LA FRANCE PITTORESQUE
Tour fendue du château d’Heilly (Picardie)
(D’après « Romania », paru en 1882)
Publié le lundi 8 février 2021, par Redaction
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Avant 1848, on pouvait encore voir à Heilly une tour étrange en ce sens qu’elle était fendue par le milieu. L’imagination populaire se donna libre carrière pour expliquer cette bizarrerie, et nombre de légendes courant sur la « Tour Fendue » se résument en la trahison d’un seigneur qui, lorsque le roi ou l’empereur commence à douter de sa fidélité, jure sur sa tour qu’il n’est pas félon
 

Située à quelques kilomètres de l’ancienne ville de Corbie, Heilly abrite les ruines d’un fort beau château du XIIe siècle et des vestiges d’un autre beaucoup plus ancien, puisqu’il remonte au VIIe siècle. A cette époque reculée, le château d’Heilly était déjà une résidence royale, paraît-il ; ce qui est certain, c’est que les rois carolingiens y séjournèrent : c’est dans la forêt d’Heilly que fut tué à la chasse le roi Carloman, frère de Louis III et fils de Louis le Bègue. Il existe au moins trois légendes expliquant l’origine de la Tour Fendue, les deux premières rapportant la trahison de Gandelon – le Ganelon de la Chanson de Roland – à peu près de même que dans la célèbre geste de Turoldus, et c’est là surtout qu’en est l’intérêt. Dans la troisième légende, l’épisode est défiguré par l’addition d’un personnage presque contemporain : Bourmont.

Supplice de Ganelon (Grandes Chroniques de France)

Supplice de Ganelon (Grandes Chroniques de France)

Il y avait un jour grand festin et grandes réjouissances au château d’Heilly. Gandelon avait réuni tous les seigneurs ses amis, et le vin coulait à flots dans les verres des joyeux convives. Pourtant il n’y avait pas plus de huit jours que le traître Gandelon avait abandonné Roland dans les montagnes après l’avoir trahi en le vendant aux ennemis. Roland était mort, et Gandelon se réjouissait de s’être ainsi débarrassé de son ennemi. Tout à coup la porte de la salle s’ouvrit et Charlemagne entra avec ses guerriers. Les seigneurs se levèrent de table et acclamèrent le grand roi. Seul Gandelon était resté assis, sentant ses jambes fléchir sous lui. Il pâlit de crainte quand il vit Charlemagne s’approcher de la table et dire en posant la main sur l’épaule du traître :

« Où est Roland ?
- Roland ?... Il est, je pense, mort dans la dernière bataille.
- Où est Roland ? dis-je.
- Je n’en sais rien, alors !
- Pour la troisième fois, Gandelon, je te demande ce que tu as fait de Roland ?
- Pour la troisième fois, prince, je vous réponds que je ne sais ce que Roland est devenu, s’il n’est pas mort dans la dernière bataille, comme on me l’avait dit.
- Gandelon, jure-moi que tu es innocent de sa mort, car Roland est mort dans la dernière bataille ; on ne t’a point trompé.
- Que la grosse tour de mon château s’ouvre par le milieu si je suis coupable de la mort de Roland », jura le misérable seigneur, qui comptait sur la solidité de l’énorme tour pour faire impunément ce serment.

Mais à peine avait-il achevé de parler qu’un craquement épouvantable se fit entendre et que la grande tour du château d’Heilly s’ouvrit par le milieu depuis le haut jusqu’en bas comme coupée par une épée gigantesque. Gandelon se jeta aux genoux du roi pour implorer sa grâce, mais Charlemagne, sans l’écouter, le fit saisir par ses gardes et puis pendre quelques jours après. Depuis ce temps la grosse tour était restée dans cet état et les paysans racontaient cette légende en passant dans la forêt d’Heilly devant la « Tour Fendue ». La tour a disparu, mais la légende subsiste.

Une deuxième légende affirme que Charlemagne et ses pairs étaient réunis un jour au château d’Heilly chez Gandelon pour discuter l’envoi d’une ambassade au roi d’Espagne. Gandelon s’offrit pour aller en Espagne. Selon sa coutume, Charlemagne ne voulut pas le laisser partir avant d’avoir reçu sa foi.

