LA FRANCE PITTORESQUE
Histoire du département de l’Eure-et-Loir
(Région Centre)
Publié le jeudi 28 janvier 2010, par LA RÉDACTION
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Le département d’Eure-et-Loir, souvent désigné, dans le langage vulgaire, sous le nom de Beauce ou de pays Chartrain, se présente aujourd’hui aux regards du voyageur ou aux souvenirs de ceux qui l’ont parcouru sous un aspect bien différent de celui qu’il eut autrefois.

Dans ces plaines immenses couvertes de riches moissons, dans ces gracieuses vallées parsemées de riantes habitations, sillonnées de routes faciles, étalant les plantureux produits d’une culture intelligente et Variée, il est difficile de reconnaître les épaisses et sombres forêts, les landes incultes et désertes, les marais fangeux inabordables, dont se composait le territoire des anciens Carnutes. Cette tribu de la grande confédération gauloise trouva, tout à la fois, dans la nature du sol qu’elle occupait et dans l’exaltation de ses sentiments religieux, les moyens d’exploiter le culte druidique à son profit.

C’est au fond de grottes ou cavernes cachées dans les profondeurs des bois, sur d’énormes blocs de pierre roulés dans les endroits les plus solitaires, et dont une terreur superstitieuse rendait les abords plus inaccessibles encore, que s’accomplissaient les mystères de Teutatès. Comme les prêtres de l’Inde et de l’Égypte, comme ceux de l’antique Cybèle, les druides de la Gaule trouvèrent bientôt dans l’ignorance et la crédulité populaires les éléments d’une domination souveraine ; près de leurs temples barbares, près de leurs grossiers autels, ils établirent des collèges où les adeptes étaient préparés à l’initiation.

Cette province des Carnutes devint donc le centre religieux du culte druidique, et plus tard le dernier boulevard de la nationalité celtique pendant l’invasion romaine et les premiers envahissements du christianisme. Il existe encore dans le département de nombreux vestiges des monuments de cette période historique. La garenne de Poisvilliers conserve, sur une éminence assez élevée, la trace de fossés larges et profonds qui entouraient ce qu’on nomme encore dans le pays le Vieux-Château, et ce que les archéologues reconnaissent pour l’ancien collège des druides.

On a retrouvé à Dreux et à Fermaincourt les ruines d’anciennes écoles, et dans la forêt d’Ivry les assises d’un vaste édifice qu’on suppose avoir été l’habitation du grand prêtre. Les environs de Chartres et la commune de Lèves sont surtout riches en souvenirs de cette époque : outre les galgals, dolmens et cromlechs, qui sont très nombreux, on cite encore la montagne des Lienes, la caverne qui s’ouvre au levant sur les bords de l’Eure, près d’une fontaine qui passait pour sacrée, la grotte de Chartres, creusée au sommet de la montagne où s’élève la cathédrale actuelle ; enfin, les tumulus de Goindreville et de Morancez, les autels encore debout aux hameaux de Changé et de La Folie, les dolmens si célèbres de Cocherel et de Quinquempoix, attestent à chaque pas le caractère religieux de la contrée et l’importance que la nation des Carnutes avait puisée dans cette espèce de concentration du pouvoir sacerdotal.

L’histoire manque de données positives sur la durée de ce régime ; le bruit des armes romaines trouble pour la première fois le religieux silence de ces mystérieuses forêts. C’est aux clartés de la civilisation qu’apportent avec eux les conquérants, qu’il nous est donné de lire les premières pages de notre histoire nationale. Les mœurs des Carnutes, leur costume, l’aspect du pays, les cérémonies religieuses, ne nous sont révélés que par leurs vainqueurs.

