LA FRANCE PITTORESQUE
8 mars 1869 : Hector Berlioz
rend le dernier soupir
(D’après « Biographie universelle des musiciens
et bibliographie générale de la musique » (Tome 1) paru en 1878)
Publié le vendredi 8 mars 2024, par Redaction
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Il était né à La Côte-Saint-André, en Isère, le 11 décembre 1803. La postérité fut plus juste pour Berlioz que ne le furent ses contemporains, fatigués du reste, on ne saurait le méconnaître, par son tempérament batailleur, par l’âpreté de sa critique, par ses allures cassantes et son mépris affecté du public. Il n’en est pas moins vrai que Berlioz était un artiste d’une rare envergure, d’une trempe peu commune, d’un génie inégal et déréglé sans doute, mais grandiose, poétique, varié, et d’une originalité qu’il est bien rare de rencontrer à un pareil degré.

Que de pages tantôt magnifiques et superbes, tantôt étincelantes et vives, tantôt émues et frissonnantes, que d’épisodes admirables ne rencontre-t-on pas dans la plupart de ses œuvres ! Le public s’est tenu longtemps en garde et en défiance contre ses sympathies, mais un revirement considérable se produisit quelques années avant son décès, et la foule accourut alors aux auditions des œuvres de Berlioz, qu’elles se produisent aux Concerts populaires, aux concerts du Châtelet, ou même au Conservatoire.

Hector Berlioz. Dessin réalisé d'après une photographie d'époque réalisée par Pierre Petit

Hector Berlioz. Dessin réalisé d’après une photographie d’époque réalisée par Pierre Petit

Quoi de plus suave, en effet, et de plus touchant que cette adorable Enfance du Christ, dont quelques-uns essayèrent vainement de nier le charme exquis et pénétrant ? Quoi de plus poignant et de plus pathétique que certaines pages de Roméo et Juliette, de Béatrice et Bénédict et de la Symphonie fantastique ? Quoi de plus poétique, de plus tendre, de plus rêveur que certains tableaux de la Damnation de Faust ? Quoi de plus fier, de plus hardi, de plus éclatant, de plus chevaleresque que les grands épisodes d’Harold, des Troyens, que les fulgurantes ouvertures du Roi Lear et du Carnaval romain ?

Longtemps avant que la France ne lui eût rendu justice, la renommée de Berlioz s’était établie à l’étranger. On sait les succès, ou, pour mieux dire, les triomphes qu’il remporta en Allemagne et en Angleterre. En 1867, deux ans avant sa mort, il fit en Allemagne un dernier voyage qui mit le comble à sa gloire, et, poussant jusqu’en Russie, il donna à Saint-Pétersbourg et à Moscou une série de concerts qui ne réunissaient pas moins de dix à douze mille auditeurs et dans lesquels l’enthousiasme du public était porté à son comble.

Mais les jours de Berlioz étaient comptés. Sa santé, depuis longtemps délabrée, ne put résister à l’échec immérité que reçurent ses Troyens au Théâtre-Lyrique, et depuis lors il ne fit que décliner et dépérir. Il travaillait depuis plusieurs années cet ouvrage lorsqu’il donna, sur le théâtre cosmopolite de Bade, en 1862, un joli opéra en deux actes, dont il avait tiré lui-même le livret de la jolie comédie de Shakespeare : Beaucoup de bruit pour rien. Cet opéra avait pour titre Béatrice et Bénédict, et fut accueilli avec la plus grande faveur. Berlioz songea alors à offrir au public la première partie de ses Troyens, qui formaient deux ouvrages, l’un intitulé les Troyens à Carthage, l’autre la Prise de Troie.

