LA FRANCE PITTORESQUE
Clotilde
(née en 475, morte en 545)
(Épouse Clovis Ier (roi des Francs) en 493)
Publié le lundi 11 octobre 2010, par LA RÉDACTION
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Clotilde était jeune et belle ; la pureté de sa foi l’avait mise en renom parmi les populations chrétiennes de la Gaule. Cependant sa vie s’écoulait dans les larmes ; car elle et sa sœur Chrona restaient seules de toute leur famille, et là où elles avaient vu régner leur père elles étaient prisonnières. Les exercices pieux étaient la seule consolation qui leur fût laissée : Chrona avait pris le voile des vierges consacrées à Dieu ; Clotilde se livrait au soin des pauvres, heureuse de n’être pas persécutée dans sa foi ; car elle était catholique, et Gondebaud, son oncle, était arien.

Sainte Clotilde. Sculpture de Jean-Baptiste-Jules Klagmann (Jardin du Luwembourg, Paris)

Sainte Clotilde. Sculpture de
Jean-Baptiste-Jules Klagmann
(Jardin du Luwembourg, Paris)

A la mort de Gondeuch, troisième roi des Burgondes, les fils de ce roi s’étaient partagé son héritage. Chilpéric et Godomar avaient eu les cités de Vienne et de Valence, Godégisile régnait sur Genève, et Gondebaud sur Dijon ; mais Gondebaud voulait tout posséder. Peu de temps après le partage, tandis que Chilpéric et Godomar se livraient à la joie des festins qu’ils se donnaient mutuellement à Vienne, Gondebaud les surprit avec ses burgondes. Chilpéric fut saisi le premier, il eut la tête coupée ; sa femme fut noyée dans l’Isère ; ses enfants, massacrés. Godomar qui avait eu le temps de se réfugier dans la tour de Vienne s’y défendait en désespéré ; Gondebaud fit mettre le feu à la tour ; toute la famille de Godomar périt dans les flammes. Gondebaud ne laissa survivre à ce massacre de ses frères et de ses neveux que les deux filles de Chilpéric, que, selon la coutume des rois barbares, il fit élever sous ses yeux.

Clotilde, nourrie dans le palais de son oncle, avait conservé dans toute sa vivacité le souvenir des scènes d’horreur dont son enfance avait été témoin. Son inimitié se fortifiait de la différence de religion et de la terreur qu’inspiraient aux catholiques les progrès de l’arianisme dans les Gaules. C’est dans de telles dispositions que vivait Clotilde, prisonnière, mais élevée comme la fille d’un roi, et libre à certains égards, car elle pouvait distribuer régulièrement des aumônes, et on ne la cachait point aux yeux des étrangers.

Gondebaud ayant reçu une ambassade de Clovis, Clotilde fut remarquée des députés. Ils rendirent témoignage au roi franc de la beauté de la jeune Clotilde, de la sagesse et de l’intelligence qui paraissaient en elle, et lui apprirent qu’elle était de sang royal. Toutes ces choses s’alliaient merveilleusement aux idées du roi, qui s’annonçait comme le fondateur de la puissance des Francs, et qui voulait la faire dominer dans la Gaule sur la puissance des autres nations barbares. Clotilde était catholique, et, comme telle, elle devait être aimée des populations gauloises que Clovis venait de soumettre. Les évêques, dont le roi désirait se concilier les suffrages, ne pouvaient voir cette alliance qu’avec plaisir.

