et qu’ilz estoient tenus de le faire ainsi, s’ilz ne voulaient contrevenir à leur privilège, ce qui leur eust esté un grand forfaict, voire une forme d’assassinat contre leur ancien institut. » Cette règle qu’imaginait Pasquier , elle n’existait pas ; mais, pour peu que le chapitre eût été abandonné vingt ou trente ans encore à son libre arbitre, elle ne pouvait manquer de s’établir. De si monstrueux abus, confessés et préconisés avec tant de naïveté et de candeur, ne pouvaient être tolérés plus longtemps dans une nation où, après de longues et terribles secousses, l’ordre commençait à renaître.

Jacques-Auguste de Thou

Jacques-Auguste de Thou

A la fin de l’année 1596, pendant la tenue de l’assemblée des notables, Henri IV étant à Rouen, il y eut comme un concert de murmures contre les abus de la fierte. Des familles qui n’avaient obtenu d’autre réparation de l’assassinat de leurs proches, que de se voir insolemment braver par les assassins, fiers de leur scandaleuse impunité, firent entendre au monarque des plaintes énergiques. On lui raconta, de nouveau, dans toute l’horreur de ses détails, l’assassinat de l’infortuné Montmorency du Hallot son serviteur fidèle ; l’assassinat tout récent encore du sieur Du Boyssymon, dont, il y avait cinq mois à peine, les meurtriers avaient levé la fierte.

Dans une séance du conseil, tenue à Rouen, à laquelle assistait Claude Groulart de la Cour, premier président du parlement de Normandie, on parla fort au long de ce dernier fait, et le chancelier déclara « qu’il estoit nécessaire d’apporter des modifications au privilège de sainct Romain, et d’en revenir aux quatre modifications adoptées lors des lettres de Louis XII. » Disons, en passant, que ces dernières expressions étaient inexactes, et que les deux déclarations de Louis XII, spécialement relatives au privilège, ne l’avaient en rien modifié.

Cependant, avertis que l’on travaillait à une déclaration pour restreindre le privilège, les chanoines s’émurent, et le cardinal de Bourbon avec eux. Ils se hâtèrent d’adresser une supplique au roi, pour l’engager à ne point passer outre. Ils le prièrent de se souvenir « qu’en son joyeux advènement en sa ville de Rouen, il avoit promys, en parolle de roy », de les maintenir en tous leurs privilèges, et leur en donner toutes confirmations nécessaires. « Toutes foys, on vouloit aujourd’huy tellement retrancher et diminuer le privilège de sainct Romain par des modifications et restrinctions, que, à la fin, ce privilège n’auroit que le nom et demeureroit sans aulcun effect et valeur envers Dieu et le peuple. » Ils insistèrent sur le danger d’indisposer la population de Rouen, qui, « de tout temps, avoit eu très grande dévotion au privilège de saint Romain ; ce qui pourroit apporter un grand scandalle, et mesmes préjudicier à l’honneur de Sa Majesté. »

Ils le supplièrent de maintenir le privilège « sans aulcune restriction et modification, excepté le crime de lèzemajesté divine et humaine. » Mais leurs efforts furent inutiles. Le 25 janvier 1597, de l’avis des princes du sang, des membres du conseil, des principaux officiers des parlements et des autres cours souveraines réunies à Rouen pour l’assemblée des notables, le roi signa une déclaration qui modifiait beaucoup le privilège, et qui continua de le régir jusqu’au moment où il a cessé d’exister.

Dans le préambule de cet édit, le roi insistait sur la nécessité de « retrancher les grands abus et scandales qui se commettoient sous la faveur du dict privilège, de faire cesser les justes plaintes qui avoient esté cy devant faites et plusieurs foys réitérées aux chanoines de Rouen, avec exhortation de procéder à l’élection d’un prisonnier, avec tout respect et considération, pour n’attirer l’ire de Dieu sur eux, par la délivrance de ceux qui avoient commis des actes inhumains et exécrables. »

Par cet édit, 1° tous ceux qui se trouveraient prévenus du crime de lèze-majesté, hérésie, fausse-monnoie, assassinat de guet-à-pens ; violentent et forcement de filles, étaient déclarés indignes du privilège ; 2° ceux qui voudraient jouir dudit privilège étaient tenus de se présenter eux-mêmes pour demander cette grâce, sans pouvoir se faire représenter par leurs serviteurs ou autres complices ; 3° depuis l’insinuation annuelle du privilège jusqu’après la cérémonie de la fierte, le parlement devait continuer les procédures criminelles, comme informations, décrets, récolements, confrontations ; seulement les jugements et exécutions devaient être différés jusqu’après la cérémonie ; 4° pour être admis à lever la fierte, il fallait avoir été en prison lors et au jour de l’insinuation du privilège. L’édit en déclarait exclus ceux qui n’auraient été constitués prisonniers qu’après l’insinuation ; il défendait au chapitre de les élire et au parlement de les délivrer.