« Jure-moi, Gandelon, de m’être toujours fidèle.
- Je vous le jure sur la grosse tour de mon château. Puisse-t-elle s’ouvrir par le milieu du haut en bas si je trahis mon roi !
- Va donc, alors, et dis au roi d’Espagne que je lui déclare la guerre. Reviens bientôt, car nous aurons besoin de ton aide. J’enverrai Roland pour battre les Espagnols. »

Château d'Heilly

Château d’Heilly

Charlemagne ayant fini de parler, Gandelon prit congé du roi et partit en Espagne. Arrivé là, il se vengea de Roland, qu’il détestait depuis longtemps, en le vendant au roi d’Espagne. Ayant ainsi manqué à son serment et trahi Roland, Gandelon revint trouver le roi au château d’Heilly. Pendant ce temps, Roland, envoyé en Espagne, avait été tué, mais avant de mourir il put sonner du cor pour avertir le roi de son agonie. Charlemagne était en ce moment couché dans l’une des salles du château. Le bruit du cor de Roland le réveilla. « Roland est en péril !... J’entends l’appel de son cor », s’écria le roi de France. Comme le roi disait ces mots, un dernier son mourant du cor arriva à ses oreilles et il vit bien ainsi que Roland était mort.

Au même instant un cavalier entrait dans la cour du château ; c’était Gandelon revenant de son ambassade en Espagne. Il s’inclina devant Charlemagne et lui dit qu’il avait rempli sa promesse et son serment. « Bien vrai, Gandelon ?... La tour de ton château est bien solide alors, si Dieu ne la fend pas par le milieu ! » Au même moment, la tour se fendait de haut en bas avec un grand bruit, et Gandelon confondu tombait saisi de terreur aux genoux de Charlemagne. « Ah ! tu as trahi, Gandelon ! C’est bien. Tu subiras la juste punition que ton crime mérite. » Et le roi fit saisir le misérable traître par ses gardes, le fit revêtir d’une peau de loup, le chassa dans la forêt et le fit déchirer par ses chiens.

Voici un exemple fort curieux de la facilité avec laquelle le peuple en vient à confondre la légende et l’histoire ; c’est l’analogie entre le cas de Gandelon trahissant Charlemagne et celui du maréchal comte de Bourmont trahissant Napoléon Ier qui a donné naissance à la légende suivante. Il est également curieux de remarquer que cette légende avait déjà cours en 1830, c’est-à-dire une quinzaine d’années après la chute du Premier Empire.

Enfin, une troisième légende prétend que Gandelon et Bourmont avaient trahi Charlemagne et vendu son armée à un peuple sauvage qui habite fort loin au-delà de la mer et des montagnes (sic), en Espagne. Les deux traîtres se promenaient dans le grand parc du château d’Heilly quand Charlemagne arriva tout en deuil à la porte du château, se fit reconnaître des gardes et vint se présenter devant les deux misérables. « Eh bien ! » leur dit-il, « m’avez-vous été fidèles, Gandelon et Bourmont ? » Bourmont terrifié n’osa pas répondre, et ce fut Gandelon qui prit la parole : « Sire, nous avons fait tout notre devoir. — Est-ce bien vrai ? Sais-tu que j’en doute fort, Gandelon, et que quelque chose me dit que vous m’avez trahi et que c’est à vous que je dois d’avoir laissé tant de mes soldats entre les mains de mes ennemis les Espagnols ? »

Château d'Heilly

Château d’Heilly

Gandelon se tut un instant et reprit : « Puisse cette tour de mon château se fendre par le milieu du haut en bas si nous n’avons pas dit la vérité ! » Et les deux traîtres levèrent la main en jurant vers la grosse tour du château. « Qu’ainsi soit fait ! » leur répondit Charlemagne. Au même instant, le bon Dieu, voulant confondre les félons et leur montrer qu’on ne prête pas impunément un faux serment, permit que l’énorme tour du château se fendit par le milieu, du haut en bas, comme l’avaient demandé les traîtres dans leur serment.

Les deux scélérats restèrent atterrés et furent saisis par les gardes sur l’ordre de Charlemagne. Peu après, ils furent pendus et leurs cadavres abandonnés dans la forêt aux loups et aux renards. Dans une variante de cette légende, ce n’est plus Chailmaigne (Charlemagne) qui est trahi, c’est Napoléon Ier lui-même. La tour se fend de la même façon et les deux traîtres Gandelon et Bourmont sont fusillés.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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