Le moine moine Aimoin écrivait en l’an 1000 que le gaulois Aurélien, de race sénatoriale, chrétien de mœurs polies, fut chargé d’obtenir le double consentement de Clotilde et de Gondebaud. Il s’adressa d’abord à Clotilde. A l’heure où elle distribuait des aumônes à la porte intérieure du palais, elle remarqua un mendiant qui, s’étant approché d’elle, baisa le bas de sa robe, et la tira légèrement en lui disant à voix basse « Maîtresse, j’ai à vous parler. - Parle, dit Clotilde en s’inclinant. - Le roi Clovis désire vous épouser, et m’envoie ici pour demander votre consentement. En témoignage de la vérité de ma mission, voici l’anneau du roi. - Donne, répondit Clotilde ; dis à ton maître qu’il me fasse promptement demander à Gondebaud, et je serai sa femme. »

La basterne vide, abandonnée par Clotilde

La basterne vide, abandonnée par Clotilde

En retour de l’anneau, Clotilde donna à l’ambassadeur une pièce de monnaie. Aurélien, sans perdre de temps, alla à Genève trouver Gondebaud, qui, surpris et mécontent, mais n’osant irriter Clovis par son refus, dit à Aurélien : « Ma nièce consentira-t-elle à ce que tu demandes ? - Elle est prévenue, et elle y consent ; si tu consens aussi, je la mènerai au roi. - Mène-la, répondit Gondebaud tout à fait désappointé. » Aurélien retourna vers Clotilde. Des chars furent chargés des trésors qui formaient la dot.

Mais à peine Clotilde était-elle en route, qu’elle fut avertie que Gondebaud faisait courir à sa poursuite ; aussitôt elle quitte sa lourde basterne (char couvert qui était ordinairement tiré par des bœufs) et monte à cheval ; en peu de temps, elle a franchi les limites qui la mettent à l’abri des émissaires de son oncle. Aridius, qui avait conseillé au roi des burgondes de retirer malencontreusement son consentement après l’avoir donné, ne put saisir et rapporter au palais que les trésors de Clotilde, affirme Aimoin.

Le récit de Grégoire de Tours est plus simple. Selon lui, Clovis envoyant souvent des députés en Bourgogne, ceux-ci virent Clotilde. Témoins de sa beauté et de sa sagesse, et ayant appris qu’elle était du sang royal, ils dirent ces choses au roi Clovis. Celui-ci envoya aussitôt des députés à Gondebaud pour la lui demander en mariage. Gondebaud, craignant de le refuser, la remit entre les mains des députés, qui, recevant la jeune fille, se hâtèrent de la mener au roi. Clovis, transporté de joie à sa vue, en fit sa femme.

Signalons que les torts de Gondebaud, l’exil de Clotilde, la rancune qu’elle lui garde, sont, comme les négociations et les aventures d’Aurélien, du domaine de la poésie épique. On ne saurait les accepter pour le seul motif qu’ils présentent quelque vraisemblance (voir avertissement). L’histoire, d’ailleurs, vient ici à l’aide de la critique, en opposant un démenti formel à la tradition contestée. Il ressort en effet que ni Chilpéric, père de Clotilde, ni sa femme n’ont péri victimes de Gondebaud, et que par conséquent Clotilde n’avait aucune vengeance à tirer de son oncle. Non seulement aucun écrivain contemporain ne connaît ce prétendu meurtre, mais le témoignage de saint Avitus de Vienne, qui écrivit une lettre à Gondebaud, l’exclut formellement.

Le mariage se fit à Soissons en 493, et dès lors Clotilde ne cessa d’offrir ses prières à Dieu pour que son mari devînt chrétien. « Les dieux que vous adorez ne sont rien, répétait-elle souvent au roi ; car ils sont de pierre, de bois ou de métal ; les noms que vous leur avez donnés ne sont que des noms d’hommes et non de dieux ; ils possèdent plutôt la magie que la puissance divine, et ils sont souillés de vices à l’exemple de Jupiter même, qui avait épousé sa propre sœur, puisque Junon disait : Je suis la sœur et la femme de Jupiter. Le Dieu qu’on doit adorer est celui qui, par sa parole, a tiré du néant le ciel, la terre, la mer, et toutes les choses qui y sont contenues ; qui a fait briller le soleil, et qui a semé le ciel d’étoiles ; qui a rempli les eaux de poissons et les airs d’oiseaux ; à l’ordre duquel la terre se couvre de plantes, les arbres de fruits et les vignes de raisins ; qui a donné enfin à l’homme, son image, toutes les créatures pour lui obéir et pour le servir. »

