LA FRANCE PITTORESQUE
Basine
(née en 445, morte en 491)
(Épouse Childéric Ier (roi des Francs Saliens) en 463)
Publié le dimanche 31 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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Dans leurs récits respectifs, Grégoire de Tours, Frédégaire et l’auteur du Liber Historiae (qui écrit au VIIIe siècle en s’appuyant sur les récits de Grégoire de Tours) affirment que Childéric Ier trouva l’hospitalité chez Basin, roi des Thuringiens, et chez sa femme Basine. Pendant cet exil de huit années, les Francs avaient à l’unanimité pris pour chef Aegidius, le général romain. Au bout de ce laps de temps, le fidèle de Childéric, Wiomad, étant parvenu à réconcilier en secret le peuple avec le souvenir de son roi, envoya à celui-ci le signe convenu : Childéric revint, et fut bien accueilli par les Francs, qui le remirent à leur tête.

L’histoire poétique se poursuit en mentionnant qu’à peine revenu à Tournai, sa capitale, Childéric y vit arriver Basine qui avait abandonné son mari. Lui demandant avec curiosité pourquoi elle était venue vers lui d’un pays si éloigné, elle lui répondit : « J’ai connu tes mérites et ton grand courage, et c’est pour cela que je suis venue, car il faut que tu saches que s’il y avait eu, dans les pays d’outre-mer, un homme plus capable et plus brave que toi, c’est lui que j’aurais désiré connaître. » La légende fait état d’un Childéric joyeux faisant de Basine sa femme qui lui donna un fils appelé Clovis, qui fut « un grand et puissant guerrier ».

Basine et Childéric

Basine et Childéric

Or ce récit porte sur lui la marque manifeste de sa provenance populaire, quand même le respondisse fertur, par lequel Grégoire de Tours introduit la repartie de Basine, n’en serait pas la preuve explicite. La parenté toute poétique créée entre le nom de Basin et celui de sa femme suffit à elle seule pour attester que nous nous trouvons ici sur le terrain de la fiction, et non sur celui de l’histoire. Basine est le prototype de ces femmes amoureuses qui, dans les chansons de Geste, vont se jeter sans façon dans les bras des héros étrangers qu’elles aiment, en leur offrant leur amour avec plus de franchise que de dignité.

Il faut noter de plus, dans le récit de Grégoire, une contradiction bien significative. Childéric a été pendant huit ans l’hôte de Basine ; or, en la voyant reparaître, il lui adresse la parole comme s’il ne se doutait pas de ce qui l’amène, presque comme s’il ne la connaissait pas. Et elle-même lui répond comme si elle le voyait pour la première fois, et que jusqu’alors elle ne l’eût connu que par la renommée. Bien plus, il se réjouit du compliment qu’elle lui fait, et il la prend pour femme, sans qu’il soit seulement question entre eux de Basin ni de leurs relations antérieures.

Est-ce -bien ainsi que devait se passer la scène où se revoyaient deux personnages qui, dans tous les cas, étaient l’un pour l’autre de vieilles connaissances, et qui s’apprêtaient à trahir, elle son époux, lui, son ami ? Évidemment non, et l’on peut dire sans exagération que le dialogue de Childéric et de Basine contredit le récit de Grégoire. Cette contradiction arrive à son comble dans les récits de Roricon et d’Aimoin (965-1010), qui, d’une part, amplifient sur Grégoire et Frédégaire en parlant des relations adultères que Childéric aurait eues avec Basine à la cour de Thuringe, et qui, de l’autre, montrent Childéric fort étonné de la visite de cette reine, et celle-ci parlant comme si elle ne l’avait jamais vu.

Cependant il exista bien un roi des Thuringiens portant le nom de Basin. Par ailleurs, il est difficile de contester le nom de Basine donné par la tradition à la mère de Clovis. A l’époque où cette tradition reçut sa forme actuelle, c’est-à-dire du vivant de Clovis ou peu après sa mort, ce nom n’était pas oublié, et il n’est pas admissible qu’on en ait imaginé un autre que celui que fournissait la réalité. Ajoutons que le vocable de Basine reparaît encore dans la famille mérovingienne : nous le trouvons porté par une fille du roi Chilpéric, religieuse à Poitiers, et il y a là tout au moins une présomption en faveur de son emploi antérieur parmi les ascendants de cette princesse. L’épouse de Childéric et mère de Clovis s’est réellement appelée Basine, tout comme le roi des Thuringiens a porté réellement le nom de Basin.

Mais, s’il est certain que les populations franques du VIe siècle ont connu en même temps le roi Basin et la reine Basine, l’origine de la légende des amours de Childéric ne présente plus aucune difficulté. Fidèle à son procédé instinctif, l’imagination populaire aura rapproché les deux personnages qui portaient le même nom, le lien étymologique entre les noms étant pour elle la marque du lien qui reliait les personnes. Basine n’était et ne pouvait être, de par la loi de l’imagination épique, que la femme de Basin. Cette supposition naïve, qui se présentait d’elle-même à l’esprit populaire, il l’a accueillie sans défiance et sans arrière-pensée, et il a subi la tyrannie des noms sans même se rendre compte de son illusion.

