LA FRANCE PITTORESQUE
10 mars 1888 : premier match officiel
de boxe en France
(D’après « La Petite presse » des 12, 14 et 15 mars 1888,
« Le Figaro » du 12 mars 1888 et « Tristan Bernard,
le marquis des stades » (par Benoît Heimermann) paru en 2017)
Publié le dimanche 10 mars 2024, par Redaction
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Choisie comme terrain neutre pour organiser un combat entre l’Américain John Lawrence Sullivan, champion du monde des lourds, et le champion anglais Charley Mitchell, la France prohibait cependant de tels affrontements, et à l’issue d’une rencontre se déroulant en plein air, durant plus de trois heures, en présence de quarante témoins, et s’achevant sous des rafales de pluie et de vent, l’ensemble des protagonistes fut arrêté par la gendarmerie, les deux sportifs étant emprisonnés à Senlis
 

L’Américain John Lawrence Sullivan (1858-1918), à cette époque, semblait absolument invincible. Il avait cinq pieds onze pouces de taille (1m79) et pesait plus de quatre-vingt-dix kilos. Sa largeur d’épaules était exceptionnelle et son coup de poing proverbial. Ses flatteurs le surnommaient « l’athlète merveilleux » ou encore « l’ouragan ». Il avait pour habitude de parier qu’il mettrait son adversaire hors de combat en un nombre de coups de poing déterminé.

Il avait provoqué Charley Mitchell (1861-1918), qui était aussi un combattant extraordinaire et avait successivement battu tous les poids lourds qu’on lui avait proposés, bien qu’il ne pesât lui-même guère plus de soixante-quinze kilos, mesurant 1m75. Il était monté sur le ring à dix-sept ans, et la série ininterrompue de ses victoires l’avait mis rapidement au premier rang des boxeurs du monde entier.

John Lawrence Sullivan. Chromolithographie d’Edward Windsor Kemble (1883)

L’enjeu du match prévu entre le champion du monde des lourds et le champion d’Angleterre s’élevait à 25 000 francs ; il était convenu qu’il aurait lieu en France, et durerait jusqu’à ce qu’un des deux adversaires fût dans l’impossibilité de continuer le combat. Début mars, Sullivan et ses amis étaient venus s’installer à Boulogne-sur-Mer. Mitchell, lui, n’avait pas quitté l’Angleterre et attendait la date fixée du 9 au 12 mars pour se rendre en France.

Le vendredi 9, le rendez-vous pris avec le plus grand mystère était à Amiens. On vit immédiatement arriver une quarantaine d’Anglais, aux allures étranges, qui erraient par les rues et éveillaient l’attention des paisibles sergents de ville. Les champions étaient chacun dans un hôtel et échangeaient des pourparlers par l’entremise de leurs témoins, pourparlers n’annonçant pas un très vif désir d’en venir aux mains. C’était en effet à qui soulèverait des objections sur le choix du terrain, la présence d’un trop grand nombre de curieux, de quelques représentants de la presse, etc.

En présence de cette attitude non moins courtoise que prudente, les quarante assistants commencèrent à avoir des doutes sérieux sur l’animosité réelle des champions et s’écrièrent, comme les témoins du duel, dans la Vie parisienne : « Si vous n’êtes pas sérieux, nous nous en allons ! » Et ils s’en allaient en effet. Ils étaient déjà dans deux trains, l’un qui chauffait pour Londres et l’autre pour Paris, quand on les pria de descendre, Mitchell et Sullivan leur faisant savoir qu’ils ne soulèveraient plus aucune objection de détail et qu’ils étaient prêts à « se tomber » avec acharnement, pourvu qu’on leur trouvât un terrain.