Mais Clovis répondait : « C’est par l’ordre de nos dieux que toutes choses ont été créées et produites ; il est clair que votre Dieu ne peut rien ; bien plus, loin d’être Dieu, il est prouvé qu’il n’est pas même de la race des dieux. » Pour complaire à Clotilde, Clovis consentit cependant à laisser baptiser un fils qu’elle lui donna. La reine présenta elle-même au baptême son enfant premier-né ; pour que la majesté de la pompe religieuse touchât le roi, elle eut soin de faire orner l’église de voiles et de tapisseries ; mais dans la semaine même l’enfant tomba malade et mourut. « Si cet enfant avait été consacré au nom de mes dieux, dit Clovis, il serait vivant ; mais comme il a été baptisé au nom de votre Dieu, il n’a pu vivre. »

La reine ne se troubla pas ; elle répondit : « Je rends grâces au puissant créateur de toutes choses, de ce qu’il a ne m’a pas jugée indigne de voir associer à son royaume l’enfant né de mon sein ; car je sais que les enfants que Dieu retire du monde pendant qu’ils sont encore dans les aubes [vêtus de blancs], sont nourris de sa vue. » La colère de Clovis se calma peu à peu, et peu à peu aussi l’influence de Clotilde s’accrut ; la supériorité de son intelligence, nourrie par les méditations et les instructions religieuses, l’avaient rendue assez maîtresse du cœur de son époux pour que les chrétiens qui l’entouraient espérassent voir triompher sa persévérance.

Cet ascendant se manifesta à la naissance d’un second enfant ; car le roi céda aux nouvelles instances de la reine, et permit que celui-ci fût aussi baptisé. Mais l’enfant tomba encore malade après la cérémonie du baptême, et Clovis entra de nouveau en fureur. « Que peut-il lui arriver, sinon ce qui est arrivé à son frère, répétait-il, c’est-à-dire qu’il meure après avoir été baptisé au nom de votre Christ ? » Clodomir ne mourut pas ; le Seigneur accorda la santé de l’enfant aux prières de la mère.

Vœu de Clovis à la bataille de Tolbiac. Fragment d'une peinture de Paul-Joseph Blanc

Vœu de Clovis à la bataille de Tolbiac.
Fragment d’une peinture
de Paul-Joseph Blanc

Cependant un peuple que Grégoire de Tours nomme les Allemands (ce nom est resté à toutes les nations de Germanie), peuple voisin des sources de l’Elbe et des Francs saliens, passa le Rhin au-dessous de Cologne et envahit la plaine. Clovis courut avec ses Francs à leur rencontre, et les arrêta à Zulpich (Tolbiac) près de Cologne. Là, dans un combat où l’avantage tournait en faveur de l’ennemi, le roi se souvint tout à coup du Dieu de Clotilde, et, debout, en présence de son armée, les mains élevées vers le ciel, il s’écria à haute voix : « Jésus-Christ, que Clotilde affirme être le fils du Dieu vivant, qui, dit-on, donnes du secours à qui espèrent en toi, si tu m’accordes la victoire, et que je fasse l’épreuve de cette puissance dont le peuple consacré à ton nom dit avoir relu tant de témoignages, je croirai en toi et me ferai baptiser en ton nom, car j’ai invoqué mes dieux, et ils ont éloigné de moi leurs secours ; je t’invoque donc, et je désire croire en toi ; fais seulement que j’échappe à mes ennemis ».

A peine Clovis achevait cette prière, il voit les Allemands courir comme des gens en déroute : leur roi venait d’être frappé d’un trait mortel. Clovis vole à leur poursuite ; les ennemis se retournent et se rendent au roi des Francs. « Nous te supplions de ne pas faire périr notre peuple, disent-ils ; nous sommes à toi. » Clovis reçut la soumission des Allemands, et, revenant en paix dans son royaume, son premier soin fut de raconter à la reine comment il avait obtenu la victoire en invoquant le nom du Christ.