Comment Basine devint la femme de Childéric ? Ayant entendu parler de la valeur de Childéric, elle partit de chez elle comme une nouvelle reine de Saba, et vint spontanément offrir son cœur et sa main au héros franc. Childéric, étonné d’un pareil honneur, lui en avait demandé le motif, et, avec une ingénuité toute barbare, elle lui avait fait la déclaration rapportée ci-dessus. Et lui, tout joyeux, la prit pour femme. Voilà l’histoire dans sa simplicité primitive, telle qu’elle apparaît dans le discours de Basine, et antérieurement à toute autre transformation. Il est manifeste que cette version première ne connaissait pas le séjour de Childéric en Thuringe, et ne comportait pas de relations antérieures entre lui et la reine Basine : tout consistait dans l’escapade spontanée de celle-ci. Le discours qu’elle tient au héros a quelque chose de si vif et de si pittoresque dans son archaïsme barbare, qu’il est devenu en quelque sorte le centre du récit, et la formule immuable qui donnait son prix à l’historiette.

Bien souvent, dans les traditions épiques reproduites par des chroniqueurs, ce sont les paroles du héros principal qui sont le mieux conservées sous leur forme primitive, parce qu’elles sont la mœlle de l’histoire, et que toute la signification de celle-ci peut se résumer en elles. Voilà pourquoi les paroles mises dans la bouche de Basine se sont conservées sans altération, et qu’on ne s’est pas avisé d’y toucher, même alors que les développements nouveaux de la légende ont mis, entre ces paroles et le contexte, une contradiction dont la naïveté populaire ne s’est d’ailleurs jamais aperçue.

Mais dans son état primitif la légende appelait nécessairement une nouvelle évolution : on imagina de bonne heure une explication plus dramatique de la fugue de Basine. Si elle se laisse entraîner à un pareil oubli de son devoir, c’est évidemment parce qu’elle avait pour Childéric une passion ancienne, qui pouvait atténuer le caractère répugnant de sa démarche. Et cette passion supposait forcément un séjour prolongé des deux amants dans le même endroit. C’est ainsi que l’histoire de la résidence de Childéric à la cour de Thuringe est venue se souder à celle de l’escapade de Basine, sans que les auteurs de cette contamination aient songé à remanier le discours de celle-ci pour le mettre d’accord avec la nouvelle invention.

Est-ce l’obligation de faire résider Childéric à la cour de Thuringe assez longtemps pour expliquer ses relations avec Basine, qui a donné naissance à la fable de l’exil forcé de ce roi et du soulèvement de son peuple contre lui ? Ou bien le fait de sa déposition temporaire était-il constant, et l’esprit épique s’est-il borné à le rapprocher de l’histoire de Basine pour fondre les deux récits en un seul ? L’incertitude demeure, et les rapports militaires semblant avoir existé entre le général romain et le chef barbare peuvent expliquer une partie de la légende.

En effet, si Grégoire de Tours nous montre un Childéric livrant des combats victorieux au centre de la Gaule romaine, à Orléans et à Angers notamment, si le Vita Genovefae le désigne comme maître incontesté de Paris, Childéric ne paraît pas être resté en possession d’un pouvoir si étendu. Il meurt à Tournai, refoulé jusqu’aux extrémités septentrionales du domaine conquis par Clodion, et son fils Clovis est obligé de reprendre à Syagrius toutes les provinces où son père avait commandé. Cela semble attester que les dernières années de Childéric furent assombries par des revers, et que les Romains ont, pendant un certain temps, sous Aegidius ou sous Syagrius, repris quelque avantage sur les Francs.

Ne souhaitant pas présenter ces faits humiliants sous leur vrai jour, la légende aura ainsi expliqué la fuite de Childéric par la colère des Francs, et les succès d’Aegidius par le libre choix des Francs eux-mêmes. Cette légende, en se contaminant avec celle de Basine, trouvait d’ailleurs dans celle-ci la justification de l’expulsion temporaire de Childéric : le prince devenait un séducteur de femmes ! L’esprit populaire tenait enfin, ici, un tout poétique vraiment fait pour servir de sujet à une chanson, et la chanson, sans aucun doute, n’aura pas tardé à naître.

Vision de Childéric Ier, d'après les Grandes Chroniques de France (XIVe siècle)

Vision de Childéric Ier, d’après les
Grandes Chroniques de France (XIVe siècle)

Une autre légende childéricienne se rattache à la précédente d’une manière trop intime pour pouvoir en être séparée, et pourrait être intitulée : La vision de la nuit nuptiale. La voici d’après Frédégaire. La première nuit de leurs noces, Basine dit à Childéric : « Cette nuit, nous nous abstiendrons de relations conjugales. Lève-toi en secret, et viens redire à ta servante ce que tu auras vu devant la porte du palais ». Childéric, s’étant levé, vit comme des lions, des rhinocéros et des léopards qui cheminaient dans les ténèbres. Il revint et raconta sa vision à sa femme. « Retourne voir encore, seigneur, lui dit-elle, et viens redire à ta servante ce que tu auras vu ».

