LA FRANCE PITTORESQUE
France (La), pays gouvernable
mais pas administrable
(D’après « Le Mois littéraire et pittoresque », paru en 1904)
Publié le samedi 19 mai 2012, par Redaction
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On a souvent dit que les Français étaient ingouvernables, ce qui est l’assertion la plus fausse du monde, et l’histoire démontre tout entière ou à bien peu près qu’ils sont gouvernables par n’importe qui. Ce qu’il faut dire, et cela sera approximativement exact, c’est qu’ils ne sont pas « administrables », ce qui est tout différent, avance l’académicien Emile Faguet en 1904.
 

Et de lancer : le gouvernement que vous voudrez, c’est leur devise, et au gouvernement qu’on a voulu, et non pas qu’ils ont voulu, ils obéissent de la meilleure grâce du monde ; mais aux prescriptions de l’administration ils aiment infiniment ne pas se conformer et ils s’en moquent, à l’ordinaire, comme un poisson d’une mandarine. La Bruyère a dit quelque part, et ce doit être dans le chapitre des écriteaux :

« Quand on veut changer et innover dans une république, c’est moins les choses que les gens que l’on considère. Il y a des conjonctures où l’on sent bien qu’on ne saurait trop attenter contre le peuple, et il y en a d’autres où il est clair qu’on ne peut trop le ménager. Vous pouvez aujourd’hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges, mais demain ne songez pas à réformer ses enseignes ».

A mon avis, et en demandant pardon de la liberté grande, je crois que La Bruyère se trompe partiellement. Ce n’est pas là - du moins en France, et La Bruyère ne parle que de la France - une question de conjonctures et de temps et d’aujourd’hui et de demain ; c’est bien une question de choses et d’espèces. Il ne faut pas dire qu’en tel temps on peut tout changer, même les enseignes, et qu’en tel temps on ne peut rien changer, non pas même les enseignes ; il faut dire qu’en tout temps on peut changer certaines choses, à savoir celles qui sont importantes, et qu’en tout temps on échouera à vouloir en changer certaines autres, à savoir les secondaires, en d’autres termes qu’en tout temps, en affaires politiques, on fait de la France ce qu’on veut, et qu’en tout temps, en choses administratives, on la trouve rebelle ou très peu malléable.

La Bruyère avait sous les yeux la chose telle que je la dis et non telle qu’il la présente. Privilèges des villes méprisés, franchises municipales supprimées, élections (municipales) violentées ou rayées d’un trait de plume ; « fructidorisées » (déjà) pour ainsi parler, magistratures municipales soustraites à l’élection et remises au choix et bon plaisir du roi ; tout cela, tout le long du règne de Louis XIV, passe comme lettre à la poste et même beaucoup plus facilement. C’est de la politique, c’est du gouvernement, c’est une question de liberté ; la France est gouvernable à merci.

Mais quand il s’agit d’administration, c’est une tout autre affaire. La question des enseignes - nous y voilà - fut sous le règne de Louis XIV une question énorme. Elles n’étaient pas, comme vous savez, appliquées aux murs dans ce temps-là, elles pendaient en potence en avant des maisons et se balançaient au-dessus de la tête des passants, faisant osciller à un demi-pied au-dessus du nez des promeneurs des « truies qui filent », des « chats qui pêchent », des « chiens qui fument » et des « chameaux qui jouent de la flûte ». Elles étaient si nombreuses et si énormes, qu’elles volaient la lumière du jour et qu’une rue commerçante était une rue sans soleil. Or, on essaya de les supprimer ; on ne put pas y réussir. On dut se borner, en 1669, à les réduire à une dimension maximum. Encore cela n’alla pas tout seul. La France est gouvernable, elle n’est pas administrable.