Dans sa joie, Clotilde s’adressa à saint Remi, évêque de Reims, et le pria de parler fortement au roi, afin de faire pénétrer dans son cœur les paroles du saint Évangile. « Très-saint Père, dit Clovis, je t’écouterai volontiers ; mais il reste une chose, c’est que le peuple qui m’obéit ne veut pas quitter ses dieux ; j’irai à eux et je leur parlerai d’après tes paroles. » Lorsque le roi eut assemblé ses sujets, tous le saluèrent de leurs acclamations, et, avant même qu’il eût parlé, s’écrièrent d’une voix unanime : « Pieux roi, nous rejetons les dieux mortels et nous sommes prêts à obéir au Dieu immortel que prêche saint Remi ».

Baptême de Clovis, le 25 dédembre 496 (ou 498, ou 499)

Baptême de Clovis, le
25 dédembre 496 (ou 498, ou 499)

L’évêque alors hâte les instructions et prépare tout pour le baptême. Par son ordre on couvre de tapisseries le portique intérieur de l’église, on pare les fonts baptismaux ; on brûle des parfums ; les cierges brillent de clarté ; les rues sont décorées, on effeuille des fleurs sur le pavé, et des voiles de couleur sont jetés d’une maison à l’autre. L’affluence était prodigieuse. L’évêque, en habits pontificaux, marchant à côté du roi, l’appelait son fils, et le roi barbare disait à l’évêque : « Mon père, est-ce là le royaume où tu as promis de me conduire ? - Non, mon fils, ce n’est que le chemin. »

La reine suivait la pompe pieuse ; le peuple venait après elle. Les sœurs du roi étaient présentes. Lorsque la cérémonie commença, et que le roi inclina la tête sur les fonts baptismaux : « Sicambre, lui dit Remi, abaisse humblement ton cou : adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ! » Clovis baptisé reçut comme roi l’onction du saint chrême : trois mille hommes de son armée se firent baptiser ; les deux sœurs du roi se sentirent aussi touchées : Lantéchilde, qui était arienne, abjura ; Alboflède, encore païenne, se convertit ; saint Remi les baptisa toutes les deux le même jour. Quelque temps après, Alboflède étant morte, et le roi témoignant une grande douleur de sa perte, le saint évêque lui écrivit : « Seigneur, je m’afflige de votre tristesse ; mais votre sœur Alboflède est aujourd’hui plus digne d’envie que de pleurs. »

Clotilde dut jouir de son ouvrage, car depuis lors Clovis protégea en toute occasion la religion chrétienne. Par ses victoires et par sa politique il affermit le pouvoir des Francs, ruina celui des Bourguignons et des Visigoths, et amena la destruction de l’arianisme. Sa religion était sincère, mais mal éclairée. Un jour, pendant une guerre contre Alaric, il avait défendu de ravager les terres dépendantes de l’église et du tombeau de saint Martin ; la formule de la défense portait l’ordre de ne rien prendre, « sinon de l’herbe et de l’eau ». Un soldat coupe la valeur d’une botte de foin dans un pré et la donne à ses chevaux : « Ceci est de l’herbe, dit-il. » Dès que Clovis est averti de cette infraction à ses ordres, il ordonne la mort du soldat en disant : « Si nous offensons saint Martin, qui nous défendra ?... » Une autre fois, comme saint Remi lisait la Passion, il s’écria : « Que n’étais-je là avec mes Francs ! »

Mais pour satisfaire son ambition, il ne recula jamais devant un meurtre ou une perfidie. C’est ainsi qu’il fit périr un à un tous les rois francs dont il convoitait les états. Sa politique savait merveilleusement se couvrir du prétexte de la religion. S’il veut conquérir le midi de la Gaule gouvernée par les Visigoths : « Je ne puis souffrir, dit-il, que ces ariens possèdent la meilleure part des Gaules. Marchons, avec l’aide de Dieu, et, après les avoir vaincus, réduisons le pays en notre pouvoir. »

Il est vrai que Clovis obéissait au vœu des Gaulois en étendant sa domination. « Beaucoup de gens dans toutes les Gaules, dit Grégoire de Tours, désiraient alors extrêmement être soumis à la domination des Francs. » La fin de cette lutte fut le succès de Clovis à la bataille de Vouillé, succès qui porta un coup terrible et décisif à l’autorité des Goths dans la Gaule ; ainsi, Clotiilde vit de toutes parts triompher la vraie religion qu’elle avait eu le bonheur de faire asseoir sur le trône de son époux.

