LA FRANCE PITTORESQUE
Milieu littéraire corrompu, ou
la réputation usurpée de certains écrivains
(Extrait de « Hommes et choses. Alphabet des passions
et des sensations. Esquisses de mœurs
faisant suite au petit glossaire » (Tome 2), 1850)
Publié le mercredi 17 août 2016, par Redaction
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Témoin et acteur des bouleversements politiques de son temps, préhistorien, Jacques Boucher de Perthes, dont la Société d’anthropologie de Paris dira qu’il fut en toutes choses un initiateur, fustige au milieu du XIXe siècle le milieu des hommes de lettres auxquels il suffit de ne presque rien écrire pour s’assurer une carrière des plus renommées et s’attirer éloges et récompenses, avant de conclure qu’en France, « ce n’est pas ce qu’on fait qui crée la réputation, c’est la manière dont on se pose »
 

Je ne vous conseille pas de les fréquenter, écrit Jacques Boucher de Perthes : vous y avez peu à gagner et beaucoup à perdre. Le moindre inconvénient est de poser pour eux et de figurer un jour, pour le plus grand agrément du lecteur, dans un de leurs recueils d’anas ou d’impressions de voyage.

Dans la société des auteurs, vous êtes toujours exposé à quelque fâcheux quiproquo, et vous ne pouvez ouvrir la bouche sans risquer de vous faire un ennemi. Louez-vous un ouvrage, c’est justement celui qu’un feuilletoniste présent a déchiré la veille, et vos éloges lui semblent autant d’épigrammes contre son article. En dites-vous du mal, c’est pis encore : l’auteur se trouve là dans un coin dont il sort tout à point pour entendre vos conclusions et vous proposer l’échange d’une balle ou d’un coup d’épée.

Ce que ça sent bon !!! : caricature exécutée par André Gill et publiée dans La Nouvelle lune du 23 avril 1882

Zola, jadis raillé. « Ce que ça sent bon !!! » : caricature exécutée par
André Gill et publiée dans La Nouvelle lune du 23 avril 1882

Mais qu’est-ce que cela à côté de l’offre de la communication d’un manuscrit ? Un manuscrit, quel qu’il soit, fût-ce celui d’un chef-d’œuvre, est une véritable calamité, par la raison toute simple que, toujours indéchiffrable, on ne peut pas le lire, et que si c’est l’auteur qui le lit. on ne peut pas bâiller. Lecture faite, s’il vous demande un avis, tenez-vous pour assuré que c’est un piège qu’il vous tend, et qu’ici encore vous êtes en danger de mort.

Par cela seul que vous avez touché au manuscrit, vous êtes tenu de l’admirer, conséquemment de le louer ; et quelqu’épais que soit votre encens, l’auteur le trouvera léger pour son mérite. Si c’est vous qui demandez des conseils, je vous dirai que ceux des gens de lettres sont rarement bons à suivre, car leurs avis se rattachent toujours par quelque chose à leurs écrits, et ils ne loueront des vôtres que ce qui se rapprochera des leurs : à la condition pourtant que l’infériorité soit grande, car si votre œuvre a réellement du prix, ils diront que vous la leur avez volée.

Il y a des hommes de lettres en prose, il y en a en vers, il en a aussi en vers et prose, il y en a enfin qui ne font ni vers ni prose. Les hommes de lettres en prose sont assez ordinairement des savants, gens qui se croient si fort obligés d’ennuyer le lecteur, que lorsqu’ils ont dit quelque chose d’intéressant, ils ne manquent pas de lui en demander pardon. Compilateurs, pour l’ordinaire ils mettent sous le pressoir une grosse bibliothèque pour en extraire de petits in-douze où il y a de tout, hormis quelque chose ; et l’on peut comparer ces grands érudits à ce petit chat qui, après avoir avalé une livre de beurre, ne pesait que trois quarterons.

Maintenant, passons aux poètes. Autrefois, un poète était une sorte de demi-dieu couronné de roses, la coupe à la main quand il ne tenait pas la lyre, et qui ne quittait la table des rois que pour aller s’asseoir à celle des dieux. Aujourd’hui, l’état est moins bon, on peut même dire qu’il est tout à fait mauvais. Il n’y a vraiment plus d’eau à boire au Parnasse, on dirait que l’hippocrène est tarie et que le nectar et l’ambroisie sont passés à l’état de vin de Suresne.

Qu’est devenu ce bon temps où une épître dédicatoire valait une pension, et où un couplet de noce était payé d’une recette des gabelles ou d’une direction des aides ? Alors tous les journaux, tous les libraires et le public en masse étaient aux pieds des poètes. Aujourd’hui, Voltaire lui-même ne trouverait, pour la Henriade, ni éditeur ni imprimeur. La gloire est tombée à la mesure du profit : non seulement on ne recherche pas les poètes, mais on les fuit ; et si un homme a le malheureux renom de faire des vers, mis à l’index, il est consigné à toutes les portes.

Après les écrivains en prose et en vers, nous en venons à ceux qui ne font ni vers ni prose, c’est-à-dire aux écrivains qui n’écrivent pas. C’est un genre de littérateurs très commun en France. Il y en a en province comme à Paris, et ce sont partout ceux qui réussissent le mieux, disons même, à peu près les seuls qui réussissent. En n’écrivant rien, ils donnent bien moins de prise à la critique et à l’envie. Voici , d’ailleurs, comment cette espèce de savants se confectionne : un homme a l’idée de faire un livre, histoire, philosophie, morale, n’importe. Il lui cherche un titre. Le titre trouvé, il regarde l’œuvre comme terminée : l’ouvrage peut être déclaré sous presse. Alors, pour peu que l’auteur futur ait un ami présent attaché à un journal grand ou petit, il obtient facilement, outre l’annonce et la réclame qu’il paie, un article qu’il paie aussi, article de confiance, laudatif du style et du sujet d’un livre qui n’est pas encore fait.