Cette déclaration fut enregistrée le 23 avril suivant, par le parlement de Rouen. On trouve dans l’arrêt d’enregistrement deux ou trois clauses supplémentaires qui rentrent dans l’esprit de l’édit. Ainsi, 1° les complices d’un crime dont le principal auteur ne se présenterait pas, pourraient, en se constituant prisonniers, jouir du privilège, qui, alors, ne profiterait pas au principal auteur absent ; 2° l’individu emprisonné après l’insinuation seulement, mais pour un crime commis depuis l’insinuation, pourrait, à raison de ce crime, solliciter et obtenir le privilège. Du reste, la règle était maintenue ; et l’arrêt imposa à tous les concierges et geôliers de Rouen l’obligation de mettre, chaque année, le jour de l’insinuation, par devers la cour, des listes de tous les individus détenus ce jour-là dans les prisons.

La déclaration du roi fut signifiée au chapitre, avec l’arrêt d’enregistrement dont nous venons de reproduire les dispositions principales. Il y avait, dans l’édit, une clause évidemment fondée sur une erreur ; elle n’échappa point au chapitre. Le roi, immédiatement avant de prononcer que les individus prévenus des crimes de lèze-majesté, d’hérésie, de fausse-monnaie, d’assassinat par guet-à-apens, et de viol, seraient exclus du privilège, disait qu’il l’ordonnait ainsi : « suivant et conformément à ce qui avoit jà esté ordonné sur ce par le feu roy Louis XII. » On reconnaît la méprise du chancelier, rédacteur de l’édit, méprise que nous avons déjà relevée. C’était, dans cet édit, une erreur grave ; c’était l’énoncé d’un fait entièrement faux.

On l’a vu précédemment, les deux déclarations de Louis XII relatives à la fierte n’interdisaient le privilège qu’aux individus coupables du crime de lèze-majesté ; il n’y était nullement question des autres crimes dénommés ci-dessus. Seulement, en 1512, l’échiquier de Rouen, voulant faire acte d’autorité, avait, dans l’arrêt d’enregistrement de l’édit de novembre, exclu, de son chef, la fausse-monnaie, l’hérésie, l’assassinat de guet-apens, et encore n’avait-il point parlé du viol qu’y ajouta l’édit de 1597. Le roi donc, ou le chancelier, rédacteur de l’édit de 1597, commirent une erreur grave, en donnant la disposition qui exclut ces crimes de la grâce du privilège, comme la reproduction d’une clause contenue dans l’édit de Louis XII, qui n’en parlait pas. Les autres dispositions de la déclaration nouvelle ne choquaient pas moins le chapitre, dont elle restreignait notablement le pouvoir. Mais elle fut préparée et rédigée « sans faire ouïr ny l’archevesque, ny le chapitre, mal voulu d’ailleurs, en ce temps-là, à cause de la ligue », nous apprend la Réfutation de la Responce de Denys Bouthillier.

Aussi, les abbés Péricard, Vigor, Cabart et Throsnel, chanoines de Notre-Dame, qui avaient séance au parlement, en qualité de conseillers-clercs, ne voulurent-ils point prendre part à la délibération de la cour sur cet édit, non plus qu’à l’arrêt qui en ordonnait l’enregistrement. Ils étaient toutefois au Palais, ce jour-là ; mais, quand on vint à cette affaire, ils se retirèrent assez brusquement pour qu’il fût permis de croire que s’ils s’abstenaient de voter, c’était moins encore par scrupule et par convenance que par l’effet d’un vif mécontentement et d’un chagrin amer.

Le 28 avril, le chapitre « protesta à l’encontre des modifications mises au privilège de monsieur sainct Romain, lesquelles estoient fort préjudiciables au dict privilège tant excellent de toute antiquité, sy louablement confirmé des feulx roys, comme de chose nulle, l’arrest s’estant ensuivy sans avoir oy partye, ny le chapitre aucunement appele ; le tout au grand préjudice des anciennes chartrès, lettres de confirmation des feuz roys , données pour la manutention du privilège ; veu aussy que M. le chancellier ayant décretté les dictes lettres de modification, en avoit esté fort sollicité par les malveuiïlantz contre icelluy privilège, au préjudice de la compaignye. »


Henri IV

Le chapitre ressentait un extrême dépit de l’échec que venait de recevoir son privilège ; et peut-être le choix qu’il fit en 1597, un mois environ après l’enregistrement de l’édit, ne fut-il pas étranger à ce sentiment. Du moins est-il certain que les prisonniers auxquels cette compagnie accorda ses suffrages étaient on ne peut plus désagréables au roi, aux princes, et aux membres du conseil, qui firent ce qu’ils purent pour les empêcher d’obtenir la fierte. Et, cependant, le fait à raison duquel ils la sollicitaient n’était pas indigne d’indulgence.