Quand Clovis mourut, la Bourgogne était affaiblie, toutes les villes chrétiennes des Gaules étaient soumises aux Francs ; la majeure partie du royaume des Visigoths était conquise ; des lois empruntées aux Burgondes (la fameuse loi gombette, attribuée à Gombaud, successeur de Gundicar), aux Saliens et aux Gaulois, établissaient les droits des Francs et ceux des Gaulois : ces lois prouvent que, malgré son respect pour la religion des vaincus, qu’il avait embrassée, Clovis mettait une grande différence dans la manière dont il entendait que fussent traités les deux peuples. Clotilde, après la mort de son mari, vint à Tours, et, là, s’établissant dans la basilique de saint Martin, « elle vécut, nous dit Grégoire de Tours, pleine de vertus et de bonté et visitant rarement Paris. »

Gondebaud était mort ; Sigismond, son fils, lui avait succédé. Ce jeune prince avait renoncé à l’arianisme et édifié avec une soigneuse industrie le monastère de Saint-Maurice, dans la belle vallée de Sion, au pied du Saint-Bernard. Il était sincère dans sa piété, et cependant il se rendit coupable d’un crime, et d’un de ces crimes qu’une longue vie de douleur ne peut expier. La seconde femme de Sigismond n’avait jamais pu souffrir l’affection de son mari pour le fils d’une première épouse, qui était fille du grand Théodoric, roi des Goths. Un jour que la nouvelle reine paraissait en public parée des vêtements de la fille de Théodoric, Sigeric, les reconnaissant, s’écria : « Femme ! tu n’es pas digne de porter sur tes épaules ces habits que l’on sait avoir appartenu à la reine, ma mère, ta maîtresse. »

Depuis lors la marâtre avait juré la perte du jeune homme. « Ce méchant, disait-elle à Sigismond, ce méchant aspire à posséder ton royaume, et, quand il t’aura tué, il compte l’étendre en Italie, pour régner à la fois sur celui de Théodoric, son aïeul, et sur celui-ci. Il sait bien que tant que tu vivras il ne peut accomplir ce dessein, et que si tu ne tombes il ne peut s’élever. »

Sigismond, troublé par ces accusations réitérées, finit par y ajouter foi. Un jour, voyant son fils appesanti par les fumées du vin, il l’engage à dormir, et, pendant ce sommeil, il le fait étrangler sous ses yeux... Mais à peine le crime est-il commis que les sentiments paternels se réveillent dans le cœur de Sigismond ; comme il ne cessait de pleurer, un vieillard lui dit : « Pleure désormais sur toi, qui, par de perfides conseils, es devenu un détestable parricide ; car pour celui que tu as fait périr innocent, il n’a pas besoin qu’on le pleure. »

Rien ne réussit au roi depuis ce malheur, rien ne put lui plaire ; la vie lui était devenue odieuse : il se souvint du monastère de Saint-Maurice, et espéra que Dieu lui serait favorable dans ce lieu qu’il s’était plu à dédier à la piété. Il s’y rendit, y passa de longs jours dans le jeûne et dans les larmes ; mais ces expiations ne calmèrent pas sa douleur. Il ordonna qu’on fondât dans cette église un chant perpétuel, avec des prières pour son fils et pour lui ; et il quitta Saint-Maurice sans avoir été consolé.

