LA FRANCE PITTORESQUE
Bertrade de Montfort
(née vers 1060, morte le 14 février 1117)
(Épouse Philippe Ier en 1092)
Publié le lundi 1er février 2010, par LA RÉDACTION
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Lorsque le roi vit pour la première fois Bertrade de Montfort en 1092, la comtesse était mariée à Foulques le Rechin, comte d’Anjou ; fille de Simon de Montfort et d’Agnès d’Évreux, elle était devenue orpheline presque en naissant. Son frère Amaury, héritier du comté, avait laissé l’enfant à la tutelle de Guillaume d’Évreux, le frère de leur mère. Bertrade avait grandi, dans la maison de son oncle, au sein d’une retraite sévère ; elle était bien jeune encore quand Guillaume la maria au comte d’Anjou ; c’était presque la faire souveraine, car les comtes d’Anjou le disputaient en puissance à la maison royale de France ; on l’a vu pendant le règne de Robert ; mais sous la couronne d’Anjou, Bertrade ne se regardait que comme une femme sacrifiée.

Voilà comment son mariage avait été amené : Foulques le Rechin, ce surnom l’indique, était d’une figure sans noblesse, d’une taille mal formée ; des mœurs dépravées avaient ajouté aux disgrâces de la nature, et des infirmités précoces en étaient le fruit. Tourmenté de douleurs de goutte, il avait été réduit à inventer, pour cacher la difformité de ses pieds, une chaussure à plusieurs pointes, dont il imposa la mode à ses vassaux. Le comte avait déjà été marié trois fois ; veuf en premières noces, il épousa successivement Hermengarde de Bourbon, et Arengarde de Castel-Aillon, qu’il répudia l’une et l’autre sous prétexte de parenté ; c’est alors que Robert, duc de Normandie, ayant eu besoin de son aide pour la conquête du Maine, le comte mit au secours qu’il promettait la condition qu’il aurait Bertrade en mariage. Malgré la grandeur de cette alliance, la famille de la jeune comtesse se refusait à y consentir. Mais le tuteur de Bertrade était vassal du duc de Normandie, qui faisait la demande au nom du comte d’Anjou ; il n’osa déplaire à son suzerain, et, après une lutte plus feinte que réelle, il finit par livrer sa pupille. C’est sous ces auspices que se célébrèrent les noces.

Philippe Ier et Bertrade de Montfort

Philippe Ier et Bertrade de Montfort

Bertrade ne s’accoutuma point aux difficiles devoirs de sa nouvelle position : la naissance d’un fils ne la consola pas ; toutefois elle cachait ses chagrins. Confiante dans sa beauté et dans les ressources de son habileté, elle préparait un remède à ses malheurs. Elle était comtesse d’Anjou, elle voulut devenir reine de France ; son plan arrêté, elle fait prier Philippe de lui venir en aide : Philippe relègue Berthe de Hollande à Montreuil, vient lui-même à Tours où il ne craint pas de trahir l’hospitalité de son vassal et de faire partir furtivement la comtesse, qu’il rejoint à Orléans, ville du domaine royal ; puis il fait prononcer, sous prétexte de parenté, la nullité de son mariage avec Berthe de Hollande, et allègue les premières alliances de Foulques pour la nullité du mariage de Bertrade avec le duc d’Anjou.

Tout a réussi, ce semble. Philippe annonce aux seigneurs et au peuple son mariage avec Bertrade, et le fait célébrer à Paris par l’évêque de Senlis, assisté de l’archevêque de Rouen et de l’évêque de Bayeux. Mais Yves de Chartres, invité à cette noce, ne s’y trouva pas ; il écrivit à Philippe : « Je ne veux ni ne puis me trouver à la solennité de ces noces sans être assuré auparavant qu’un concile général a approuvé votre divorce, et que vous pouvez contracter avec cette femme un mariage légitime... Vous m’invitez à me trouver à Paris avec votre épouse, et je ne sais si elle peut l’être ». En même temps il écrivait à l’archevêque de Reims : « Je vous conjure de me dire la vérité de ce que vous savez, d’éclairer ma conscience, et de me donner un bon conseil, quelque difficile qu’il soit à suivre ; car j’aime mieux perdre pour toujours les fonctions et le titre d’évêque que de scandaliser le troupeau du Seigneur par ma prévarication ».

