LA FRANCE PITTORESQUE
28 janvier 1393 : Charles VI manque
d’être brûlé dans un bal plus tard
appelé Bal des ardents
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Publié le vendredi 28 janvier 2022, par LA RÉDACTION
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Ainsi que quatre autres personnes, le roi se déguisa en sauvage et était revêtu d’une toile de lin enduite de poix-résine pour faire tenir une toison d’étoupes le faisant paraître velu de la tête aux pieds
 

Une apparition soudaine, un bruit inattendu avaient suffi (en août 1392, au cœur de la forêt du Mans) pour jeter le trouble et la fureur dans la raison du roi Charles VI, lorsqu’aux feux d’un soleil brillant il s’acheminait vers la Bretagne, où il voulait porter la guerre : le repos, les soins assidus, lui firent retrouver en peu de temps la mémoire et la santé.

Guillaume de Harsely, savant médecin qu’on avait appelé auprès du monarque, dit aux ducs d’Orléans, de Bourgogne, et de Berri : « Je vous rends le roi en bon état, Dieu merci ; mais dorénavant gardez-vous de l’irriter ou de l’affliger : sa tête n’est pas encore bien forte ; peu à peu elle s’affermira. Ainsi les amusements et les distractions lui valent mieux que le travail et les conseils. »

Charles VI effrayé dans la forêt du Mans en août 1392

Charles VI effrayé dans la forêt du Mans en août 1392

Les oncles du roi ne demandaient pas mieux que de suivre une ordonnance si favorable à leur ambition. On avait craint pour les jours de Charles, et dans la prévoyance de sa mort un conseil de tutelle fut organisé : le gouvernement de l’État devait être remis au duc d’Orléans, comme au prince le plus proche de la couronne. Mais ces dispositions, qui regardaient l’avenir, ne changèrent rien au présent ; le duc de Bourgogne et son frère gardèrent le pouvoir ; sous prétexte d’attachement à la personne du monarque, et de zèle pour sa guérison, ils ne l’occupaient que de plaisirs : par une circonstance funeste, le remède même hâta le retour du mal.

L’Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois, par de Barante (1839) nous apprend que « la reine mariait une dame allemande de sa maison qu’elle honorait de toute sa faveur ; le roi, saisissant cette occasion de divertissement, voulut faire les noces à l’hôtel Saint-Paul ; son frère, ses oncles et leurs femmes furent conviés ; on dansa tout le jour. Il y avait un écuyer de l’hôtel, nommé Huguet de Guisay, que le roi avait fort en gré, parce qu’il était grand inventeur de toutes sortes d’amusements ; mais les hommes sages le méprisaient beaucoup, car il corrompait toute la jeunesse de la cour et lui enseignait mille débauches. Vers la fin de la soirée, ce sire de Guisay imagina une mascarade.

« La mariée étant une veuve, sa noce, selon l’usage, était une sorte de charivari, et tout s’y passait en joyeux désordres. Le roi, quatre jeunes chevaliers, et Huguet de Guisay, se déguisèrent en sauvages. Ils s’étaient fait coudre dans une toile de lin qui leur dessinait tout le corps. Cette toile était enduite de poix-résine pour faire tenir une toison d’étoupes de lin qui faisait paraître ces sauvages velus de la tête aux pieds. Ils entrèrent en criant et en dansant, conduits par le roi et masqués de manière à n’être pas reconnus ; on avait fait défendre que personne ne se promenât dans la salle en portant des torches ou des flambeaux. Le roi courut tout de suite à sa jeune tante, la duchesse de Berry, pour la tourmenter, et les autres masques divertissaient l’assemblée par leurs danses et leurs contorsions. »

Chacun se creusait l’esprit à deviner qui ce pouvait être. Le duc d’Orléans et le jeune comte de Bar, qui venaient de passer une partie de la soirée chez madame de Clermont, voyant ces toisons d’étoupes, imaginèrent, sans penser à mal, que si on y mettait le feu les dames auraient grand peur de voir courir par la salle des sauvages tout embrasés. Le duc d’Orléans prit une torche et s’approcha : les cinq sauvages se tenaient ensemble en dansant ; au même instant ils furent tout en flamme. Rien ne pouvait les sauver ; la toile était cousue, la résine rendait la flamme plus tenace et plus dévorante.

Personne n’avait le temps ni le moyen de leur porter secours. Un cri d’horreur remplit la salle, et se mêla aux cris que la douleur arracha à ces malheureux. « Sauvez le roi », criaient-ils ; et bientôt toute l’assemblée fut dans le doute si le roi n’était pas de ceux que la flamme dévorait. La reine, qui était la seule dans le secret de ce déguisement, tomba sans connaissance. Ce n’était de toutes parts que clameurs, sanglots, désordre, épouvante. La duchesse de Berry pensa bien que c’était le roi qui était auprès d’elle. Elle le retint, l’empêcha de bouger : « Restez, dit-elle, vous voyez que vos compagnons sont en flammes » ; et elle le couvrit de sa robe pour qu’aucune étincelle ne tombât sur ce misérable travestissement. Il courut ensuite rassurer la reine.

Représentation du Bal des ardents. Miniature attribuée à Philippe de Mazerolles, tirée d'un manuscrit des Chroniques de Froissart

Représentation du Bal des ardents. Miniature attribuée à
Philippe de Mazerolles, tirée d’un manuscrit des Chroniques de Froissart

Des cinq compagnons de la mascarade royale, le sire de Nantouillet fut le seul qui se sauva : il eut la présence d’esprit, dès le premier instant du danger, d’aller se jeter dans une cuve où l’on faisait rafraîchir les bouteilles ; les autres périrent dans des douleurs inouïes. La mort d’Huguet de Guisay fut regardée comme un juste châtiment de Dieu pour son atroce cruauté et sa licencieuse conduite. Le duc d’Orléans reçut une sévère réprimande de ses oncles ; il promit de se réformer et fit bâtir en expiation une chapelle dans l’église des Célestins.

Le peuple témoigna une indignation générale contre les mœurs légères et corrompues d’une cour qui compromettait, avec tant d’imprudence, le sort du royaume. Il demanda à voir le roi sur-le-champ pour s’assurer que sa vie était sauve. Le lendemain, une procession solennelle eut lieu de la porte Montmartre à l’église Notre-Dame. Le roi y parut à cheval ; le duc d’Orléans, les ducs de Bourgogne et de Berry le suivirent les pieds nus.

À peu de temps de là, Charles VI retomba dans de nouveaux accès de démence plus complets et plus longs que le premier : les grands malheurs de la France commencèrent.

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