De même, l’édit de 1773, qui enjoignit aux particuliers de se servir pour leurs contrats de papiers timbrés et à formules imposées, donna lieu en Guyenne et en Bretagne à des émeutes qui furent sauvagement réprimées. La France est gouvernable, elle n’est pas facilement administrable. De nos jours, ajoute Faguet, cela se constate encore parfaitement. Voyez. Le sous-secrétaire d’État aux Postes, le très diligent M. Mougeot, s’inspirant du très bon exemple de l’administration des Postes à Londres, prit une décision, il y a trois ans, pour recommander aux expéditeurs de lettres de faire entrer dans la suscription des lettres pour Paris le numéro de l’arrondissement.

Il n’y a rien de plus rationnel, de plus juste et de plus pratique. C’est dans l’intérêt de tout le monde. C’est de la division du travail. Au lieu d’imposer à l’employé de l’Administration centrale le soin et le travail de chercher l’arrondissement où se trouve la rue mentionnée sur votre adresse, vous vous l’imposez à vous-même, ce qui vous demande quinze secondes, et ces quinze secondes que chacun s’impose évitent de longs retards et une besogne énorme aux employés.

Donc, avantage pour vous, qui êtes sûr que votre lettre ne subira pas de retard ; avantage pour les employés, qui, ne l’oubliez pourtant pas, sont vos compatriotes ; avantage encore pour vous, parce que si vous doublez la besogne des employés, il en faudra augmenter le nombre, et que les nouveaux employés créés, c’est encore vous qui les payerez, je vous assure, assène l’académicien. Donc, il n’y a pas de mesure plus raisonnable et plus pratique. S’il est absolument inutile, quand il s’agit de la rue de la Paix, d’indiquer qu’elle est du IIe, et quand il s’agit de la rue du Louvre, de spécifier qu’elle est du Ier, il est très peu superflu, même pour des postiers experts, de leur suggérer que la rue Myrba est du XVIIIe, et que la rue des Pavillons est du XXe, et que l’impasse Myrtil est du XIIIe. On peut être un excellent postier et ne connaître que subconsciemment l’impasse Myrtil, malgré son nom agréable, et il est d’un bon citoyen et d’un homme soigneux de ses propres intérêts mêmes, de ne pas mettre un postier dans une impasse.

Eh bien, cette réforme la plus simple, la plus rationnelle, la plus pratique et la moins onéreuse du monde, la France inadministrable n’a pas voulu s’y prêter. On a fait le compte des personnes qui ont observé cette recommandation de M. Mougeot, qui ont fait mention, en leurs suscriptions, du numéro de l’arrondissement. On en a trouvé treize pour cent. Quatre-vingt-sept expéditeurs sur cent, autant dire quasi tout le monde, se sont parfaitement désintéressés de la question et ont considéré la recommandation de M. Mougeot comme une « subtilité byzantine » ou une « tracasserie administrative ». Remarquez que si une lettre adressée par eux impasse Myrtil arrivait avec un peu de retard, ou si l’impôt augmentait par suite de la création de nouveaux postes d’employés des postes, les mêmes quatre-vingt-sept crieraient comme l’animal nommé putois, lance Emile Faguet, qui ajoute : ils n’auraient pourtant que ce qu’ils méritent ; ils seraient punis pour manque d’adresse.

La France est le pays le plus gouvernable du monde ; elle en est le moins administrable. Je recommande à tous mes correspondants, bien que la rue où j’habite soit très connue, de mettre, pour le principe, pour la bonne règle, le numéro de mon arrondissement. Ils feront plaisir à l’homme qui est le plus libéral et le plus « libertaire » du monde, et qui proteste quand on enlève une liberté à la France, mais qui reconnaît qu’il faut mettre autant de bonne volonté à se laisser administrer sagement que de fermeté à ne pas se laisser gouverner tyranniquement.

L’académicien conclut ainsi : et je mets cette causerie sous enveloppe et je l’envoie au Mois, avec cette adresse : « 5, rue Bayard, VIIIe ». Est-ce que cela ne fait pas bien, un nom de rue encadré de deux numéros, comme de deux supports héraldiques ou comme de deux chiens de garde ? Même au point de vue esthétique, c’est excellent.

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