LA FRANCE PITTORESQUE
14 mars 1590 : bataille d’Ivry
opposant le roi Henri IV
aux Ligueurs et aux Espagnols
(D’après « Histoire générale de France depuis les temps les
plus reculés jusqu’à nos jours » par Abel Hugo (Tome 5), paru en 1843)
Publié le lundi 14 mars 2022, par Redaction
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Henri IV risqua sa vie lors de cette bataille émaillant les guerres de religion et avant laquelle il avait adressé à ses soldats ces mots devenus célèbres : « Si vous perdez vos enseignes, ralliez-vous à mon panache blanc ; vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la gloire »
 

On sait qu’après la mort funeste d’Henri III, le roi de Navarre Henri IV fut reconnu par la plus grande partie de l’armée royale, qui était alors campée à Saint-Cloud, et faisait le siège de Paris. Le nouveau roi eut à soutenir toutes les forces de la Ligue, fortifiées de celles de Rome et de l’Espagne, et presque tout son royaume à conquérir. Henri IV, avec peu d’amis, peu d’argent, et une petite armée, fit voir alors que la valeur et l’activité suppléent à tout, et que la plus puissante et la plus formidable rébellion cède à la fin au courage d’un roi qui sait payer de sa personne.

De tous les combats qu’Henri IV livra à ses ennemis, le plus glorieux pour lui et le plus décisif, fut la bataille d’Ivry, où il vainquit les Ligueurs, commandés par le duc de Mayenne, et les Espagnols, commandés par le comte d’Egmont, qui y fut tué

Les deux armées se rencontrèrent, le 13 mars au matin, dans la grande plaine d’Ivry, entre les rivières d’Iton et d’Eure. L’armée du roi était composée de huit mille hommes de pied et de deux mille chevaux. Elle avait pour toute artillerie quatre canons et deux couleuvrines. En la formant en bataille, Henri IV se garda de suivre l’ancienne coutume de ranger la cavalerie par longues files, faciles à percer ; il la groupa en sept escadrons épais, qu’il flanqua d’infanterie.

Voici quelles furent ses dispositions : l’aile gauche était divisée en deux corps, le plus voisin du centre étant commandé par le maréchal d’Aumont, et composé d’un escadron de gendarmerie (c’est-à-dire de gentilshommes armés de pied en cap, mais sans lances), accompagné de deux régiments d’infanterie française. À l’extrémité de l’aile se trouvait le duc de Montpensier avec un autre escadron de gendarmerie, ayant à sa gauche quatre cents lansquenets, et à sa droite un régiment suisse ; devant les deux escadrons de gendarmerie étaient deux troupes de cavalerie légère, commandées, l’une par le comte d’Auvergne, et l’autre par Givry.

Henri IV passe ses troupes en revue avant la bataille d'Ivry le 14 Mars 1590. Lithographie de 1902

Henri IV passe ses troupes en revue avant
la bataille d’Ivry le 14 Mars 1590. Lithographie de 1902

À la gauche de cette cavalerie était postée l’artillerie. Le maréchal de Biron, au centre de la ligne, formait la réserve avec un escadron flanqué de deux régiments d’infanterie française. Le roi conduisait l’aile droite. Son escadron, rapproché du centre, et fort de six cents cavaliers, était le plus considérable de tous. Le premier rang était formé des officiers de la couronne et des principaux seigneurs de l’armée, dont les armes dorées brillaient au soleil. L’escadron royal était soutenu par deux régiments suisses, le régiment des gardes, et quelques autres corps français. Enfin l’escadron des reîtres, au nombre de deux cent cinquante, formait, avec deux régiments d’infanterie française, l’extrémité de l’aile droite.

Le roi reconnut son armée d’escadron en escadron, et changea trois fois de chevaux pour voir tout et être partout. Il remarqua de l’affection et de l’allégresse dans les courages, et sa brave assurance et sa splendeur y ajoutaient une espérance infaillible de la victoire. Étant à l’escadron des reîtres, il vit Titus de Schomberg, et se souvenant que, cet officier lui ayant demandé de l’argent au partir de Dreux, il lui avait répondu « que jamais homme de courage n’avait demandé argent la veille d’une bataille », que cette parole avait offensé l’honneur de ce cavalier, il ne voulut pas lui laisser plus longuement cette peine.