Nous regrettons de ne pouvoir ajouter à notre récit quelques pages sur l’organisation théocratique de cette partie de la Gaule, sur les bardes, sur les prêtresses inspirées, sur les barbares sacrifices inondant de sang humain ces pierres levées, ces autels séculaires, que le lierre et la mousse recouvrent aujourd’hui ; nous voudrions pouvoir évoquer devant nos lecteurs ces poétiques cérémonies, ces processions pompeuses qui, le sixième jour de la lune de décembre, signalaient chez nos ancêtres le retour du nouvel an, alors que, précédé de deux taureaux blancs, entouré des prêtres, des sacrificateurs, des saronides et de leurs élèves, suivi d’un long cortège de députés qu’envoyaient chaque ville et chaque province, le chef des druides, avec ses hérauts vêtus de blanc, une branche de verveine à la main, allait couper le gui sacré avec sa serpette d’or. Une étude de l’âge druidique ne serait nulle part mieux à sa place que dans l’histoire du pays Chartrain ; mais l’espace nous manque, et bien peu de lignes nous restent pour les dix-huit siècles que nous avons encore à résumer.

L’an 56 avant J.-C., César pénètre dans les Gaules, apportant la vengeance de Rome aux descendants de Brennus. Les Carnutes ne se laissèrent point décourager par les premières victoires des légions romaines. La mort de Clodius ayant rappelé César en Italie, une vaste conspiration s’organisa clans le pays Chartrain ; les druides et leurs émissaires se répandirent dans la Gaule, excitant les esprits au nom de la religion et de l’indépendance nationale ; les provinces répondirent à cet appel ; l’Auvergne se signala par l’entraînement de sa population presque entière.

C’est elle qui donna à l’insurrection son chef illustre Vercingétorix ; c’est au pied de ses montagnes que se livrèrent les grandes batailles ; mais le foyer de l’incendie était dans le sanctuaire. druidique, et c’est du fond de leurs inaccessibles retraites d’Eure-et-Loir que les prêtres dirigeaient le mouvement suscité par eux. Leur influence, quoique affaiblie, survécut au triomphe des Romains ; quelques siècles plus tard, nous voyons les superstitions séculaires de la Gaule trouver dans le pays de Chartres leurs derniers défenseurs contre les envahissements du christianisme. :La ténacité aux vieilles croyances, la fidélité au culte du passé, tel est donc le caractère du pays dans cette première période de son histoire ; nous verrons le sol se transformer, les temples du Christ remplacer enfin les sanglants et grossiers autels de Teutatès ; mais nous retrouverons dans les mœurs et dans les annales de la contrée la foi plus pure, mais aussi obstinée, le même fanatisme des traditions se transmettre de génération en génération jusqu’à nos jours.

Le territoire des Carnutes faisait partie de la quatrième Lyonnaise, lorsque les Francs succédèrent à la .domination romaine. Les terres furent partagées entre les chefs vainqueurs et les ministres de la religion qui avaient si puissamment concouru aux succès de Clovis ; l’érection des comtés, l’établissement des évêchés, la fondation des prieurés et des abbayes, sont les faits qui caractérisent le règne des deux premières dynasties.

Comme le reste de l’ancienne Neustrie, les pays dont s’est formé ce département furent ravagés par les Normands ; nous nous contentons ici de mentionner le fait sans entrer dans des détails qui sont toujours et partout les mêmes. La formation des grands fiefs féodaux divisa la contrée en quatre grands comtés du Perche, de Dreux, de Chartres et de Dunois, dont les histoires spéciales constituent l’histoire du département.

Le premier seigneur héréditaire du Perche fut Yves de Bellesme, comte d’Alençon, qui mourut en 926 ; il était issu de la maison de Bellesme qui possédait viagèrement depuis longtemps la petite province du Perche avant de l’obtenir de Charles le Simple à titre héréditaire ; la réunion dans la même famille des comtés du Perche et d’Alençon met une certaine confusion dans les annales de la contrée qui nous intéresse présentement ; nous nous bornerons donc à constater que saint Louis, en donnant en apanage à son frère Pierre le comté d’Alençon, y joignit le comté du Perche, d’où il résulta que les aînés de cette branche royale portèrent souvent le titre de comtes du Perche, comme on peut le remarquer dans le célèbre procès intenté au duc d’Alençon, sous les règnes de Charles VII et de Louis XI. L’ancienne coutume du Perche, qui a régi le pays jusqu’en 1789, avait été rédigée pour la première fois en 1505, par autorité du roi, sous René, duc d’Alençon, comte du Perche, et modifiée en 1558, sous Henri II. La province se subdivisait en trois cantons ; Nogent-le-Rotrou en était la ville la plus importante.