En mars 1596, vers la Mi-Carême, les sieurs De Boussel de Parfourru, Richard Du Vivier, Salomon De Benneville, De Tournay, De Belletot, De Beuvrigny, et d’autres seigneurs du diocèse de Bayeux, priés par le sieur De Ragny de se trouver « à la bienvenue de son espousée », fille du sieur De la Forêt, partirent tous à cheval du château de Ragny pour aller au-devant de la nouvelle mariée , qu’ils rencontrèrent à Montigny, accompagnée de la dame De la Forêt, sa mère, et de « plusieurs gentilshommes et damoiselles. »

Tous ces amis du mari saluèrent les deux dames, et reprirent avec elles le chemin du château de Ragny, où « la nouvelle espousée fut reçue à grand’feste et en grande joie. Les tables estant couvertes pour souper, arriva une troupe de masques, les quels jouèrent et dansèrent , puys sortirent. Aprèz soupper, sur les dix à unze heures du soir, vint une autre compaignie de masques, au nombre de sept à huict, vestus de linges blancs (c’est-à-dire, sans doute, déguisés en fantômes). Ils estoient suivis de plusieurs serviteurs qui avoient des manteaulx, soubz les quelz ilz portoient des espées et pistolles (pistolets). D’abord quatre des dictz masques dancèrent ung ballet ; puis tous ensemble dancèrent des bransles et jouèrent à trois déz (c’était le jeu favori du temps, et il n’y avait point de bonne mascarade sans dés).

« Aprèz avoir joué et dancé, ilz s’assemblèrent tous ensemble comme pour se retirer. Mais l’un d’iceulx, qui avoit des sonnettes aux jambes, coudoya fort rudement, et en apparence avec dessein, le sieur Richard Du Vivier, qui s’écria ; Voillà ung masque importun, et repoussa du pied cet homme masqué qu’il ne reconnoissoit pas. Alors, le dict masque, s’accouldant sur la table, feist quelques gestes de la teste, en murmurant ; et, repassant pour s’en retourner, donna au sieur Du Vivier ung coup de poing dans l’estomac ; et, comme ce dernier le poursuivoit, en lui en demandant raison, le masque meist l’espée à la main, et en donna ung estocade dans la gorge au sieur Du Vivier, au moment où il dégaînoit luy mesme son espée. Du Vivier, se sentant blessé et se voyant assailly par les autres masques, donna à son agresseur plusieurs coups dont il mourut sur la place. »

Dans cet instant, le masque de cet homme qui venait d’expirer se détacha de son visage, et on reconnut en lui le fils unique du sieur De la Rivière-Vernay ; ce vieillard à cheveux blancs était là auprès du corps inanimé de son fils, et poussait des cris déchirants. Le jeune La Rivière-Vernay et les autres gentilshommes qui s’étaient masqués avec lui avaient tous fait partie du cortège qui était allé au-devant de la dame De Ragny ; et, après le dîner, ils avaient, à l’insu de leurs autres amis, imaginé cette mascarade qui avait si mal fini. Il était impossible de soupçonner la plus légère préméditation de combat et de meurtre entre ces jeunes gentilshommes qui étaient unis par les liens de la plus étroite amitié. Ceux d’entre eux qui s’étaient masqués n’avaient pas été reconnus par les autres, qui avaient pris en mauvaise part leurs agaceries et leurs importunités un peu gênantes.

Quelques-uns même, voyant les valets de ces hommes masqués porter des armes sous leurs manteaux, avaient cru que c’était « quelque agression des ligueurs, à raison de la trefve de Bretaigne qui venoit d’expirer » ; et il en était résulté, entre eux tous, une mêlée dans laquelle La Rivière-Vernay avait péri. Mais cette affaire faillit avoir des conséquences très funestes pour les meurtriers involontaires du sieur De La Rivière-Vernay. Ce jeune homme était page du comte de Soissons, qui seconda activement la famille dans les démarches qu’elle fit pour obtenir vengeance de ce meurtre déplorable. Vers la fin de 1596, quelques jours avant l’arrivée de Henri IV à Rouen, où il venait tenir l’assemblée des notables, les sieurs De Parfourru, Du Vivier et consorts étaient venus dans cette ville, espérant obtenir leur grâce à l’occasion de la joyeuse entrée. Car c’était un vieil usage, encore existant alors, que, lorsque les rois de France venaient pour la première fois dans une bonne ville de leur royaume, ils signalaient leur entrée par la délivrance de tous les individus détenus dans les prisons de cette ville.