Voilà donc mon homme bien et dûment déclaré homme de lettres, et inscrit comme tel dans toutes les biographies et dictionnaires des auteurs contemporains. Aussi personne ne lui en conteste la qualité ; et s’il a l’avantage d’être riche ou de remplir de hautes fonctions, il n’est pas d’auteur vivant, et des plus huppés, qui ne s’empresse de le qualifier de cher confrère. Sur cette seule qualification, il obtient facilement d’être affilié à tontes les académies de province, ce qui le conduit tout naturellement au titre de correspondant des académies étrangères. Ainsi posé, la croix de la légion d’honneur ne peut lui manquer. Il ne s’agit que d’attendre l’une de ces pluies bienfaisantes qu’amène la fête du souverain et qui, dans ce beau jour, couvre la terre de fleurs et les poitrines de croix.

Caricature de Victor Hugo par Daumier, parue dans le Charivari du 20 juillet 1849

Caricature de Victor Hugo par Daumier, parue dans le Charivari du 20 juillet 1849

Cependant le livre en est toujours au titre. Mais ce titre, gros d’avenir, n’en fait pas moins surgir un nouvel article mi-politique, mi-littéraire, annonçant que la France entière a applaudi à un acte de justice qu’elle attendait depuis long-temps, et à la récompense bien méritée accordée aux travaux de l’illustre auteur et de l’infatigable écrivain. Présenté au roi à qui il veut exprimer sa reconnaissance, une parole gracieuse de sa majesté sur le bon esprit et le mérite littéraire de l’ouvrage est répétée par tous les journaux. Comment douter de l’existence d’un livre auquel applaudissent le chef de l’Etat et la France entière ? Aussi, bientôt on en cite des passages ; c’est l’auteur lui-même qui en a fait la lecture dans tel salon de la capitale. Grand ébahissement du maître dudit salon qui n’a rien entendu. Plus grand ébahissement du soi-disant auteur qui n’a rien lu, par la très bonne raison qu’il n’a rien écrit.

Faite ou non, cette lecture fait grand bruit, c’est une extase universelle ; cent personnes se vantent d’y avoir assisté. Décidément, M. M*** est l’auteur à la mode. D’autres fragments sont annoncés, car chaque journal veut avoir le sien, et ils y paraissent en effet. L’auteur ouvre des yeux toujours plus grands ; mais ces fragments ayant eu le succès qu’a toujours ce qui est trop court pour ennuyer, il commence à s’y habituer. Il se dit que s’il ne les a pas faits, il aurait pu les faire. Il croit même reconnaître des paroles qu’il a prononcées quelque part. Le fond de l’article pourrait bien être de lui : c’est la substance de son esprit qu’on a exploitée. Il a pensé ; on a écrit. Dès lors , qu’a-t-il besoin d’écrire lui-même ? Puisque son livre se fait tout seul, il n’a qu’à le laisser faire. Qu’obtiendrait-il de plus ? Pourquoi fait-on un livre ? Pour se faire une réputation. Mais sa réputation n’est-elle pas faite, et si bien faite que celui qui soutiendrait qu’il n’a rien écrit passerait pour un insensé, et que lui-même l’attesterait, que nul n’y voudrait croire.

La postérité le croira bien moins encore. Le moyen qu’elle doute de l’existence d’un ouvrage dont parlent vingt biographes contemporains, dont dix journaux citent des passages ! Aussi, il fera beau voir les regrets qu’éprouveront les érudits à venir, de la perte d’un chef-d’œuvre dont un seul exemplaire n’a pu échapper à la rage du temps, cet Omar destructeur des livres. Mais avant d’arriver à la conviction de cette perte déplorable, que de recherches auront été faites, que de bibliothèques, que d’étalages de bouquinistes ont été compulsés ! Tel bibliophile y a passé vingt ans de sa vie. Du vivant de l’auteur, on lui fit des articles de confiance, peut-être après sa mort lui érigera-t-on aussi des statues de confiance ; et quelqu’une de nos places ou de nos rues verra s’élever un monument en l’honneur du chef-d’œuvre inconnu. Il est à croire qu’en voyant tout ceci de l’autre monde, M. M*** sera encore plus ébahi qu’il ne l’a été dans celui-ci. Mais là aussi il finira par s’y accoutumer.

Maintenant, le lecteur incrédule dira que je lui fais un conte, ou que si M. M*** a jamais existé, c’est un type unique. Eh ! bien, le lecteur incrédule se trompera ici comme il se trompe ailleurs, et le nombre de ces écrivains imaginaires est beaucoup plus grand qu’on ne le pense généralement. Seulement parmi les auteurs dramatiques, j’en connais une bonne douzaine qui, jouissant depuis trente ans d’une honnête célébrité, n’ont jamais fait un vers ni écrit une phrase, et qui pourtant figurent dans vingt pièces pour un quart, un tiers, une moitié et même quelquefois pour le tout. Leur tâche d’écrivain s’est bornée à les lire, à les faire recevoir et à toucher leur droit d’auteur. Si vous en doutez, veuillez les prier de prendre une plume et d’écrire deux phrases sous votre dictée. S’ils les écrivent, c’est moi qui me trompe. D’ailleurs, ils vous remettront toujours une quittance régulière, si vous avez une somme quelconque à leur compter : ils signent.

Vous voyez donc bien que je n’ai rien exagéré en vous disant qu’il est des écrivains qui n’écrivent pas, et qui n’en jouissent pas moins d’une haute renommée. C’est qu’en France, ce n’est pas ce qu’on fait qui crée la réputation, c’est la manière dont on se pose.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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