Pierres tombales de Clovis et de sainte Clotilde

Pierres tombales de Clovis
et de sainte Clotilde

Cependant le bruit de ce meurtre avait eu un grand retentissement dans les royaumes des Francs. Il réveilla les anciens ressentiments de Clotilde contre toute la maison de Bourgogne. Elle fit venir ses enfants, et, s’adressant surtout à Clodomir l’aîné, elle dit : « Vous voyez, mes fils, les crimes qui se multiplient dans la postérité de Gondebaud ; les fils marchent sur les errements du père. Que je n’aie pas à me repentir, mes très chers enfants, de vous avoir nourris avec tendresse ; soyez, je vous prie, indignés de mon injure, et mettez vos soins à venger la mort de mon père et de ma mère. »

Gondemar et Sigismond virent la Bourgogne envahie ; Gondemar vaincu prit la fuite ; Sigismond, qui cherchait à gagner par les montagnes de la Savoie la vallée de Sion et le monastère de Saint-Maurice, fut pris par Clodomir avec sa femme et ses enfants, et emmené à Orléans. Cependant l’éloignement des ennemis ayant opéré un effet salutaire en Bourgogne, Gondemar reprit courage, et reconquit le territoire que les Francs venaient de lui enlever. Clodomir se prépara de nouveau à marcher contre lui ; mais avant de partir il médita la mort des prisonniers qu’il avait entre les mains.

Avitus, abbé de Saint-Mesmin, l’en détournait par de pieuses instances : « Si, dans la crainte de Dieu, tu te ranges à de meilleurs conseils, répétait le saint homme, et si tu ne souffres pas qu’on tue ces gens-là, Dieu sera avec toi, et là où tu vas tu seras victorieux ; mais si tu les fais périr, tu périras de même, livré entre les mains de tes ennemis, et il en sera fait de ta femme et de tes fils comme tu auras ordonné de la femme et des enfants de Sigismond. - Il est d’un insensé, répliqua le roi, de marcher contre un ennemi en en laissant un autre derrière soi. » Et il donna l’ordre de précipiter dans un puits non seulement Sigismond, mais encore la femme et les fils de ce malheureux roi. L’horreur de la mort de Sigismond fit absoudre ce malheureux prince de son crime. Les peuples plaignirent sa mémoire ; le puits où sa famille fut ensevelie avec lui près de Coulmiers, à la porte d’Orléans, porta longtemps le nom de Puits de Sigismond.

Cependant la parole d’Avitus devait recevoir un accomplissement littéral. Clodomir, le fils chéri de Clotilde, courait à sa perte. Uni à Théodoric, roi des Goths, dont il rejoignit l’armée à Viserence, sur le territoire de la cité de Vienne, il attaqua Gondemar. D’abord la victoire se décida pour lui ; mais, tandis qu’il s’acharnait à la poursuite de son ennemi, la rapidité de sa course le sépara de ses Francs ; comme il cherchait à les rejoindre, il aperçut des guerriers qui lui criaient : « A nous ! viens par ici, nous sommes des tiens ! » Clodomir court : c’était un corps de Burgondes qui l’avaient trompé par un faux signal. Il est tué, sa tête est portée en triomphe. Ses guerriers vengent sa mort, mais la conquête de la Bourgogne est retardée.

Clotaire épousa sans délai la veuve de Clodomir : elle se nommait Gontheuque (ou Gondioque, ou Godinque). Les jours tristes venaient de commencer pour Clotilde : elle avait toujours aimé d’un amour de préférence son fils Clodomir, et « les jours de deuil finis, nous dit Grégoire de Tours, elle prit et garda avec elle ses trois petits-fils qu’elle éleva à Paris dans les États et sous les yeux de leur oncle Childebert. »

Elle ne voyait dans sa famille aucun sujet de consolation. D’une part ses fils se faisaient la guerre, de l’autre elle avait marié sa fille Clotilde à Amalaric, roi des Visigoths, qui ne cessa de persécuter sa femme à cause de sa fidélité au culte catholique. Quand la fille des Francs se rendait à l’église, elle était insultée publiquement par l’ordre du roi, recevait de la boue et des immondices ; à son retour au palais, si elle se plaignait, le roi la frappait de sa propre main. Dans une expédition que Childebert fit en Auvergne, Clotilde lui apprit ses malheurs en lui envoyant un mouchoir teint de son sang.

