LA FRANCE PITTORESQUE
Mule du diable (La)
et le seigneur Geoffroi le Mauvais
(Deux-Sèvres)
(D’après « Revue de l’Aunis » paru en 1869)
Publié le mercredi 29 janvier 2014, par Redaction
Imprimer cet article
On voyait autrefois sur la rive gauche du Thoué, à peu de distance de la ville de Thouars, un château en ruines dont les sombres murailles contrastaient singulièrement avec le riant paysage qui les entourait. Ses tours éventrées, asile des corbeaux et des oiseaux de nuit, ses fossés fangeux, où les reptiles grouillaient en paix au milieu des ronces, lui donnaient un aspect des plus sinistres.
 

Ce vieux logis féodal s’appelait le château de Marsais. A la fin du XIIIe siècle, il était habité par un seigneur cruel et batailleur, redouté de tous ses voisins. On comptait par centaines les victimes qu’il avait tuées en combat singulier. Il s’appelait Geoffroi mais le peuple avait ajouté à ce nom une épithète bien méritée : partout on le nommait Geoffroi le Mauvais.

Personne n’osait s’aventurer sur la terre de ce farouche châtelain. Un soir d’hiver il arriva quelque chose d’insolite à Marsais. Geoffroi sommeillait depuis quelques minutes au coin de son feu, lorsqu’un bruyant son de trompe se fit entendre à la porte du château. La nuit était proche. L’arrivée d’un visiteur, à pareille heure surtout, était quelque chose de si étrange que le seigneur réveillé en sursaut s’élança d’un bond, pour donner l’ordre de courir sus à l’insolent qui venait troubler son repos. Au moment où il arrivait à la fenêtre, un spectacle singulier frappa ses regards : le pont s’abaissait de lui-même et la herse se relevait devant un chevalier qui arrivait monté sur une mule noire. Les serviteurs, accourus pour barrer le passage à l’inconnu, restaient cloués sur place et s’inclinaient sans oser lever la tête.

L’apparition du personnage avait en effet quelque chose d’effrayant. Revêtu d’une armure aussi sombre que la nuit, il s’avançait lentement en étendant le bras comme pour commander le silence. Sous la visière de son casque, on voyait, à l’endroit où devaient se trouver les yeux deux lueurs éclairant d’une façon sinistre la vaste cour du château. Les yeux de la mule lançaient aussi des sortes de flammes. Parvenu en face du seigneur, l’inconnu s’arrêta et lui adressa la parole en ces termes :

« Geoffroi, je viens de bien loin pour t’offrir le combat. Jusqu’à présent tu as toujours été heureux, mais le destin se lasse de t’être favorable. Il faut enfin que tu sois vaincu ». Le seigneur lui répondit : « Je n’ai pas l’habitude de me battre avec ceux que je ne connais pas. Qui es-tu ? Montre-moi ta figure ». Et l’étranger de lui rétorquer : « Je te croyais brave : je me trompais. Si tu veux voir mes traits, viens à minuit dans la forêt, au carrefour des Trépassés. Je suis le chevalier maudit. Oseras-tu croiser le fer avec moi ? ».

Geoffroi lui répondit : « Il suffit. Tu ne saurais m’effrayer. Je me battrais avec le diable même, si je me trouvais en face de lui. A minuit, chevalier de la sombre figure, je t’enverrai rejoindre le roi des ténèbres, qui est sans doute un de tes proches ». L’inconnu se contenta de lui dire : « En attendant, tu peux faire préparer ta fosse ». A ces mots, le chevalier maudit disparut en laissant derrière lui un sillon de fumée. Malgré sa grande bravoure, Geoffroi le Mauvais n’était pas sans inquiétude. Ce sombre personnage, pensait-il, est sans doute Satan lui-même. Comment faire pour le battre ? Tout à coup une pensée lui vint : « Je le vaincrai », s’écria-t-il !

Le seigneur de Marsais croyait beaucoup au diable et fort peu à Dieu. Il avait cependant conservé, dans son château, une petite chapelle dans laquelle on célébrait quelquefois le service divin. Il se dirigea de ce coté et courut au bénitier. Il tressaillit de joie en voyant qu’il était encore à moitié plein. L’eau bénite versée dans le fourreau de son épée devait lui assurer la victoire. A minuit il arrivait au carrefour des Trépassés. L’inconnu s’y trouvait déjà. Debout à côté de sa mule, il attendait son adversaire. Suivant sa promesse, il avait le visage découvert.

L’horrible expression de ses traits ne pouvait laisser aucun doute dans l’esprit : c’était bien le souverain de l’enfer. Geoffroi se plaça en face de lui et tira précipitamment son épée. Aussitôt le diable poussa un cri de douleur ; l’eau bénite venait de frapper sa figure. Couvert de brûlures, aveuglé, il était hors d’état de se défendre. « Je suis vaincu », s’écria-t-il avec rage. « Comme preuve de ta victoire je te laisse ma mule. Prends-la sans crainte, elle te rendra de grands services. C’est une bête précieuse ; elle ne se lasse jamais et n’a pas besoin de nourriture ; il ne faut pas même lui donner à boire » Sans attendre la réponse de Geoffroi, le démon disparut. La mule était restée à la même place. Le seigneur de Marsais ne savait trop s’il devait accepter ce singulier cadeau. Il finit cependant par se décider à l’emmener.

Le diable avait dit vrai ; sa monture était infatigable. Geoffroi s’en servit pour la reconstruction de son vieux château. Elle fut employée au transport des matériaux. Les ouvriers ne pouvaient suffire à mettre en œuvre les pierres qu’elle apportait sans trêve ni repos, le jour et la nuit. L’édifice s’élevait comme par enchantement à la grande satisfaction de Geoffroi, mais au grand effroi des paysans de la contrée. En voyant monter si vite les hautes tours du château, ces derniers se signaient et disaient tout bas que c’était une œuvre infernale.

Comme pour donner raison à leurs propos, le seigneur acheva sa construction sans relever la chapelle qu’il avait démolie. Le travail se termina pourtant sans accident et Geoffroi put s’installer dans sa nouvelle demeure. Il l’habitait depuis quelques jours, lorsqu’un soir un valet d’écurie croyant bien faire donna de l’avoine à la mule. Celle-ci, mise aussitôt en fureur, lança contre la muraille une si terrible ruade que le château s’ écroula tout entier, en ensevelissant sous ses ruines le seigneur et ses gens.

Le chevalier maudit apparut, dit-on, alors au milieu des ruines. « Je suis vengé », s’écria-t-il. Il s’élança ensuite sur sa mule, qui prit en galopant le chemin de Maranzais. On voit encore, sur le piédestal de la croix Mathon une trace de son passage. C’est l’empreinte du fer de la monture de Satan. La mule avait voulu renverser la croix en passant, mais elle n’avait réussi qu’à entamer légèrement la pierre.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE