LA FRANCE PITTORESQUE
Judith
(née en 795, morte le 19 avril 843)
(Épouse Louis le Débonnaire (empereur d’Occident) en 819)
Publié le lundi 1er février 2010, par LA RÉDACTION
Imprimer cet article

Depuis la mort de son épouse Ermengarde en 818, Louis le Débonnaire régnait seul, et déjà il avait eu bien des traverses ; il avait voulu partager son royaume entre ses fils, croyant, à l’exemple de Charlemagne, pouvoir diriger leurs conseils ; à Louis il avait donné la Bavière ; à Pépin, l’Aquitaine ; à Lothaire, l’aîné, une part de l’Italie, tout ceci dans une assemblée dès l’an 817.

Ce partage, qui a été l’objet de tant de blâme, donna une trop grande puissance à ses fils ; Louis ne trouva point en eux des enfants soumis, il n’éprouva point leur aide dans les premiers embarras de son règne ; car les révoltes éclataient de toutes parts. A celle du roi des Bretons Mormar succéda celle de Sclaomir, duc ou roi des Abadites, à la place duquel Louis nomma un Céadrague, fils de Franciscon, tué sous Charlemagne par les Danois ; à celle-ci se joignit la rébellion d’un des ducs des Gascons, Loup-Centule, que les lieutenants de l’empereur réduisirent à chercher un asile dans les Asturies ; puis celle d’un duc de la Pannonie inférieure.

Ainsi s’accroissait tous les jours la difficulté de tenir sous la dépendance d’un seul souverain tant de provinces éloignées, jalouses de leur indépendance. C’est au milieu de ces graves soucis que Louis le Débonnaire voulut contracter une seconde alliance ; il se fit présenter les filles des grands de tous ses états pour choisir celle qui lui plairait le plus. Son choix tomba sur Judith, « belle et savante plus qu’il n’aurait fallu » dit la chronique ; elle était fille de Wolf, duc de Bavière, « de la plus illustre race des Bavarois », rapporte Thégan, auteur de la Vie et des Gestes de Louis le Débonnaire. La famille de sa mère était d’une très noble origine saxonne.

Le mariage fut célébré le 2 février 819. Que de haines soulevées par le mode imprudent qu’avait pris Louis, et que de partisans secrets le dépit de l’exclusion donna aux fils de la première épouse du roi ! Que Charlemagne eût pris à son gré de nouvelles épouses, il avait la puissance et on n’osait pas murmurer. Si l’humeur impérieuse de Fastrade amena une conjuration, on vit ensuite les enfants même de Hildegarde s’attacher à Liutgarde, tant le respect qu’imprima la puissance de Charlemagne eut de force et d’empire ; mais le faible Louis avait la douleur de voir l’épouse de son choix en butte à la haine de ses enfants et au mépris de ses sujets, et pourtant le pouvoir de cette femme devenait de jour en jour plus fort sur l’esprit de son mari ; tant de grâce, tant d’esprit, le charme de la beauté, celui de l’éloquence, l’injustice même dont elle était l’objet, tout la lui rendait chère.

Judith de Bavière

Judith de Bavière

En 823, Judith lui donna un fils qu’il nomma Charles. L’enfant grandit sous ses yeux ; dans la désolation où le jetait le mépris de ses fils, le roi se complaisait aux caresses de son enfant dernier né, fils d’une femme aimée, et quand, à son retour dans son palais, soucieux, chargé d’inquiétude, il voyait le sourire de sa femme et de son enfant, il se sentait consolé. Plus d’un souci pesait au cœur du malheureux empereur, si calme quand il gouvernait l’Aquitaine sous les conseils de son père ; cette voix qui lui reprochait la mort de Bernard était devenue si pressante au fond de sa conscience, qu’il avait fallu céder à cette mortelle inquiétude ; le vieil empereur tremblait pour le salut de son âme.

Voici comment s’exprime Thégan sur les remords de Louis : « A cette nouvelle [à la mort de Bernard] l’empereur s’abandonna à une vive douleur, pleura longtemps, se confessa en présence de tous les évêques, et, d’après leur jugement, s’imposa une pénitence pour la seule faute de n’avoir point empêché ses conseillers de commettre cette cruauté ».

Que n’avait-il un Ambroise pour affermir son cœur ! Le saint éclairé dans la voie de Dieu aurait conduit son pénitent de la piscine à l’autel ; il aurait relevé son cœur par l’espérance, et n’aurait pas permis qu’il restât humilié sous la frayeur. La pénitence de Théodose a honoré l’évêque, l’empereur, et a forcé l’admiration des peuples ; celle de Louis a servi ses ennemis.

Les remords du roi, ses profonds chagrins n’empêchaient ni sa juste colère contre ses fils, ni son amour croissant accompagné de trop de faiblesse pour la belle Judith, ni son inquiétude pour son jeune fils qu’il aimait de tout l’amour d’un père. Aussi, quand Charles eut atteint l’âge de six ans, Louis assembla tous ses enfants à Worms et leur dit qu’il était juste que son dernier fils eût une part dans son héritage, et qu’il lui donnait la Rhétie et la Bourgogne. Quoique l’empereur ne touchât point au partage de ses fils aînés, et qu’il donnât ce nouveau lot sur la part qu’il gouvernait lui-même, les princes se montrèrent frémissants de colère et de jalousie.

Judith avait un si grand crédit sur son époux, qu’il ne faisait rien sans la consulter ; elle l’avait engagé à donner sa confiance à Bernard, comte des Marches-Espagnoles, qu’elle nomma grand-chambrier ou camérier. Lorsqu’elle fut parvenue à faire donner une part à son fils, ce ne furent plus des dédains qu’elle eut à supporter, mais bien l’outrage et la calomnie ; on interpréta à mal sa conduite avec Bernard, affirme Thégan. « Elle avait dit-on ensorcelé son mari ; elle le trahissait ; et le jeune Pépin fils d’Ermengarde ne pouvait faire qu’une œuvre méritoire en vengeant l’honneur de son père et en lui rendant le sens ».

Pépin lève des troupes et s’avance pour envelopper son père dans le palais de Verberie ; Louis n’était pas préparé à la défense ; dans sa douleur, il envoie sa femme au monastère de Laon, engage Bernard à se retirer, et va lui-même à Compiègne. Les amis de Pépin, qui sont irrités de n’avoir pu se saisir du comte des Marches-Espagnoles, prennent le frère de ce seigneur et lui crèvent les yeux ; ils courent à Laon, s’emparent de la personne de l’impératrice et l’accablent d’injures. « Que puis-je faire ? leur dit Judith ; quel est mon tort ? Pourquoi faudrait-il que mon fils fût déshérité parce qu’il est né dans la vieillesse de son père, et que ses frères le haïssent ? Suis-je coupable d’avoir plu à mon seigneur et de ce qu’il m’a préférée à d’autres pour m’appeler à l’honneur de son trône ? Où est le droit de Pépin pour oser blâmer son père ? »

On lui répondit : « Pépin doit venger l’honneur de son père et punir tes désordres ; tu ne peux, d’ailleurs, ô reine ! être l’épouse légitime de l’empereur, et tu tiens son esprit sous le charme de quelque sortilège, ainsi que chacun le sait, car il ne fait rien que par toi, il méprise ses enfants pour toi, et cependant tu es sa parente, et tu n’as pas eu de dispense pour l’épouser ». Depuis peu, on soulevait cette question dans tout l’empire. Judith, intimidée, perdit courage ; on la menaça dans sa vie, dans son honneur et dans son fils ; on présenta à ses yeux l’image des supplices et de la mort : elle finit par promettre qu’elle-même déterminerait son mari à se laisser donner la tonsure. On voulait que l’esprit faible de Louis reçût sa sentence de la femme même qu’il aimait.

Cette pénible entrevue eut lieu ; mais loin de satisfaire l’exigence de leurs persécuteurs, les deux époux s’encouragèrent mutuellement et concertèrent leurs moyens de défense. Prendre le voile sans couper ses cheveux et sans prononcer de vœux, tandis que Louis demanderait du temps pour fixer sa résolution, tel fut le parti auquel Judith s’arrêta, confie l’Astronome, auteur de la Vie de Louis le Débonnaire vivant auprès du souverain.

Cependant du fond de l’Italie, Lothaire suivait ces mouvements et avait hâte de profiter d’une occasion aussi favorable pour perdre à jamais sa belle-mère dans l’esprit des peuples et la séparer de Louis le Débonnaire ; il amène une armée d’Italie, de concert avec Pépin, il enferme son père à Saint-Médard de Soissons, ne craint pas de le déclarer déchu de tous ses droits, force Judith à prendre le voile, non à Laon, c’était trop près de Louis le Débonnaire, mais à Poitiers au monastère de Sainte-Radegonde ; il arrête les frères de l’impératrice et les fait tonsurer, puis chaque jour il intime aux moines de Saint-Médard l’ordre d’instruire l’empereur de toutes les règles de leur institut, et d’en user avec lui comme « avec le dernier de leurs novices ».

Le printemps de l’année 830 se passa pour l’empereur dans cette humiliation ; le découragement de l’infortuné père devint si profond qu’il allait céder à ses fils et se faire moine au milieu de l’abbaye de Saint-Médard, si les religieux eux-mêmes n’eussent relevé son courage. On savait que Louis et Pépin unis entre eux prenaient une vive jalousie des projets de leur frère aîné.

Un religieux fort habile va les trouver ; l’histoire a conservé son nom : c’était Gondebaud de Soissons ; il peint aux deux frères l’abaissement dans lequel Lothaire tient leur père. « Si l’aîné des fils de l’empereur traite ainsi son propre père au mépris des lois de la nature et de la religion, que réservera-t-il à ses frères ? Il n’attend que d’avoir triomphé avec leur secours pour les accabler ; et quel secours ! Quelle alliance sans honneur ! Des fils unis pour dépouiller leur père ! Il serait glorieux pour eux de se séparer du coupable ; de délivrer l’empereur et de mériter leur pardon en réparant leur premier tort, et en s’unissant à lui contre un frère ambitieux et un fils dénaturé. »

Les deux rois versent des larmes et promettent de s’unir à l’empereur. Lothaire exigeait qu’une assemblée générale, tenue en Neustrie, décidât des droits de Louis le Débonnaire ; mais la clameur du peuple s’était déjà élevée en faveur du père opprimé ; l’empereur avait retrouvé assez d’amis pour plaider sa cause, et d’abord il réussit à faire tenir l’assemblée à Nimègue. Ce lieu, voisin de la Germanie, devait réunir un plus grand concours de sujets fidèles, car toute l’Austrasie aimait le pieux et débonnaire empereur. Des armements formidables se pressaient autour de lui ; l’attitude de l’empereur était changée ; il parlait en maître offensé ; les amis de Lothaire, effrayés de leur petit nombre, tenaient conseil toutes les nuits pour savoir ce qu’ils pouvaient faire.

Ils s’étaient déterminés à attaquer les troupes dévouées au parti de l’empereur, lorsque Louis fit une démarche dont on ne peut lire le récit sans attendrissement ; il envoie vers Lothaire : « Que mon fils se garde de suivre ces furieux et d’attenter contre son père, fait-il dire à ce fils rebelle, qu’il vienne, qu’il vienne dans mes bras, je le recevrai comme un père qui pardonne et qui oublie ». Lothaire ne peut résister à tant de bonté ; il va vers son père, et le père et le fils se montrent aux armées et au peuple marchant à côté l’un de l’autre. Lothaire livre les plus coupables de ses complices qui sont condamnés à mort par l’assemblée, mais auxquels le clément empereur fait encore grâce.

L’assemblée congédiée, Louis le Débonnaire rappelle sa femme et son fils à Aix-la-Chapelle pour convaincre le peuple de son innocence ; l’impératrice se disculpe publiquement, atteste que tout ce qu’on lui a imputé est une calomnie ; elle est solennellement réhabilitée dans la chapelle d’Aix où elle reçoit la communion le jour de la purification de la Vierge (831). Les encouragements des prélats fidèles avaient relevé l’empereur à ses propres yeux, et pendant cette année sa conduite offre un singulier mélange de fermeté, de prudence, de miséricorde et de douceur ; il se montra le maître, il punit et pardonna. Mais les semences de division n’étaient point étouffées : Lothaire n’était soumis qu’en apparence ; Pépin fuit de la cour, et, par deux fois, reprit les armes ; son père le vainquit et lui enleva l’Aquitaine.

Judith mettait à profit tant de fautes et de crimes que commettaient ces fils ingrats. Elle inspirait au jeune Charles une soumission et une tendresse sans bornes pour son vieux père. En redoublant de soins pour l’empereur, elle lui faisait paraître plus amère encore la coupe d’humiliation à laquelle ses enfants le forçaient de boire. Jusque là Judith ne peut être blâmée ; mais on l’accuse d’avoir excité la colère de Louis contre Pépin ; voici ce que dit l’historien Nithard, témoin de ce temps : « Gondebaud, parce qu’il avait coopéré puissamment à cette restauration, prétendait au second rang dans l’empire. Bernard, qui l’avait eu jadis, s’efforçait à grand-peine d’y remonter. Pépin et Louis tâchaient d’être les premiers auprès de leur père ; mais ceux qui dirigeaient alors les affaires de la république s’opposaient à leur volonté ».

Nul doute que Judith ne fût du nombre de ceux qui dirigeaient Louis le Débonnaire. Le résultat de tant de luttes fut le mécontentement de Louis, qui ôta l’Aquitaine à Pépin pour la donner à Charles et la gouverner lui-même avec ce fils préféré. Voilà où se reconnaît l’influence de Judith. Les peuples d’Aquitaine, qui avaient tant aimé Louis, prêtèrent serment au père et au fils ; mais les frères « portant ceci avec peine » écrit Nithard, soulevèrent les autres sujets de l’empereur en divulguant le mauvais état du gouvernement, c’est-à-dire à la manière des séditieux de tous les temps, en irritant les passions de la multitude, toujours prête à accueillir les accusations contre le pouvoir.

Quand les frères ont tout préparé, quand ils sont sûrs d’avoir des amis, ils se réunissent encore une fois contre l’empereur. Lothaire vient en Alsace accompagné du pape Grégoire IV qu’il a gagné à force de prières en le persuadant qu’il aurait un office de médiation à remplir. Il n’y avait pas deux ans qu’avait eu lieu le premier scandale de cette levée de boucliers des fils contre leur père. Lothaire campe entre Strasbourg et Bâle. L’empereur était à Worms ; il se plaint de cet armement ; il se plaint de ce que, si près de lui, le pape reste plusieurs jours sans chercher à le voir : il envoie des évêques pour traiter avec ses fils ; à la fin Grégoire arrive à Worms ; il s’excuse, il proteste qu’il n’est venu au camp que dans l’espoir de rétablir la concorde entre l’empereur et ses enfants.

Mais, tandis que les négociations se prolongent, Lothaire attire dans son parti presque tous les hommes d’armes qui entouraient Louis, et l’armée de l’empereur se déclare contre son chef. L’infortuné père n’a d’autre ressource que de se livrer lui-même à ses fils. Il se rend à leur camp après avoir stipulé que lui, l’impératrice et son fils Charles auraient la vie sauve. Le pape quitta les princes, et, « se repentant de son voyage, dit l’historien, il retourna à Rome plus tard qu’il n’aurait voulu ».

C’est à quelques lieues de Worms qu’eut lieu cette lamentable scène : l’empereur abandonné des siens, congédia, les larmes aux yeux, le peu d’amis qui lui restaient fidèles, traversa à pied, avec sa femme et son fils, le champ où son armée l’avait abandonné, et vint se livrer à des enfants rebelles (juin 833). Les peuples ont attaché un souvenir de réprobation au lieu où s’accomplit ce funeste drame ; ils l’ont appelé le champ de la foi mentie. Les enfants dénaturés de Louis le Débonnaire en recevant leur père dans leur camp, l’y constituèrent prisonnier. Ils séparent Louis de sa femme et de son fils, allèguent de nouveau la nullité du mariage et exilent rudement Judith à Tortone, en Italie.

Les princes attestaient la parenté au degré prohibé. Ils envoyèrent le jeune Charles dans l’abbaye de Prunn, et assignèrent une assemblée à Compiègne pour décider du sort de leur père, puis ils se séparèrent, Pépin pour se rendre en Aquitaine, Louis en Allemagne, et Lothaire pour veiller à tout ; c’est lui qui se chargea du soin d’empêcher l’empereur de sortir de sa captivité. Après l’avoir traîné à sa suite dans quelques provinces, il le mit, sous une garde sévère, au monastère de Soissons ; et le 1er octobre il se rendit à Compiègne.

Là il gagna Ebbon, archevêque de Reims, lequel osa proposer de dégrader Louis le Débonnaire (il était son frère de lait, son compagnon d’âge et d’études, il lui devait sa fortune et sa dignité). On va trouver Louis, on lui dit qu’il est privé de la puissance temporelle par le jugement de Dieu et par l’autorité de l’Église, et qu’il ne doit plus avoir d’autre soin que celui de penser à sauver son âme. Louis, dans l’abattement où il était, demanda ses fils et se réconcilia avec eux ; puis il se laissa conduire à l’église de Saint-Médard : là, prosterné sur un cilice en présence des évêques et du peuple, il prononça une amende honorable dont la teneur passe tout ce qu’on peut imaginer d’odieux. Après avoir lu cette formule, il se laisse dépouiller de ses vêtements impériaux, revêt l’habit de pénitence et est déposé. Lothaire affectait un air de triomphe, il traîna son père à Aix-la-Chapelle, où il lui fit passer l’hiver de 834.

Séparé de sa femme, séparé de son fils, au comble de l’humiliation, Louis, que sa timidité portait à s’accuser lui-même, trouva cependant des défenseurs. Les mêmes milices qui avaient voulu le perdre à Worms, commencèrent à le plaindre ; tous les fauteurs de l’assemblée de Compiègne en étaient sortis la honte sur le front : le récit des souffrances et des humiliations du vieil empereur passait de bouche en bouche et les larmes coulaient de tous les yeux ; bientôt un cri d’indignation retentit de toutes parts, une immense pitié s’éleva de tout l’empire.

Les serviteurs de l’empereur commencèrent à espérer, Bernard et Guérin en Bourgogne, le comte Eghebard et le comte Guillaume en Neustrie. Louis de Bavière, ému de repentir, sollicita Pépin de réparer le mal dont Lothaire était le principal auteur : honneur à eux, si leur jalousie contre leur frère n’a eu aucune part à leur retour ! Lothaire, plus acharné que jamais, transfère son père d’Aix à Compiègne, de Compiègne à Saint-Denis, et, craignant les armées réunies de Pépin et de Louis, se retire précipitamment à Vienne sur l’Isère. S’il laissa Louis le Débonnaire à Saint-Denis, c’est qu’il ne put l’emmener dans sa fuite, il avait eu soin jusque-là de ne jamais le perdre de vue.

Alors le vieil empereur vit ses deux fils à ses genoux ; dans son humilité il ne voulut pas recevoir la couronne avant d’être réconcilié avec l’Église : dans l’église de Saint-Médard, le quatrième dimanche de carême, jour de joie où se chante le psaume Laetare, Réjouissez-vous Jérusalem, Rouchauld, évêque de Soissons et le comte Boniface rendirent à Louis le Débonnaire, la couronne, la ceinture militaire, le baudrier, il fut de nouveau couronné « avec la délibération et conseil du peuple français » au milieu d’une joie universelle. Après cette cérémonie, le fils de Charlemagne retourna à Aix où il trouva sa femme et son fils que leurs gardiens à Tortone et à Prunn n’avaient osé retenir.

Pépin et Louis enveloppaient Lothaire de leurs armées près de Blois, en sorte que ce fils criminel, craignant de ne pouvoir leur résister, résolut de recourir à la clémence de son père. Lothaire, à genoux, implora son pardon ; l’empereur lui fit grâce, lui permit de retourner en Italie ; mais il n’accompagna pas ce pardon de marques de tendresse, comme il l’avait fait à Nimègue : par une juste défiance, il avait envoyé de fortes garnisons sur toutes les frontières de France afin d’empêcher Lothaire d’enfreindre sa parole. Ceci se passa en 834 ; mais cette disgrâce ne devait pas être de longue durée.

Dès la même année Judith toujours tremblante pour son fils, s’inquiéta des maladies de Louis, elle voyait l’empereur valétudinaire et vieux avant l’âge, tant de chagrins et de peines d’esprit avaient altéré sa santé. Louis le Débonnaire, à l’âge de cinquante-six ans, n’était appelé que le vieil empereur, et on craignait constamment pour sa vie.

Judith savait que Pépin ne lui pardonnerait jamais d’avoir contribué à lui faire ôter l’Aquitaine ; elle savait aussi que l’union de Louis et de Pépin pour délivrer leur père leur avait fait un ennemi implacable de leur frère aîné ; elle imagina donc qu’il serait d’une bonne politique de s’assurer l’appui de Lothaire ; comme elle y pensait, Pépin mourut (838) ; mais cette mort ne pouvait que compliquer les embarras, car il laissait deux fils qui allaient réclamer son héritage : Judith fit donc proposer à Lothaire d’unir leurs intérêts : « Si Lothaire promettait d’aimer Charles, son frère, d’être son défenseur et son protecteur, l’empereur et l’impératrice le recevraient en grâce, non plus ainsi qu’à Aix, en lui pardonnant comme un criminel, mais en le tenant comme un bon et loyal fils, en oubliant tout le passé, et en lui donnant immédiatement la moitié de l’empire. »

Lothaire accourt à Worms sur cette proposition, Judith l’accueille ; l’empereur divise, en deux parts, tous ses états (hors l’Aquitaine qui restait aux fils de Pépin, et la Bavière qui restait à Louis). Lothaire prend tout le pays au-delà de la Meuse, avec le titre de roi de la France orientale, promet d’assurer à Charles toute la France occidentale jusqu’à la Loire, et retourne en Italie, comblé des présents de son père. Judith espérait avoir assuré la fortune de son fils ; mais elle avait irrité Louis de Bavière, que l’empereur n’avait pas appelé à ce nouveau partage.

Le fils mécontent ne craignit pas de prendre encore une fois les armes contre son père ; cependant, pressé sur le Rhin par les armées impériales, il demanda pardon et rentra dans le fond de la Bavière. Sur la foi de cette paix, l’empereur crut pouvoir passer en Aquitaine, où ses petits-fils s’étaient révoltés. Il avait combattu pendant tout l’été, et il se reposait à Poitiers lorsqu’il apprit que Louis profitait de son absence pour séduire de nouveau les Saxons et les Thuringiens, exiger le serment des Francs orientaux, et menacer tout le pays de Francfort.

