LA FRANCE PITTORESQUE
Épices aromatiques pour stimuler
l’estomac et... rétribuer les juges !
(D’après « Curiosités historiques et littéraires », paru en 1897)
Publié le mercredi 21 octobre 2015, par Redaction
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Selon Legrand d’Aussy, nos ancêtres avaient une véritable passion pour les assaisonnements forts, ce goût participant d’un principe d’hygiène : accoutumés à des nourritures très substantielles, qu’ils consommaient d’ailleurs avec l’appétit que donne l’habitude des grands exercices physiques, ils croyaient que leur estomac avait besoin d’être aidé dans ses fonctions par des stimulants. En outre, les épices pouvaient tenir lieu de rétribution des juges.
 

D’après ces idées, non seulement ils firent entrer beaucoup d’aromates dans leur nourriture, mais ils imaginèrent même d’employer le sucre pour les confire ou les envelopper, et de les manger ainsi, soit au dessert comme digestif, soit dans la journée comme corroborants. « Après les viandes, on sert chez les riches, pour faire la digestion, de l’anis, du fenouil et de la coriandre confits au sucre », rapportent les Triomphes de la noble Dame. Il y eut des dragées faites avec de la coriandre et du genièvre, qu’on appelait dragées de Saint-Roch, parce qu’on les croyait propres à préserver du mauvais air et de la peste. Quant au peuple, à qui ses facultés ne permettaient pas ces superfluités très coûteuses, vu le prix très élevé du sucre et des épices fines apportées d’Orient, il mangeait les épices indigènes sans aucune préparation.

Ce sont ces aromates confits que l’on nomma proprement épices, et dont le nom se trouve si souvent répété dans nos anciennes histoires. Ce sont eux qui formaient presque exclusivement les desserts, car les fruits, réputés froids, se mangeaient au commencement du repas. On servait les épices avec différentes sortes de vins artificiels, seules liqueurs alors connues. De là cette commune façon de parler : après le et les épices, pour dire après la table.

Les sucreries ont été longtemps comprises sous le nom d’épices, ou mieux espices, expression dont au premier coup d’œil il est assez difficile d’apercevoir l’origine. Dans la basse latinité on se servait du mot species pour désigner les différentes espèces de fruits que produit la terre. Dans Grégoire de Tours, notre plus ancien historien, par exemple, il signifie du blé, du vin, de l’huile. Cependant, quand on parla d’aromates, on distingua ceux-ci par l’épithète aromatiques, qu’on ajouta au mot species. Par la suite, l’expression latine ayant passé dans la langue française, ces dernières productions devinrent espices aromatiques, puis, par abréviation, on ne dit plus qu’espices, et enfin épices et épiceries.

Quoique les épices orientales fussent connues en Occident bien avant les croisades, elles ne commencèrent cependant à y devenir un peu communes qu’après que ces expéditions eurent fait naître et affermi le commerce des Occidentaux avec le Levant. Malgré ce débouché nouveau, les frais que les épiceries exigeaient pour être transportées de l’Inde dans la Méditerranée étaient tels qu’elles furent toujours énormément chères. Mais cette cherté même, la sorte d’estime qu’on attache d’ordinaire à ce qui est rare, et qui vient de loin, leur odeur agréable, la saveur, les vertus hygiéniques qu’elles ajoutaient aux boissons et aux aliments, leur donnèrent un prix infini. Chez nos poètes du Moyen Age on voit souvent les mots de cannelle, de muscade, de girofle et de gingembre. Veulent-ils donner l’idée d’un parfum exquis, ils le comparent aux épices. Veulent-ils peindre un jardin merveilleux, un séjour des fées, ils y plantent les arbres qui produisent ces aromates précieux.

Nous pouvons noter ici que l’idée de trouver et conquérir le pays des épices entra largement en compte dans les espérances de Christophe Colomb quand il projeta ses découvertes. D’après l’estime qu’on faisait des épices, l’on ne saurait être surpris qu’elles aient été regardées comme constituant un présent très honorable. Aussi était-ce un de ceux que les corps municipaux croyaient pouvoir offrir aux personnes de la plus haute distinction dans les cérémonies d’éclat, aux gouverneurs des provinces, aux rois mêmes, quand ils faisaient leur entrée dans les villes. Ce don était encore fort usité à la fin du dix-septième siècle.

A la nouvelle année, aux mariages, aux fêtes des parents, on donnait des épices, et les boîtes de dragées ou de confitures sèches que l’on distribue encore à propos des baptêmes et, en de certaines régions, à propos des fiançailles, sont un vestige de l’ancienne coutume. Quand on avait gagné un procès, on allait par reconnaissance offrir des épices à ses juges. Ceux-ci, quoique les ordonnances royales eussent réglé que la justice serait absolument gratuite, se crurent permis de les accepter, parce que, en effet, un présent aussi modique n’était pas fait pour alarmer la probité. Bientôt cependant l’avarice et la cupidité changèrent en abus vénal ce tribut de gratitude. Saint Louis décréta que les juges ne pourraient recevoir dans la semaine plus de dix sous en espices.

Philippe le Bel leur défendit d’en accepter plus qu’ils ne pourraient en consommer journellement dans leur ménage. Mais le pli était pris, la coutume était établie. Au lieu de ces paquets de bonbons, dont la multiplicité embarrassait et dont on ne pouvait se défaire qu’avec perte, les magistrats trouvèrent plus commode d’accepter de l’argent. Pendant quelque temps il leur fallut une permission particulière pour être autorisés à cette nouveauté. Aussi voyons-nous alors les plaideurs qui avaient gagné leur procès présenter requête au parlement pour demander à gratifier leurs juges d’un présent.

Lorsqu’ils furent accoutumés à cette forme de rétribution, les juges oublièrent qu’en principe elles avaient été libres ; ils en vinrent à penser qu’elles leur étaient dues, et en 1402 un arrêt intervint qui les déclara telles. Les plaideurs, de leur côté, au lieu d’attendre l’issue du procès pour payer les espices, ne craignirent pas de les présenter d’avance à des juges, qui les acceptèrent sans aucun scrupule. Et les juges ne tardèrent pas à transformer en tradition normale cette nouvelle coutume ; de là cette formule si célèbre, qu’on lit en marge des rôles sur les anciens registres du parlement : non deliberetur donec solvantur species (il ne sera pas délibéré avant que les épices aient été payées). Jusqu’à la Révolution, d’ailleurs, les honoraires des juges ont conservé le nom d’épices.

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