Il rencontra près de Narbonne les armées d’Amalaric, les défit, força le roi des Goths à fuir jusqu’à Barcelone, et emmena sa sœur ; cette princesse se réjouissait de la pensée de revoir son pays natal, et de se consoler auprès de sa mère des maux qu’elle avait soufferts ; celte consolation ne lui fut pas accordée, elle mourut pendant la route. Childebert revenait de cette expédition ; sa sœur était morte entre ses bras ; il venait de déposer ses restes avec une grande solennité dans la basilique de Sainte-Geneviève, à côté de ceux de Clovis ; il avait vu les larmes de sa mère, et il méditait un crime.

Toute l’affection que Clotilde avait eue pour Clodomir semblait se reporter sur les trois enfants de ce roi, Gontaire, Chlodoaire, Chlodoald. Childebert voyant les enfants grandir, craignait que la faveur de la reine ne leur donnât plus tard une part au royaume, et qu’ils ne vinssent à réclamer les droits de leur père, et il adressa ce message secret à Clotaire : « Notre mère garde avec elle les fils de notre frère, et veut leur donner le royaume : viens promptement à Paris, et, tous deux réunis en conseil, nous déterminerons ce qu’il convient de faire d’eux, savoir : si on leur coupera les cheveux comme au reste du peuple, ou si, les ayant tués, nous partagerons également entre nous le royaume de notre frère. »

Fort réjoui de ces paroles, Clotaire ne perdit pas un moment pour venir rejoindre son frère à Paris, et les deux rois envoyèrent à Clotilde un messager porteur de ces paroles : « Reine, envoie-nous les enfants, afin que nous les élevions sur le trône. » Clotilde embrassa ses petits-fils, les para de riches habits, et, après les avoir fait boire et manger une dernière fois dans sa demeure, elle les remit à l’envoyé : « Allez, mes enfants, leur dit-elle, je croirai n’avoir pas perdu votre père, si je vous vois succéder à son royaume. »

Meurtre des enfants de Clodomir

Meurtre des enfants de Clodomir

Le trajet était court d’une maison royale à l’autre ; quand les enfants sont arrivés au palais de Childebert, au lieu de les mener à leurs oncles, on les sépare de ceux qui les avaient amenés : on enferme les enfants d’un côté, les gouverneurs de l’autre, et pendant que les petits princes attendaient dans l’anxiété et que Clotilde se réjouissait, cette malheureuse mère vit tout à coup entrer chez elle Arcadius, une épée nue dans une main et des ciseaux dans l’autre. Se tenant debout devant Clotilde, il lui dit : « Tes fils, nos seigneurs, ô très glorieuse reine, attendent que tu leur fasses savoir ta volonté. Comment veux-tu qu’on traite tes enfants ? Ordonne qu’ils vivent les cheveux coupés, ou qu’ils soient égorgés. - Ah ! s’écria Clotilde dans sa douleur, si on ne les élève sur le trône, j’aime mieux les voir morts que tondus ! » A ce propos, peut-on raisonnablement croire que des princes dévorés d’ambition aient fait dépendre la vie de leurs neveux de la réponse d’une mère qui n’avait pas le droit de prononcer dans une circonstance aussi importante ?