Cette dernière révolte affligea Louis le Débonnaire plus que n’avait fait aucune autre ; le sentiment que toutes ses bontés ne pouvaient triompher de la dureté du cœur de ses fils, se réveilla dans son âme avec une amertume inexprimable ; il se sentit si profondément blessé, qu’il résolut de mourir plutôt que de laisser son fils impuni. Malade depuis quelques jours d’une inflammation du poumon, il ne voulut pas moins se mettre en marche, malgré la rigueur de l’hiver ; il embrassa avec une effusion de douleur et de tendresse ce fils Charles, pour lequel il avait souffert depuis tant d’années, mais qui, du moins, ne lui avait jamais donné de sujet de chagrin ; il le remit à sa femme Judith, en disant à celle-ci un adieu qui devait être le dernier, et, le cœur plein de tristesse, il entreprit ce fatal voyage.

Cette dernière épreuve le trouva ferme et pieux : à Aix-la-Chapelle il fit la communion pascale ; à Worms, il tint une assemblée dans laquelle il exprima, sans faiblesse, toute l’amertume de sa douleur, et, toujours malade, il arriva jusqu’à Mayence. Là, il fallut s’arrêter ; la frayeur que lui causa une éclipse de soleil augmenta l’activité de la fièvre ; il fit dresser son pavillon dans une petite île du Rhin, et resta pendant quarante jours sur un lit de douleur, la poitrine oppressée, la fièvre consumant ses forces, mais pieux et résigné.

Chaque matin il voulut recevoir la divine Eucharistie. L’amour d’un père et le devoir d’un chrétien lui imposaient la loi de pardonner ; son cœur avait toujours été si disposé à la clémence, que les historiens disent tous que c’était « de tout son cœur et avec joie » qu’il remettait les offenses. Néanmoins, dans cette circonstance solennelle, il était si ulcéré qu’il ne dissimulait pas son chagrin : « Je pardonne à Louis, répétait-il tristement, mais qu’il sache qu’il m’a donné la mort. Puisqu’il n’a pu venir me donner satisfaction », dit-il encore, quand les évêques lui demandèrent s’il pardonnait pleinement, « puisqu’il n’a pu venir, je veux faire tout ce qui est en mon pouvoir, et je prends Dieu à témoin que je lui remets tout le mal qu’il m’a fait. Vous, avertissez-le que si je lui ai pardonné tant de fois ses fautes, il faut qu’il se rappelle cependant que c’est lui qui a conduit au tombeau son vieux père accablé de douleur, et qu’en le faisant, il a foulé aux pieds les commandements et les menaces du Seigneur, notre père commun ».

Louis ordonna que la couronne impériale et le sceptre fussent portés à Lothaire, et qu’on rappelât à ce prince la promesse solennelle qu’il avait faite d’être le protecteur de Charles et de Judith. Ensuite, il ne s’occupa plus que de la pensée de paraître devant Dieu, et il expira (840).

Ce fils, l’objet de tant de jalousie, à qui ses frères ne voulaient laisser aucun partage, était destiné à recueillir l’héritage presque entier de Louis le Débonnaire. Il eut à soutenir de grandes luttes coutre tous ses frères ; enfin, une assemblée tenue à Attigny devait stipuler définitivement les partages, lorsque Lothaire, trahissant ses frères, les attaqua brusquement à Fontenay. Là, son orgueil trouva un châtiment terrible ; il fut vaincu : cent mille hommes périrent, dit-on, et Lothaire, croyant voir dans cette défaite la justice de Dieu qui le punissait, consentit à la paix ; Charles et Louis s’unirent par un serment solennel, et les partages furent réglés sur l’héritage des autres.