« Monsieur de Schomberg, lui dit-il, je vous ai offensé ; cette journée peut être la dernière de ma vie, je ne veux point emporter l’honneur d’un gentilhomme ; je sais votre valeur et votre mérite, je vous prie de me pardonner, et embrassez moi. » Schomberg tout confus et étonné mit pied à terre, et dit : « Il est vrai, sire, votre Majesté me blessa l’autre jour, mais aujourd’hui elle me tue, car l’honneur qu’elle me fait m’oblige de mourir en cette occasion pour son service. » Il fut vrai, car en quittant le rang qu’il tenait sur ceux de sa nation, il voulut être le lendemain gendarme en la cornette blanche du roi, et y fut tué.

Le duc de Mayenne comptait dans son armée treize mille fantassins et quatre mille cavaliers ; mais il n’avait que quatre canons. Il commandait l’aile gauche de son armée, qui devait se trouver opposée au roi, et où la cavalerie était flanquée d’infanterie, comme dans l’armée royale. Au centre de l’armée étaient les ducs de Nemours et d’Aumale, chacun à la tête d’un escadron. De Rosne commandait l’aile droite, le comte d’Egmont y était également placé.

Les deux armées restèrent en bataille toute la journée, qui ne fut marquée que par des escarmouches peu importantes. « Cependant, rapporte l’historiographe Pierre Matthieu (1563-1621), le roi, ayant donné ordre à tout, se coucha, et, contre sa coutume, se dépouilla, ce qu’il n’avait jamais fait lorsque l’ennemi était si proche. Il n’eut autre inquiétude cette nuit que de la crainte que le duc de Mayenne ne fût conseillé de se contenter de s’être présenté. Ceux qui demeurèrent dans le champ de bataille virent des armées en l’air. Les prodiges précèdent souvent les grandes ruines ; et la providence de Dieu veut qu’en telles occasions le ciel épouvante la terre... Le roi prit à bon augure ce qui donnait à plusieurs sujet de s’effrayer !... »

Le lendemain, après avoir repris l’ordre de bataille de la veille, « l’une et l’autre armée, reconnaissant que les triomphes et les victoires viennent de la main du dieu des batailles, voulut que le combat commençât par les devoirs de la religion, et que l’oraison, montant au ciel, en rapportât les palmes et les lauriers qu’elle désirait. Le ministre Damour fit la prière en l’armée du roi, en telles paroles que les catholiques, sans scrupule de conscience, les pouvaient suivre de cœur et de bouche, mais le roi, qui voyait l’ennemi prêt à branler, lui dit qu’il la fît courte. Il la finit par ces mots : Et s’il vous plaît, Seigneur, que quelqu’un demeure en ce combat, nous vous supplions par votre sainte miséricorde, et le sang de votre fils, que son nom soit écrit au livre de vie. Un religieux de l’ordre de Saint-François fit la prière en l’armée du duc de Mayenne, et dit que la cause de la bataille était la cause de Dieu.

« On fit passer devant l’armée royale, suivant l’ancien ordre des batailles, le cheval du roi, afin que chacun le reconnût ; il était richement harnaché, et avait sur la tête un grand flot de plumes blanches. Les princes et généraux d’armées choisissent au jour de bataille nombre de seigneurs braves et courageux pour être auprès d’eux, et cela à double effet : l’un pour leur sûreté, car d’elle dépend celle de l’armée, l’autre afin de porter leurs commandements selon les occasions et les nécessités ; le roi choisit une douzaine de ses bons serviteurs pour se tenir auprès de lui. En ces grandes occasions, les paroles d’un général, et surtout d’un roi, enflamment merveilleusement les courages, mais elles sont superflues quand il est question non de vivre et de parler, mais de combattre.

« Le roi ne dit que deux mots qui en comprenaient une infinité d’autres : Mes amis, vous êtes tous Français, je suis votre roi, et voilà l’ennemi. Comme il vit, à la contenance des ennemis, qu’ils n’avaient point envie de bouger, il se résolut de leur aller au devant, et fit avancer son armée d’environ cinquante pas, afin de gagner le dessus du vent et du soleil. Ces approches donnèrent plus de connaissance du nombre des ennemis, et qu’il était plus grand qu’on ne l’avait remarqué. Comme on le dit au roi, il répondit : Plus de gens, plus de gloire.