Il proposa à Carvalho, à cette époque directeur du Théâtre-Lyrique, de monter les Troyens à Carthage ; celui-ci y consentit, monta la pièce avec un grand luxe, confia le rôle d’Énée à Montjauze, celui de Didon à la belle Mme Charton-Demeur, l’amie éprouvée du compositeur, qui fut engagée spécialement pour celle création, et les Troyens virent le jour le 4 novembre 1863. Mais, outre que le public n’était pas encore mûr pour une musique si mâle, si hardie et si audacieuse, Berlioz s’était créé de nombreux ennemis, et son œuvre, admirée par quelques-uns, conspuée par d’autres, discutée par le plus grand nombre, fut reçue avec une rigueur excessive. Bref, le succès fut négatif, et au bout de vingt et une représentations les Troyens disparurent du répertoire.

Ce fut un coup terrible pour Berlioz, qui espérait, avec cet ouvrage, établir définitivement sa renommée dans sa patrie, jusqu’alors rebelle à son génie. Il crut devoir, à la suite de cet échec, briser sa plume de critique, et abandonna le feuilleton musical du Journal des Débats, qui passa aux mains de son admirateur et de son ami, Ernest Reyer. Mais bientôt de cruelles douleurs, des chagrins domestiques vinrent envenimer la blessure qu’il avait reçue : Berlioz perdit sa femme, et peu après son fils unique, jeune officier de marine, qu’il aimait à la folie.

Il ne put résister à tant de secousses ; sa santé, déjà fortement ébranlée, vint s’altérer tout à coup, et à la suite de longues souffrances, le 8 mars 1889, Berlioz rendait le dernier soupir. Au lendemain de cet événement, Ernest Reyer, rendant au maître l’hommage qui lui était dû, écrivait dans le Journal des Débats ces lignes émues et éloquentes, témoignage de justice et de réparation envers l’admirable artiste qui venait de disparaître :

« Le bronze n’a pas tonné, les cloches n’ont pas fait entendre leur carillon funèbre, les journaux de musique qui paraîtront demain ne seront même pas encadrés de noir en signe de deuil. Et pourtant un grand artiste vient de mourir, un artiste de génie qu’ont poursuivi les haines les plus violentes, qu’ont entouré les témoignages de l’admiration la plus vive. Si le nom de Berlioz n’était pas de ceux que la foule a appris à saluer, il n’en est pas moins illustre, et la postérité l’inscrira parmi les noms des plus grands maîtres. Son œuvre est immense, l’influence qu’il a exercée sur le mouvement musical de son époque est plus considérable qu’on ne le croit aujourd’hui.

Un concert de Berlioz en 1846. Caricature réalisée par Cajetan publiée dans Wiener Theaterzeitung en 1846

Un concert de Berlioz en 1846. Caricature réalisée par Cajetan
publiée dans Wiener Theaterzeitung en 1846

« Laissez faire le temps et la justice des hommes. L’Allemagne le considérait comme une de ses gloires ; dans la patrie de Beethoven, on l’appelait le Beethoven français, et il était allé à Vienne, à Weimar ou à Berlin, pour oublier les outrages que ses compatriotes ne lui épargnaient guère. Il vous racontera lui-même dans ses Mémoires posthumes ses chutes les plus imméritées et ses triomphes les plus éclatants ; il vous dira avec le même accent de naïveté sincère : Telle œuvre fut sifflée à Paris, et à Vienne elle excita de tels transports, que les musiciens de l’orchestre baisaient les pans de mon habit.

« Je ne saurais aujourd’hui, tant ma douleur est profonde, écrire quoi que ce soit qui ressemblât à une étude sur le rôle joué par Berlioz et sur ses œuvres impérissables ; l’admiration que j’avais pour l’artiste égalait mon affection pour l’ami dont les défauts m’attachaient autant que les qualités. Je l’ai vu mourir, et pas une plainte ne s’est échappée de ses lèvres avant qu’elles ne fussent glacées par les premières approches de la mort. Il s’est éteint doucement, ayant perdu, pendant les dernières heures, l’usage de ses facultés. Aux quelques amis qui sont venus lui serrer la main, il n’a même pu répondre par une étreinte, par un regard ; mais c’était presque une consolation pour ceux qui pleuraient à son chevet que cette expression de douleur vaincue et de sérénité répandue sur son beau visage. La mort a donc été douce pour ce grand artiste, dont la vie avait été traversée par de si dures épreuves. »

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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