Childéric obéit, et cette fois il vit circuler des bêtes comme des ours et des loups. Une troisième fois, Basine le renvoya avec le même message. Cette fois, Childéric vit des bêtes de petite taille comme des chiens et autres animaux de ce genre, qui se roulaient et s’entre-déchiraient. Il raconta tout cela à Basine, et les deux époux achevèrent la nuit dans la continence. Lorsqu’ils se levèrent le lendemain, Basine dit à son époux : « Ce que tu as vu représente des choses réelles, et en voici la signification. Il naîtra de nous un fils qui aura le courage et la force du lion. Ses fils sont représentés par le léopard et le rhinocéros ; ils auront eux-mêmes des fils qui, par la vigueur et par l’avidité, rappelleront les ours et les loups. Ceux que tu as vus en troisième lieu sont les colonnes de ce royaume, ils règneront comme des chiens sur des animaux inférieurs, et ils auront un courage en proportion. Les bêtes de petite taille que tu as vues en grand nombre se déchirer et se rouler représentent les peuples qui, ne craignant plus leurs rois, se détruisent mutuellement. » Telle fut la prophétie de Basine.

C’est sans doute aux traditions des Germains que Frédégaire emprunta cette croyance selon laquelle ce que de nouveaux mariés voient la nuit de leurs noces est la vérité. On peut en outre aisément décrypter la vision de Basine. Elle prédit d’abord un lion, qui est, dit-elle, le fils de son mariage avec Childéric : il s’agit donc de Clovis. Le léopard et le rhinocéros représentent les fils de Clovis. Les ours et les loups représentent la génération issue de ces princes : ce sont donc, tout particulièrement, outre Théodebert Ier fils de Théodoric Ier, les quatre fils de Clotaire Ier, à savoir Charibert, Chilpéric, Sigebert et Gontran. Enfin, les chiens représentent les fils de ces derniers, et notamment Childebert II, fils de Sigebert, et Clotaire II, fils de Chilpéric, les seuls qui aient régné.

La prophétie ne va pas au-delà, si ce n’est pour acter l’anarchie et le désordre qui succèdent à ces colonnes du royaume. Cette dernière expression pourrait faire croire qu’aux yeux de l’auteur de la prophétie, la sécurité du royaume dépendait d’eux, et cela est très exact en ce qui concerne l’Austrasie et la Bourgogne. En effet, après la mort de Childebert II (595), ces deux pays ne connurent que des jours sombres sous la régence despotique et mal respectée de Brunehaut.

Vision de Childéric Ier

Vision de Childéric Ier

Cette interprétation écarte l’opinion assez répandue qui voudrait voir, dans notre légende, une espèce de satire contre la dynastie mérovingienne. Il n’en est rien. Sans doute, la vision établit une gradation entre les diverses générations de princes issus de Clovis, mais cette gradation correspond à la réalité des faits, et n’a aucune portée satirique. Au contraire, les derniers Mérovingiens sont présentés comme les colonnes du royaume, et leur disparition a pour conséquence l’anarchie. Il suit de là que la sinistre fiction doit être née, soit en Bourgogne, soit en Austrasie, dans les dernières années du VIe siècle ou dans les premières du Vlle.

Cette légende est sans doute d’origine littéraire et non populaire, et appartient à cette littérature sibylline qui nous a donné également la prophétie relative à Brunehaut. Si Frédégaire l’avait puisée à même la source orale, il nous en aurait donné la suite jusqu’à son temps ou du moins jusqu’à sa génération. Quant à supposer qu’elle a pu exister d’abord sous une forme plus brève, et ne viser que les premières générations des rois francs, si bien que Grégoire de Tours l’aurait peut-être connue, c’est une hypothèse semblant dénuée de vraisemblance. Toute l’histoire, en effet, converge vers le tableau final, c’est-à-dire l’état lamentable du pays sous la minorité des petits-fils de Brunehaut : c’est ce tableau qui a engendré le reste, et la vision prophétique de Basine n’est imaginée que pour l’encadrer.

C’est cette vision qui donne à la narration son caractère et son originalité. Si on en fait honneur à la reine Basine, de préférence à toute autre, c’est parce qu’il a fallu faire remonter la prophétie le plus haut possible pour augmenter sa portée, et que Basine est la plus ancienne reine dont les Francs aient gardé le souvenir. Rappelons que, chez les Germains, le don de prédire l’avenir était un attribut spécial du sexe féminin.

Ces récits merveilleux sont tout ce que les chroniques racontent ; elles ne nous apprennent pas si Basine a porté seule le titre de reine, et si Alboflède, Antoflède(ou Audoflède) morte en 534, et Lantéchilde, sœurs de Clovis, sont les filles de cette reine ou de quelque autre femme de Childéric.

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