Henri IV conduisant ses troupes lors de la bataille d'Ivry

Henri IV conduisant ses troupes lors de la bataille d’Ivry

« Le roi, se souvenant d’avoir ouï dire au prince de Condé, son oncle, et à l’amiral, que l’une des causes de la perte des batailles de Dreux et de Saint-Denis était qu’on avait plutôt attaqué l’infanterie que la cavalerie, commanda qu’on donnât sur les escadrons d’abord, afin, les gens de cheval étant défaits, d’avoir meilleur marché de ceux qui combattaient à pied. Il commanda de faire tirer le canon ; cela se fit si diligemment, qu’il tira neufs coups avant que celui de l’ennemi répondît, lequel donna droit au bataillon des Suisses. Le roi, voyant cela, dit au colonel Galathy qu’il reculât un peu pour se couvrir. Sire, répondit Galathy, les Suisses ne savent que c’est de reculer, mais tout maintenant, nous avancerons pour donner au canon des ennemis et faire voir que nous ne le craignons point.

« Après trois ou quatre volées données et reçues, l’escadron conduit par le comte d’Egmont, qui pouvait être de six cents chevaux, ayant à ses flancs l’infanterie des lansquenets, vint à la charge contre le maréchal d’Aumont, lequel, les voyant venir, dit seulement : Voici des gens qui viennent en bon ordre, mais ils sont à nous : allons, donnons notre ralliement à la droite. Le comte d’Egmont ne fit qu’essuyer cet escadron, passa outre, et, en perçant, reçut une arquebusade dont il mourut. Il serait à souhaiter, pour la parfaite description d’une bataille, que le discours, qui ne peut représenter les choses que pièce à pièce, et par ordre, eut le même pouvoir que la peinture, qui donne à la vue tout ce qu’elle veut, et ce qui s’est fait en un même temps en divers endroits.

« L’escadron des lances étrangères (celui de d’Egmont), vint fondre sur les chevau-légers du roi, les rompit, et mena battant trois ou quatre cents chevaux plus de mille pas, ce qui étonna et ébranla fort l’armée du roi. Henri, voyant cette fuite, dit, d’un visage gai et d’une contenance assurée : Mes amis, la poltronnerie de ces gens-là, que vous voyez fuir, servira à nous donner plus de gloire, car, sans doute, Dieu nous a réservé l’honneur de cette victoire, comme vous verrez bientôt. Le marquis de Nesle était habillé comme le roi ; il alla à la charge avec les chevau-légers du comte d’Auvergne : les ennemis se jetèrent sur lui et crurent avoir tué le roi, ce qui excita leur ardeur.

« Si l’infanterie du duc de Mayenne eût donné alors, les ennemis eussent tiré du profit de cette première victoire ; mais les reîtres ennemis, se voyant pressés et éclaircis par le canon du roi, allèrent à la charge, contre l’ordre, qui était que l’infanterie se battrait deux cents pas devant la cavalerie. Ils ne se mêlèrent point, et se voulant jeter sur l’infanterie du roi, trouvèrent les piques baissées contre eux, et furent contraints de passer dans le gros du duc de Mayenne, dont ils emmenèrent le tiers avec eux.

« En même temps le maréchal de Biron s’avança seul au galop, et dit au roi : Sire, les voilà qui viennent à vous, et il est temps d’aller à eux. Le roi lui répondit : Oui, mon père, nous y allons, et à leurs dépens, comme vous verrez. Il ne donna point loisir à Dandelot, qui était contre son étrier, de lui raccommoder une tassette qui l’incommodait. Il avait dit auparavant qu’en l’armée ennemie il y avait plusieurs princes qui, tous braves et courageux, se mettraient hors des rangs pour combattre, et qu’il reconnaîtrait bien le duc de Mayenne. Ce grand et gros escadron de lances, commençant à se remuer, quatre cents arquebusiers à cheval firent une salve à l’escadron du roi, et semblait que ce grand nombre le dut engloutir.

« Le roi s’avançant de la longueur deux fois de son cheval, dit : Il faut jouer du pistolet, et choisit un gros cavalier qu’il prit pour le duc de Mayenne, et lui tira un coup dans la tête : c’était l’écuyer du comte d’Egmont, qui en mourut. On vit un autre cavalier tourner par trois fois à la charge contre le roi ; il fut tué à la troisième. Henri Pot de Rhodes, qui portait la cornette blanche (enseigne royale), fut blessé d’un coup de pistolet à la tête : le sang lui offusqua la vue, son cheval l’emporta, et la marque de l’armée ne parut plus ; ce malheur apporta de l’étonnement et du désordre. Le roi dit alors aux siens : Que les plumes blanches de mon casque vous servent de guidon ; si vous les voyez reculer, je vous permets de fuir.