Le Dunois, qui sépare le pays Chartrain de l’Orléanais proprement dit, fut, dès l’origine des temps féodaux, possédé par des seigneurs dont se rendirent indépendants leurs lieutenants, les vicomtes de Châteaudun, capitale de la contrée ; le Dunois fut réuni par les comtes de Blois à leurs domaines, qui passèrent au XIIIe siècle à la maison de Châtillon ; Gui II, le dernier héritier de cette famille, vendit ses deux comtés, vers la fin du XIVe siècle, à Louis de France, duc d’Orléans, frère de Charles VI. Ce prince venait alors de recevoir du roi la vicomté de Châteaudun, confisquée sur Pierre de Craon, assassin du connétable de Clisson.

Louis, devenu ainsi possesseur de tout le Dunois, eut pour héritier Charles d’Orléans, son fils ; celui-ci, fait prisonnier par les Anglais, reçut pendant sa captivité, de son frère naturel, Jean, des services qu’il récompensa par la cession du comté de Dunois et de la vicomté de Châteaudun. Ce nouveau comte Jean est le fameux bâtard de Dunois, qui s’acquit une si glorieuse réputation dans les guerres de Charles VIl contre les Anglais. Il devint la tige de la maison d’Orléans-Longueville, dont onze descendants possédèrent successivement la province de Dunois. La famille s’étant éteinte au commencement du XVIIIe siècle, dans la personne de la duchesse douairière de Nemours, l’héritage échut à un fils naturel du comte de Soissons, oncle de la duchesse ; et la fille unique de l’héritier porta le comté en dot dans la maison de Luynes où il est resté jusqu’à la Révolution. Nous aurons occasion, en racontant l’histoire de Châteaudun, de compléter cette notice sommaire.

Un des barons les plus habiles à exploiter l’agonie de la race carlovingienne fut Thibaut le Tricheur ; ce surnom indique assez de quel esprit rusé, cupide et envahisseur il était animé. Vers l’an 920, ce seigneur, déjà comte de Tours et de Valois, s’empara du comté de Chartres, qui avait été cédé au duc de Normandie par le traité de Saint-Clair-sur-Epte. La famille resta en possession de ce fief jusqu’en 1286 ; il échut alors à la veuve d’un comte d’Alençon qui le vendit à Philippe le Bel.

Ce prince le donna en apanage à Charles, son frère, comte de Valois, dont le fils, Philippe, étant devenu roi de France, le réunit une seconde fois à la couronne. En 1528, le comté de Chartres fut érigé en duché par François Ier, puis engagé par Louis XII pour 250 000 écus d’or, à l’époque du mariage de sa fille Renée avec Hercule d’Este, duc de Ferrare. En 1623, le duché de Chartres fit encore retour à la couronne, et fut compris dans l’apanage de Gaston, duc d’Orléans, frère de Louis XII ; il fit ensuite partie de celui d’un autre duc d’Orléans, Philippe, frère de Louis XIV, dont la postérité l’a possédé jusqu’à la Révolution.

Quoique dépouillé de ses privilèges les plus essentiels, le titre de duc de Chartres a été religieusement conservé dans la famille d’Orléans ; Louis-Philippe, depuis roi de France, après l’avoir porté jusqu’à la mort de son père, le transmit à son fils aîné qui ne le quitta, à l’avènement du roi son père au trône, que pour le titre de duc d’Orléans, attaché au chef de la famille. Enfin, quoique le titre de duc d’Orléans ait été échangé depuis contre celui de comte de Paris pour l’héritier présomptif de la couronne, le second fils dit prince royal reçut et porte le titre de duc de Chartres.