Deux délégués, dont le rédacteur du Sportsman, se mirent alors en quête d’un Pré-aux-Clercs, et bientôt partirent pour Creil où ils donnèrent rendez-vous, à huit heures et demie à la gare le samedi 10 mars, aux deux combattants et à leurs quarante témoins, personne ne leur prêtant attention. La rencontre eut lieu dans le parc d’Apremont, le samedi à 12h53, derrière les écuries du baron de Rothschild, dans un champ de vingt-quatre pieds qu’il avait mis à la disposition des organisateurs et qui fut clos par des cordes soutenues par des piquets. Le public, composé uniquement d’invités, se tenait debout derrière les cordes.

Les deux adversaires, nus jusqu’à la ceinture, furent mis en présence l’un de l’autre. À ce moment Sullivan offrit de parier pour lui-même 500 livres sterling contre 300. Ce pari ne fut pas tenu. Un de ses partisans offrit alors de parier pour lui 500 livres sterling contre 200. L’offre fut également déclinée. Le juge du camp, M. Angle, rappela aux deux adversaires qu’ils devaient se conformer aux règles de la boxe anglaise. Les règlements du « Prize Ring » différaient beaucoup de ceux qu’on observe aujourd’hui ; la durée des rounds n’était limitée que par la chute d’un des adversaires ; puis, après un court repos dans leurs coins respectifs, les boxeurs reprenaient le combat jusqu’à une nouvelle chute.

Le combat qui s’engagea devait durer trois heures dix minutes et cinquante-cinq secondes. Sullivan entra le premier en lice, et fut suivi par Mitchell. Après le salut d’usage, échange de poignées de main des plus cordiales, les témoins se retirèrent et laissèrent les adversaires aux prises. Mitchell, petit en comparaison de son rival, était un vrai modèle d’homme bien proportionné et bien musclé, tout à fait entraîné. Sullivan était en moins bonne condition et n’attirait l’attention que par sa taille, la longueur de ses bras et la puissance de ses épaules. Les combattants s’observèrent longuement dans un premier temps. Puis Sullivan porta le premier coup.

Charley Mitchell. Photographie de 1886
Charley Mitchell. Photographie de 1886

Pendant les trois premières reprises, l’avantage resta à Sullivan, et les amis de Mitchell se félicitèrent de ne pas avoir accepté de doubler l’enjeu. À la quatrième reprise, Mitchell reçut un coup de main droite de Sullivan, qui l’étendit à terre. Les amis de Sullivan offrirent trois contre un contre Mitchell, qui souffrait visiblement du coup reçu. On s’attendit alors à voir Sullivan jouer son rôle du Champion Knocker-out (assommeur), mais il manqua plusieurs occasions de remporter la victoire.

Loin d’être mis hors de combat, Mitchell, comme on pouvait s’y attendre après les premiers coups portés par Sullivan, montra beaucoup d’endurance et d’habileté. Il fatigua longtemps Sullivan en lui faisant faire le tour de l’enceinte, mais deux ou trois fois il fut acculé dans un coin et reçut des coups terribles sur la tête.

Sullivan domina certes d’un bout à l’autre de l’affrontement, et c’était toujours la chute de Mitchell qui terminait les rounds, mais après chaque repos, le courageux Anglais reprenait le combat avec plus de courage et d’énergie. Sullivan, qui cherchait à placer un des terribles coups du droit dont il avait le secret et le monopole, ne put parvenir à toucher définitivement cet agile adversaire qui le harcelait sans relâche.

Enfin, après plus de trois heures de bataille, Mitchell semblait plus frais que son pesant adversaire, bien que tous les deux eussent le visage ensanglanté. Le combat, qui en était à son trente-neuvième round, était donc plus que jamais incertain. Les rafales de vent et la pluie qui tombait à torrents depuis une heure faisaient claquer les dents de Sullivan, qui grelottait et se fatiguait visiblement.

Le round se déroulait depuis plus de trente minutes lorsque, soudain, on vit les deux hommes s’arrêter, échanger quelques mots avec l’arbitre puis se serrer la main. D’un commun accord, ils acceptaient le « draw » ou match nul. Mitchell avait l’œil gauche tout à fait fermé, et une large contusion était visible sur sa joue droite. Il avait également sur le corps la marque des poings de Sullivan. Celui-ci était moins meurtri, mais il était accablé de fatigue.