L’envoyé courut reporter cette réponse aux princes : « Vous pouvez, leur dit-il, achever ce que vous avez commencé ; la reine votre mère approuve votre projet. » Les deux oncles font ouvrir la prison ; Clotaire, prenant l’aîné des enfants par le bras, le jette à terre, et lui enfonce un couteau sous l’aisselle. Le second court à Childebert : « O mon père, mon très bon père ! secours-moi, lui crie-t-il ; ne me laisse pas tuer comme mon frère », et il tenait embrassés les genoux de son oncle. Childebert se sentit ému, des larmes coulèrent sur ses joues : « Je te prie, mon frère, dit-il, accorde-moi la vie de celui-ci. - Quoi s’écria Clotaire, c’est toi qui m’as poussé à cette affaire, et tu es si prompt à reprendre ta foi !... repousse l’enfant loin de toi, ou tu mourras certainement à sa place ! »

Le courage de Childebert n’alla pas plus loin ; il se dégagea de l’enfant, le poussa vers Clotaire, qui le reçut, et l’étreignant de ses rudes mains, le rendit immobile, dit Grégoire de Tours, et le tua comme son frère. Les deux frères cherchèrent le troisième fils de Clodomir : il avait disparu ; un fidèle serviteur l’avait enlevé par une fenêtre, et l’avait caché dans un monastère. Les rois firent mettre à mort les gouverneurs. « Ensuite, comme s’ils n’avaient rien fait, continue la chronique, ils montèrent à cheval et parcoururent les faubourgs. » Clotilde, tout en larmes, recueillit les deux petits corps, et les ayant embrassés, elle les fit poser sur un brancard et les conduisit, avec beaucoup de chants pieux et une immense douleur, à l’église de Saint-Pierre, où le clergé les enterra à côté l’un de l’autre avec le même deuil et les mêmes cérémonies. L’un avait dix ans et l’autre sept. Les deux rois se partagèrent ensuite le royaume de Clodomir.

Après un si grand malheur, Clotilde vécut plus que jamais dans la retraite ; elle déploya, dit Grégoire de Tours, « tant et de si grandes vertus, qu’elle se fit honorer de tous. » On la vit, assidue à l’aumône, traverser les nuits de ses veilles, et demeurer pure par sa fidélité à toutes les choses honnêtes ; elle ornait les temples, veillait avec largesse au soin des monastères et des églises : le peuple la révérait moins comme une reine que comme une servante de Dieu.

Sainte Clotilde assidue à l'aumône

Sainte Clotilde
assidue à l’aumône

Elle ne chercha point à punir sur ses fils le meurtre des enfants de Clodomir. Elle tenta plusieurs fois d’apaiser leurs querelles. On nous raconte que Théodebert, fils de Théodoric, s’étant uni contre Clotaire avec son oncle Childebert, la reine, pour obtenir leur réconciliation, passa toute une nuit prosternée en oraison sur le tombeau de saint Martin ; le lendemain un orage effroyable éclata sur le camp de Childebert. Les rois y virent un avertissement du ciel ; ils envoyèrent des messagers à Clotaire en lui faisant demander de vivre en paix et en union. La réconciliation faite, ils retournèrent chez eux, et personne, dit le pieux évêque de Tours, ne put douter que cette bienheureuse pacification ne fût due à l’intercession de la reine.

Clotilde mourut à Tours, en 545, sous le pontificat de l’évêque Injuriosus. Ses fils la firent transporter à Paris, afin qu’elle pût y être inhumée à côté de Clovis dans la basilique de Saint-Pierre, où reposaient déjà les restes de sainte Geneviève. Les cantiques sacrés chantés par des chœurs nombreux et répétés par une grande affluence de peuple, de guerriers, de pauvres et de simples femmes, attestaient le respect que les contemporains de Clotilde portaient à son caractère et à ses vertus.

Clotilde fut mère de cinq enfants dont Ingomer en 494, mort dans les aubes du baptême, et Clotilde (née en 500 et morte en 531) qui épousa en 517 Amalaric le roi des Visigoths. Les trois autres régnèrent après la mort de leur père : Clodomir (né en 495 et mort en 524) sur le royaume d’Orléans, Childebert (né vers 497 et mort en 558) sur le royaume de Paris sous le nom de Childebert Ier, Clotaire (né en 497 et mort en 561) sur le royaume de Soissons, puis sur les Francs, sous le nom de Clotaire Ier.

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