Judith avait souffert pendant tous ses troubles ; elle avait été tenue enfermée à Bourges, par Pépin, et délivrée par son fils Charles. Elle vit l’alliance de Charles et de Louis ; elle vit la réunion des deux frères à l’île d’Ansile, sur la Saône, près de Mâcon, où ils se promirent de convoquer une assemblée qui devait se tenir à Metz, mais qui fut remise à Coblentz, et qui fut définitivement tenue à Thionville ; elle vit le partage qui assura à Charles toute la France occidentale, elle fut témoin du mariage de ce fils bien-aimé avec Ermentrude (ou Hermentrude), fille de Wadon et d’lngeltrude, et petite-fille d’Adalhard, lequel s’était fait un immense crédit par ses richesses et ses créatures.

C’est lui qui, le premier, engagea Louis le Débonnaire à distribuer les domaines à titre de fiefs. « Mais, accordant ainsi à chacun, dit Nithard, ce que chacun demandait, il ruina de fond en comble la république ». Charles le Chauve entra bien plus avant dans ce système nouveau ; il aliéna tous les domaines de la couronne, afin d’acheter les secours des seigneurs auxquels il les donnait. Des désordres de ce temps sortit au bout d’un siècle, le système de la féodalité.

Après le mariage de son fils (842), Judith devait s’applaudir, le but de sa vie était atteint : Charles était roi. Ce partage tant contesté, une assemblée de seigneurs venait de le régler irrévocablement. Quelle fut cette femme belle, spirituelle et savante qui exerça une si grande influence sur les événements de son temps ? Faut-il louer son amour de mère qui lui fit prendre tant de soins pour assurer la fortune de son fils ? Faut-il blâmer son ambition qui creusa sous les pas de Louis un abîme de maux ? Doit-on la regarder comme une épouse infidèle, indigne de l’empire que ses séductions lui assuraient sur un époux trop faible, ou comme une femme outragée, victime de la méchanceté de ses ennemis, et qui n’en triompha qu’à force de prudence et d’habileté ?

Le peu de documents qui nous restent, ne permettent d’établir aucun jugement sur la vie privée de Judith, sur ses vertus ou sur ses fautes. La vérité qui ressort de ces événements est que ce dut être une femme patiente, habile, courageuse, constante dans ses projets, qui savait manier les armes de l’adresse et de l’intrigue. Il était juste qu’elle défendît ses droits et ceux de son fils. Le cloître ou la mort eût été le partage de cet enfant dernier-né de Louis, s’il n’eût trouvé dans le courage de sa mère, une énergie capable de soutenir une lutte si longue et si acharnée.

Judith résista vingt-quatre ans à la haine des fils d’Ermengarde, qui ne pouvaient souffrir la présence d’un frère né dans la vieillesse de leur père, lorsque eux-mêmes avaient âge d’hommes : il faut reconnaître que l’injustice a été du côté de ces princes ; tous les malheurs de Louis le Débonnaire sont venus de cette seconde alliance ; mais lors même qu’il ne l’eût pas contractée, l’ambition de ses fils aurait-elle respecté l’autorité paternelle ?

Comme toutes les femmes placées dans une position fausse, Judith, entre les fils d’un premier lit, et les droits du fils qu’elle avait donné à son époux, ne peut être jugée avec impartialité. Nithard, qui descendait de Charlemagne par sa mère Berthe, femme du comte Engilbert ; l’Astronome, qui vivait auprès de Louis le Débonnaire, ne donnent aucune idée désavantageuse sur cette princesse. Ils traitent de calomnies les bruits injurieux que ses ennemis répandirent sur sa conduite ; ils parlent d’elle avec respect, plaignent ses malheurs, la nomment souvent auguste impératrice ; arrêtons-nous à leur témoignage, c’est tout ce que nous pouvons dans l’obscurité d’un temps où les premiers documents manquent à la discussion.

Judith eut deux enfants de Louis Ier : Gisèle, née entre 819 et 822 ; Charles, né en 823, qui devint roi des Francs puis empereur d’Occident, sous le nom de Charles II le Chauve.

Copyright © LA FRANCE PITTORESQUE
Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

Imprimer cet article

LA FRANCE PITTORESQUE