LA FRANCE PITTORESQUE
Qui se frotte à la bosse d’un bossu...
(D’après « Œuvres » (Tome 6), de Antoine-Vincent Arnault paru en 1827)
Publié le jeudi 7 avril 2011, par Redaction
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En 1827, Antoine-Vincent Arnault, homme politique et auteur dramatique entré à l’Académie et en ayant été radié lors de la Seconde Restauration après avoir été ministre de l’Instruction publique par intérim durant les Cent-Jours, consacre un chapitre de ses Œuvres en 8 volumes aux bossus, qu’il décrit comme excellant à manier la repartie lorsqu’il venait à certains l’idée de les railler
 

De tous les gens que la nature a maltraités, ce sont ceux à qui elle semble avoir accordé le plus de dédommagements, assène Arnault, qui poursuit : ce monticule qu’ils portent entre les épaules semble un vrai réservoir d’esprit. C’est ce qui faisait dire par le plus ingénieux comme le plus judicieux des bossus, à des sots très bien tournés, et il y en a beaucoup, même en ce pays : « Ô hommes qui vous riez de ma conformation, sachez qu’un vase qui n’est pas vide ne doit pas être estimé d’après sa forme, mais d’après le prix de la liqueur qu’il renferme. »

Ésope en était la preuve. Le plus bel homme de l’antiquité ne l’a pas valu. Les plus beaux hommes de la cour de Louis XIV valaient-ils ce bossu de maréchal de Luxembourg ? On sait le mot de ce grand capitaine. Le prince d’Orange l’avait désigné par l’épithète que lui méritait sa taille : « Comment sait-il que je suis bossu, il ne m’a jamais vu par derrière ? » L’abbé de Chauvelin, homme célèbre par son esprit et par sa haine pour les jésuites, était bossu. C’est lui qui, comme conseiller de grand’chambre, fit au parlement le rapport qui a conclu à l’expulsion de ces bons pères. Cela donna lieu à l’épigramme suivante :

Bizarre fut le sort de la secte perverse :
Un boiteux l’a fondée, un bossu la renverse.

C’était encore un bossu que l’abbé de Pons, homme de mérite aussi, quoiqu’il eût le travers de préférer les fables de Lamotte à celles de La Fontaine. Loin d’être humilié de sa difformité, il s’en faisait honneur, et la regardait comme peu compatible avec un génie médiocre. Aussi disait-il avec une sainte indignation, d’un homme non moins mal fait, mais moins spirituel que lui : « Cet animal-là déshonore le corps des bossus. » Par suite du même esprit, un de ses confrères disait d’un sot qu’il ne voulait pas avouer pour son semblable : « Il a la prétention de passer pour bossu ; mais il n’est que contrefait. »

Le poète Désorgues était bossu. Ses épigrammes contre Le Brun, qui d’ailleurs l’avait provoqué, lui attirèrent cette réponse de la part de ce poète sans pitié :

Désorgues, qui prend sa rosse
Pour le coursier d’Hélicon,
Prendrait-il aussi sa bosse
Pour le carquois d’Apollon ?

Les bossus, goguenards par caractère, affirme notre auteur, se sont quelquefois attiré de sanglantes reparties par leurs imprudences. « Vous êtes, à ce qu’il paraît, sur un grand pied dans le monde, dit l’un d’eux à un homme qui n’avait pas le pied des plus petits. – Il est vrai, répondit celui-ci, que la fortune ne m’a pas tourné le dos. » Pope, qui était très bossu et très malin, traitait quelquefois avec trop de légèreté les hommes auxquels il se sentait supérieur. Disputant avec quelqu’un sur un point de littérature : « Savez-vous seulement, lui dit-il peu poliment, ce que c’est qu’un point d’interrogation ? Oui, lui répondit-on, c’est une petite figure tordue et bossue qui fait quelquefois des questions impertinentes. » Ici Pope avait tort, mais en revanche il eut raison quand, sachant que le roi d’Angleterre demandait en le désignant : « Je voudrais bien savoir à quoi sert ce petit homme qui marche de travers ? – A vous faire marcher droit », répondit-il.

Tous les bossus ne sont pas satisfaits de leur tournure ; la pièce suivante en est la preuve, de Pons de Verdun, le plus gai et le moins malin de nos épigrammatistes selon Arnault :

En se chauffant au café de Procope,
Sire Moncade un jour se tourmentait
A démontrer le tout est bien de Pope ;
Par aventure un bossu l’écoutait.

Bravo ! bravo ! certes, mon camarade,
Votre système est plaisamment conçu ;
Je suis donc bien, moi ? dit-il à Moncade.
Oui, mon ami, fort bien pour un bossu.

Je ne sais quel fou s’est avisé d’inviter, par circulaire, tous les bossus de Paris à se trouver, à la même heure, dans une même église, pour affaire pressée, ajoute Arnault. Ils y arrivèrent exactement, à l’insu les uns des autres, et au grand étonnement du quartier, qui ne savait à quoi attribuer cette affluence de gens si singulièrement bâtis, quelle fête ils venaient chômer, ni pourquoi les bossus tenaient chapitre. Ces messieurs étaient déjà plus de cinq cents, se regardant, se toisant, s’interrogeant, quand ils s’aperçurent qu’on avait voulu se moquer d’eux. « Qui diable, disaient-ils avec humeur, a pu nous jouer ce tour ? – Mes amis, répondit un confrère qui avait l’esprit mieux fait que la taille, c’est quelqu’un qui veut apparemment prouver, malgré le proverbe, que les montagnes peuvent se rencontrer. » A ces mots la mauvaise humeur s’apaise ; on propose un pique-nique, et ces bonnes gens emploient le reste de la journée à rire comme des bossus.

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