« Il se mêla si avant dans les feux, la fumée, la poudre et les périls, qu’il s’y trouva seul avec douze ou treize. On ne savait à qui appartenait la victoire, car on avait vu les chevau-légers du roi rompus, les reîtres du duc de Mayenne en désordre et en fuite, l’artillerie du roi abandonnée, celle du duc de Mayenne inutile, fuyards de çà, fuyards de là. L’ennemi avait encore en bataille un gros de Suisses et de Français, les reîtres se ralliaient : le maréchal de Biron avait encore son escadron entier.

« Le roi attendait sous un pommier, avec sa troupe de treize, qu’on se ralliât à lui, et se faisait voir au branlement de son panache. Givry lui amena cent chevaux, qu’il avait ralliés, et le maréchal d’Aumont six cents, en lui présentant sept ou huit cornettes des troupes de Flandre qu’il avait défaites. Le roi les reçut avec le contentement que peut ressentir le cœur d’un prince victorieux : et comme il parlait d’aller attaquer le bataillon des Suisses qui tenait encore, on l’en détourna en alléguant l’exemple de la bataille de Dreux, où les vainqueurs au commencement se trouvèrent à la fin vaincus. Il commanda au maréchal de Biron de donner ; le maréchal répondit qu’il n’en ferait rien. Cette réponse venait d’un grand jugement : il voyait que toute l’armée du roi était écartée, qu’il n’y avait rien d’entier que sa troupe, que le duc de Mayenne se pouvait rallier, que les Suisses étaient en volonté de combattre, et que s’il se perdait, tout était perdu.

Henri IV après la bataille d'Ivry

Henri IV après la bataille d’Ivry

« Cependant, ceux de l’armée royale qui fuyaient ne demeurèrent pas longtemps en l’incertitude de la victoire, car, ne se voyant pas suivis, ils reconnurent qu’elle n’était pas de l’autre côté, et peu à peu se rallièrent sur le champ de bataille, où on entendit un vive le roi ! pour signal assuré de la victoire ; néanmoins la victoire n’était pas encore parfaite : les Suisses tenaient bon, et ne voulaient démentir leur ancienne réputation. Aimant mieux s’exposer au hasard du combat qu’à la honte de la fuite, ils font mine de combattre, et de ne vouloir rendre les armes aux dépens de leur honneur ; le roi, voyant cela, dit qu’il les fallait tailler en pièces, et fit amener deux pièces de canon pour les rompre. Sur ce, ils posent les armes, baissent les enseignes, et lèvent les mains pour signal de leur reddition. Le roi, se souvenant de l’alliance qu’ils avaient avec la couronne, les reçut, se contenta de les voir mettre les armes bas, et leur envoya le maréchal de Biron pour faire leur capitulation. »

Le duc de Mayenne, espérant retenir ses troupes et changer la face du combat, était resté sur le champ de bataille, avec les ducs d’Aumale et de Nemours, et entouré d’une cinquantaine de gentilshommes dévoués ; il chercha vainement à rallier quelques troupes. Enfin, voyant ses efforts inutiles, il s’éloigna pour ne pas tomber entre les mains du roi, passa l’Eure sur le pont d’Ivry, qu’il fit rompre immédiatement après son passage. La rivière se trouva bientôt encombrée d’hommes et de chevaux, dont la plupart se noyèrent. Le duc se retira à Mantes ; mais il ne réussit à s’en faire ouvrir les portes qu’en affirmant aux habitants que s’il était, lui, vaincu, le roi de Navarre était mort.

Henri IV, à la tête d’un escadron, où se trouvaient le duc de Montpensier, d’Aumont, et plusieurs autres officiers, dont la valeur contribua au succès de la journée, avait laissé Biron avec le corps de bataille, et s’était mis à la poursuite des fuyards. Sans les chariots des reîtres, qui arrêtèrent sa marche vers Ivry, il y eût peut-être surpris le duc de Mayenne. Il fut forcé d’aller passer l’Eure à Anet, ce qui lui fit faire un détour d’une lieue et demie. La nuit le surprit dans les environs de Mantes, d’où il gagna, à deux heures de la nuit, le château de Rosny.

La victoire de Henri IV était complète. Le canon, le bagage et la plupart des étendards de l’ennemi, étaient restés en son pouvoir. L’armée du duc de Mayenne avait fait de telles pertes en morts et en prisonniers, que le roi écrivit lui-même « qu’il ne croyait pas que de cette armée, forte avant la bataille d’environ dix-sept mille hommes, le quart se fût sauvé. »

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