Les doutes et les craintes d’Yves de Chartres déplurent au roi, qui, au lieu de répondre, défia l’évêque, c’est-à-dire, selon les termes du temps, se déclara son ennemi ; il le fit attaquer par le seigneur du Puiset (vicomte de Chartres) qui entra à main armée sur les terres du prélat, et le fit prisonnier. A la vue de cette violence, la ville de Chartres s’émeut, l’effervescence est au comble ; les habitants prennent les armes : « Vengeons notre évêque ! s’écrient-ils de toutes parts ; c’est notre pasteur : si nous Ie perdons, qui nous protégera ? Qui nous consolera ? Qui rompra pour nous le pain de la parole ? Vengeons-le ! C’est le saint de Dieu qu’on retient en prison ! »

Mais une lettre de leur évêque leur interdit la vengeance : « Je vous défends, mes frères, je vous défends absolument, leur dit-il, de vous armer pour ma cause ; ce n’est pas en brûlant des maisons et en pillant des pauvres que vous apaiserez Dieu ; vous ne feriez que l’irriter, et, sans son bon plaisir, ni vous, ni personne, ne pouvez me délivrer. N’augmentez pas mon affliction par le chagrin que me causerait la misère d’autrui ; car j’ai résolu non seulement de demeurer en prison, mais de perdre ma dignité et même ma vie, plutôt que d’être cause qu’on fasse périr des hommes... Souvenez-vous qu’il est écrit que Pierre était en prison, et que l’Église faisait sans cesse des prières pour lui ». Les habitants de Chartres versèrent des pleurs à la lecture de cette lettre, et ils posèrent les armes.

Pendant que le scandale de la prison de saint Yves troublait le diocèse de Chartres, Bertrade et Philippe goûtaient les plaisirs de leur union nouvelle ; car ils avaient passé outre ; ils étaient mariés : Berthe languissait à Montreuil. Mais le bruit de la détention d’Yves de Chartres était arrivé jusqu’à Rome. Urbain II écrivait au roi pour l’engager à rendre la liberté au prélat, et pour lui dire que son mariage ne pourrait être valable tant qu’un concile n’en aurait pas décidé, car Berthe vivait, et Bertrade n’était pas libre. Un concile à Pise, un autre concile à Plaisance ne purent prononcer que provisoirement, parce que Philippe demanda des délais. Un troisième concile à Reims excommunia Bertrade et le roi.

La politique de celui-ci se bornait à temporiser et à appeler d’un concile à un autre. Il vivait paisible sous le poids de l’excommunication : pourvu que Bertrade l’enchantât du charme de sa grâce, il se souciait peu et du scandale et du soin de sa propre renommée. On lui obéissait, mais on fuyait sa présence ; quand il arrivait dans une ville, toute fête religieuse était suspendue, les chants des prêtres cessaient ; quand il en sortait, les cloches sonnaient en branle : « Voyez, ma dame, comme on nous renvoie », se contentait-il de dire en riant.

Bertrade de Montfort au concile de Clermont en 1095

Bertrade de Montfort
au concile de Clermont en 1095

En 1095, le pape vint en personne tenir un concile à Clermont qui lança la première croisade, ce concile fameux où prêcha Pierre l’Ermite, et où, à la voix du pontife, toute une assemblée innombrable, saisie d’un pieux enthousiasme, prit la croix en criant : « Dieu le veut ! Dieu le veut ! » Là encore l’excommunication fut renouvelée. Le roi laissa partir ses chevaliers et leurs vassaux, et ne profita de leur élan religieux que pour acheter à vil prix des terres dont ils espéraient retrouver le centuple en Palestine. On a fait honneur de cette conduite à la politique de Philippe. Il se peut qu’il ait apprécié l’avantage de l’éloignement des grands vassaux pour l’accroissement de l’autorité royale ; mais son apathie, disons plus, son indifférence pour les grands intérêts de son royaume ne permet pas de penser qu’il ait fait beaucoup pour le bien de l’Etat.