Henri IV, prévenu contre les sieurs De Parfourru par le comte de Soissons, les déclara indignes de grâce, et défendit qu’on lui parlât d’eux. Déchus de ce moyen de salut, ils sollicitèrent le privilège de la fierte. Mais le comte de Soissons l’ayant su, se hâta d’écrire au chapitre « qu’ung si meschant acte que le meurtre commis par les sieurs Du Vivier et Parfourru ne debvoit demeurer sans punition. Désirant, disait-il, que la justice fust rendue et les malfaicteurs punis, il prioit affectueusement les chanoines de Rouen de ne vouloir faire qu’un tel crime, dont l’impunité tournoit à conséquence, demeurast aboly, et ne permettre que les coupables se pussent servir du dict privilège de la fierte. » Charles De Bourbon , coadjuteur de l’archevêque de Rouen, écrivit au chapitre dans le même sens.

Il en avait été prié par « Madame et par d’autres princes et seigneurs, qui n’affectionnoyent pas moins le jeune La Rivière-Vernay pour sa valeur et son mérite, que pour la détestation qu’ilz faisoient de l’énorme assassinat qui avoit esté commis en sa personne avec beaucoup d’injustice. De plus, il avoit esté meu à ceste prière par les larmes de ce povre viéliard, père du deffunct. » Averti que , malgré toutes ses démarches, les sieurs Du Vivier avaient des chances auprès du chapitre, le comte de Soissons obtînt et fit signifier au parlement de Rouen, le 11 avril, un arrêt du conseil portant injonction au concierge de cette cour, de remettre entre les mains d’un huissier, porteur de l’arrêt, les sieurs De Parfourru et leurs complices, pour être conduits dans les prisons du conseil, que le roi avait saisi du procès.

Ce même arrêt défendait très expressément au parlement et au chapitre « de rien attempter au préjudice du dict renvoy », c’est-à-dire aux chanoines d’élire les Parfourru, et au parlement de les leur délivrer. Mais il ne convenait point au parlement de devenir l’instrument docile d’une animosité si grande ; et il défendit, de son côté, au concierge de ses prisons, de remettre les détenus à l’huissier du conseil. Pour le chapitre, il ordonna « que, sans avoir esgard à la dicte défence, ses commissaires procéderoient à l’examen de tous les prisonniers qui prétendroient au privilège de monsieur sainct Romain. » Les Du Vivier continuaient de briguer la fierte ; et il était notoire qu’ils avaient au chapitre les plus grandes chances de succès.

« De toute antiquité, leurs ayeulx avoient desdyé ung de leurs enfantz à l’esglise ; et, en exécution de ce vœu, un de leurs oncles estoit chanoine en la cathédrale de Bayeux » ; le sieur Boussel de Parfourru était un religionnaire converti ; c’étaient des titres aux yeux du chapitre. Dans cette extrémité, la famille de la Rivière-Vernay et le comte de Soissons, voulant tenter un dernier effort, sollicitèrent et obtinrent du conseil un nouvel arrêt qui défendait au concierge du parlement de délivrer ces prisonniers pour la fierte, et lui ordonnait expressément (sous peine de dix mille écus d’amende) de les remettre entre les mains d’un huissier porteur de l’arrêt.

Le conseil réitérait les défenses déjà faites au chapitre d’élire, et au parlement de délivrer les Parfourru. Un huissier, envoyé en toute hâte de Paris pour signifier cet arrêt, n’arriva à Rouen que le jour de l’Ascension, assez tard. Il se rendit vite au Palais ; mais au moment où il entra dans la grand’chambre, le parlement venait de décider que les Du Vivier et leurs complices, élus par le chapitre, lui seraient délivrés, à la charge par ces prisonniers d’assister tous à l’acte de la cérémonie. L’huissier du conseil exhiba son arrêt, et, sans doute, il en espérait des merveilles. Mais voilà un de messieurs du parlement qui va s’apercevoir que l’exploit n’était point revêtu du pareatis de rigueur, tant au conseil on avait été pressé !

Grande fut l’indignation du parlement, en voyant cette omission de conséquence ; et il passa, tout d’une voix, que l’huissier du conseil (il s’appelait Gigon) serait arrêté et constitué prisonnier ; ce qui fut fait à l’heure même. Croyez que le malheureux Gigon aurait alors volontiers invoqué le privilège de la fierte, après avoir fait plus de trente lieues à cheval, tout d’une haleine, pour en empêcher l’effet. Pendant que les huissiers le conduisaient à la conciergerie, le parlement délivrait au chapitre les sieurs Du Vivier et leurs complices, qui, tous, figurèrent à la procession du jour, « sans chappeau, ayantz chacun ung bourlet sur la teste ».

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