Le comté de Dreux, formé de l’ancien pays des Durocasses, couvert autrefois de forêts comme le pays Chartrain, a une histoire commune avec cette contrée jusqu’à la séparation des grands fiefs. C’est en 1031 que nous ’rencontrons les premiers documents constatant l’existence d’un comté de Dreux. Ses premiers possesseurs furent les comtes du Perche. En 1378, une dame de cette maison le vendit au roi Charles V. Engagé plusieurs fois, dans les temps difficiles, ravagé ou occupé par les Anglais, il ne rentra dans le domaine royal qu’en 1551. Henri III le donna en apanage à son frère, le duc d’Alençon ; à la mort de celui-ci, il passa à Charles de Bourbon, comte de Soissons, qui le transmit à son fils Louis, tué à la bataille de La Marfée, près de Sedan ; en 1641. Enfin, sauf quelques droits particuliers sur la ville de Dreux, le comté fut définitivement et complètement réuni à la couronne vers la fin du XVIIe siècle.

La longue lutte contre les Anglais, les guerres de religion, quoique se rapportant à l’histoire générale du département, trouveront leur place dans la notice consacrée à chaque ville principale, à propos des épisodes dont elles furent le théâtre.

Durant la guerre franco-allemande de 1870-1871, le département d’Eure-et-Loir fut un des plus éprouvés par le fléau de l’invasion. La plupart de ses villes et bourgades eurent à subir la présence de l’ennemi, et des combats sanglants furent livrés sur divers points de son territoire, notamment à Châteaudun, aux environs d’Orgères, à Nogent-le-Rotrou et à La Fourche.

L’armée envahissante (3e armée) était commandée par le prince royal Frédéric-Guillaume. Le 18 octobre, la 22e division d’infanterie allemande, la 4e de cavalerie, sous les ordres du général de Wittich, ayant reçu pour mission de rallier l’armée au blocus de Paris, en passant par Chartres et Dreux et en rejetant les ’troupes que l’on pourrait trouver, arrivaient devant Châteaudun, ville défendue par les francs-tireurs de Lipowsli et par les habitants. Un violent combat s’engagea et la ville fut en partie réduite en cendres. A l’article que nous consacrons plus loin à Châteaudun, nous raconterons en détail les péripéties de ce brillant fait d’armes. Le 20 octobre, les troupes allemandes, qui s’étaient emparées de Châteaudun, bombardaient et traversaient Illiers, continuant leur marche sur Chartres, qu’elles occupèrent le 21. Parmi les localités où l’ennemi s’établit, nous nous contenterons de citer : Maintenon, Dreux, Nonancourt, Voves, Brou (25 novembre), Janville, Orgères. (29 novembre), Bonneval et Courville.

Les pertes éprouvées par le département d’Eure-et-Loir, pendant cette triste période de notre histoire, se sont élevées à la somme énorme de 35 499 427 fr. Quoi qu’il en soit, la paix dont a joui. la contrée pendant près de deux siècles a transformé son aspect ;au XIXe siècle, une grande partie de ses bois a été rasée ; le voisinage de l’Ile-de-France et de Paris, ces grands centres de population, offrant aux céréales un débouché assuré et avantageux, le sol défriché s’est couvert de riches moissons ; c’est à juste titré que la Beauce est appelée le grenier de Paris.

Plaines immenses livrées à la grande culture, riantes vallées où chaque paysan a son verger, son marais et sa vigne ; petites villes où se concentre le commerce des campagnes environnantes, telle est la physionomie générale d’Eure-et-Loir au XIXe siècle. Quant au caractère des habitants, il participe, comme partout, de la différence des localités. Les mœurs patriarcales se sont conservées plus pures, plus austères chez les laboureurs, vivant souvent encore d’une vie commune, maîtres et serviteurs, dans leurs grandes termes isolées. L’habitant des vallées, le Percheron surtout, est bien plus accessible aux influences de la civilisation moderne : son vieil esprit gaulois se prête merveilleusement à l’intelligence des affaires ; il est spirituel, fin et quelque peu rusé ; il y a un proverbe qui dit : Il entend à demi-mot, il est de Châteaudun.

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