Bertrade cependant, malgré les excommunications renouvelées, conservait le titre et les honneurs de reine ; elle ne s’occupait que d’asseoir de plus en plus son pouvoir. Elle entreprit une chose inouïe : elle osa reparaître en Anjou, à la cour de son premier mari, pour le réconcilier avec le roi, et elle réussit ; Foulques donna des fêtes, reçut Bertrade comme sa souveraine, et consentit à tout ce qu’elle lui demanda. Il importait que le comte d’Anjou n’appuyât pas le parti de l’excommunication et qu’on l’amenât à reconnaître lui-même la validité du mariage de Bertrade avec Philippe ; car Berthe de Hollande était morte (1094), et, depuis ce temps, les opinions étaient partagées, les uns se prononçaient pour le roi, les autres restaient contre.

Cependant il vint un moment où Philippe craignit et crut devoir se soumettre ; il promit, la main sur l’Évangile, de renvoyer Bertrade, femme de Foulques, et de ne lui parler qu’en présence de témoins. Ce serment, il ne le remplit pas. Bertrade employa tout ce qu’elle avait de séduction ; Philippe la reprit, encourut de nouvelles excommunications, fit des promesses qu’il viola comme les premières ; enfin, en 1105, sous le pontificat de Pascal II, Yves de Chartres lui-même, voyant que cette passion durait toujours, que les partisans de Philippe et de Bertrade devenaient de jour en jour plus nombreux et plus forts, que la mort de Berthe avait rendu le roi libre, et que désormais le seul obstacle à son union était le mariage de Bertrade avec Foulques, se demanda s’il ne valait pas mieux rompre ce mariage ; et l’on croit qu’à la fin de sa vie, l’union de Philippe avec Bertrade fut reconnue, et qu’il mourut époux de cette femme à laquelle il avait sacrifié pendant quinze ans le repos de son royaume et celui de sa conscience.

Les preuves qu’on trouve de ce mariage sont : le titre de reine et de femme en secondes noces donné à Bertrade dans les écrits de l’abbé Suger et le nom de belle-mère de Louis, que le pape Calixte II (1119-1124) lui donna dans une de ses bulles. Il est vrai que Suger, tout en la nommant ainsi, parle de l’illégitimité des enfants qu’elle laissa, comme d’un fait notoire qui les excluait du trône. Elle avait porté constamment le titre de reine. Après la mort de Philippe, elle fonda l’abbaye des Hautes-Bruyères, à Saint-Rémy-l’Honoré, près de Chartres, et se retira, sur le conseil de Robert d’Arbrissel, chez les religieuses de Fontevraud. Elle y prit le voile en 1115 et y mourut en 1117, la délicatesse de son tempérament ne lui ayant pas permis de supporter longtemps les austérités de la vie religieuse.

Bertrade fut sans doute à l’origine du conflit qui éclata entre le roi et son fils associé au trône en 1098, conflit durant lequel la patience et la fidélité filiale du futur Louis VI furent mises à l’épreuve. Les mauvais traitements infligés par Bertrade éloignèrent en effet le jeune Louis, qui se retira auprès de Henri Beauclerc. Anquetil affirme qu’ « il n’y fut pas plus tôt arrivé que le roi d’Angleterre reçut une lettre portant le sceau de France, dans laquelle on le priait de faire mourir ou tout au moins d’enfermer le prince français. Henri remit cette perfide missive à Louis, qui reconnut la main de sa belle-mère ».

Les ennemis de Bertrade l’ont accusée d’avoir voulu empoisonner le fils aîné de Berthe de Hollande ; mais ce crime est très loin d’être prouvé. C’est assez contre Bertrade de Montfort du scandale de sa vie, sans charger sa mémoire de fautes qu’elle n’a pas commises. Suger loue ses talents « et les admirables qualités de son esprit » ; il ne parle pas de cette odieuse accusation de poison, dont il aurait été plus instruit que personne, puisqu’il fut l’ami et le condisciple de Louis VI ; mais rien ne lave Bertrade du double tort et d’avoir fait répudier Berthe, et de n’avoir pas craint de troubler l’État. A la mort de Philippe Ier (1108), elle avait suscité des troubles en soutenant de ses intrigues les prétentions de son fils Philippe contre Louis le Gros, devenu roi ; mais elle ne le vit pas réussir.

Elle laissa deux fils et une fille : Philippe, né en 1093 et mort en 1123, comte de Mantes ; Florent, qui serait lui aussi né en 1093 ; Cécile, née en 1097 et morte en 1175.

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