Boxeurs et assistants quittèrent Apremont à 17h30. Pendant les cinq heures qu’ils avaient si bien employées, aucun représentant de l’autorité n’était venu troubler leur plaisir. Mais tout à coup quelqu’un cria : « Voici un gendarme ! » Toute la troupe venait de remonter dans les voitures qui l’avaient amené à Creil. On était à jeun depuis le matin, et l’on comptait dîner au buffet de la faire avant de reprendre le train pour Amiens.

C’est alors qu’on aperçut un cavalier qui arrivait au grand trot. C’était un gendarme qui signifia aux cochers l’ordre de prendre la route de Senlis. La commune d’Apremont, sur le territoire de laquelle le combat avait eu lieu, dépendait de l’arrondissement de Senlis, et c’est dans cette ville que siégeait le tribunal. Le reste de la brigade de gendarmerie déboucha presque au même moment. Il fallut obéir.

Deux des Anglais sautèrent à bas des voitures et prirent la fuite. Le brigadier ordonna à haute voix à ses hommes de faire usage de leurs armes sur ceux qui tenteraient de s’échapper. Les voitures, bien escortées, se dirigèrent sur Senlis, distant d’une dizaine de kilomètres.

Combattants, témoins, parieurs, tous le prisonniers furent conduits devant le procureur de la République. On prit leurs noms, puis on les invita à faire connaître les deux combattants. Refus général de parler ; mais Charley Mitchell, avec son œil gauche complètement poché, et John Sullivan, avec sa lèvre fendue, étaient fort reconnaissables. Ils furent emmenés dans une pièce voisine, où les magistrats procédèrent à un interrogatoire sommaire. Quelques instants plus tard, on vit passer les deux prisonniers emmenés par les gendarmes et portant les menottes aux mains.

Le combat opposant Sullivan à Mitchell le 10 mars 1888. Gravure du temps
Le combat opposant Sullivan à Mitchell le 10 mars 1888. Gravure du temps

Le procureur de la République déclara à toutes les autres personnes arrêtées qu’elles étaient libres de se retirer, mais que Mitchell et Sullivan coucheraient en prison. Parmi les témoins du combat se trouvait Kilraine, boxeur qui s’était battu au mois de décembre précédent dans l’île de Bonnières. Il était un des deux assistants qui purent s’échapper lorsque les gendarmes arrêtèrent les voitures sur la route.

Les deux boxeurs furent remis en liberté provisoire, sous caution de deux cents livres, le lendemain matin, avec invitation à se présenter devant le tribunal, à l’audience de lundi. Ils étaient poursuivis en vertu des articles 309 et 311 du Code pénal

Sullivan et Mitchell seront poursuivis en police correctionnelle en vertu des articles 309 et 311 du Code pénal, ces deux articles combinés punissant d’un emprisonnement de deux ans à cinq ans, et d’une amende de cinquante à cinq cents francs « tout individu qui, volontairement, aura fait des blessures ou porté des coups, avec préméditation, sans que les coups et blessures aient occasionné aucune maladie ni incapacité de travail ».

Mitchell et Sullivan revinrent dimanche à Paris, tous deux ayant le visage en assez fâcheux état. Le soir, toute la bande dînait dans une taverne américaine, rue Scribe. Le champion américain, rendu un peu nerveux par son échec à Apremont et la mauvaise nuit dans la prison de Senlis, passa sa mauvaise humeur sur le garçon. Celui-ci ne servant pas assez vite, Sullivan lui envoya un coup de tête qui lui mit la figure en sang. Témoins et boxeurs partirent pour l’Angleterre par le train de 19h45, Sullivan et Mitchell s’exposant ainsi à être condamnés par défaut par le tribunal de Senlis.

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