LA FRANCE PITTORESQUE
Trois moissonneurs, saint Menoux
et la légende du chanvre et du feu
(D’après « Bulletin de la Société d’émulation
du Bourbonnais » paru en 1907)
Publié le lundi 10 juillet 2017, par LA RÉDACTION
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À côté des contes populaires, il y a les légendes hagiographiques ou se rapportant aux vies des saints. L’hagiographie du Moyen Age souvent a écrit, autour de la vie de tel saint, des paraboles ou des nouvelles destinées à rendre sensible une vérité de l’ordre religieux ou un principe de morale. L’auteur ne raconte que pour mieux enseigner, et il n’a jamais eu la prétention de faire connaître des faits réels.

Et lors même qu’il n’était point question d’inculquer quelque vérité, mais seulement de plaire au lecteur par un récit attachant, le cadre d’une vie de saint pouvait, à une époque où la vie des saints était la lecture favorite des fidèles, présenter un élément d’intérêt qui n’était pas à dédaigner. Plus d’une grave leçon a été donnée au peuple sous la forme d’un conte hagiographique, qui devenait une sorte de petit roman religieux.

En lisant les Mémoires et récits de Frédéric Mistral, on est frappé par un trait de ressemblance entre une de ses plus gracieuses légendes, « les trois beaux moissonneurs », et la légende du « chanvre et du feu » recueillie de la bouche des anciens, au sujet du bon saint Menoux. Voici la légende de Mistral.

La Paye des moissonneurs. Peinture de Léon-Augustin Lhermitte (1844-1925)

La Paye des moissonneurs. Peinture de Léon-Augustin Lhermitte (1844-1925)

Les froments, cette année-là, avaient mûri presque tous à la fois, courant le risque d’être hachés par une grêle, égrenés par le mistral ou brouïs par le brouillard, et les hommes, cette année-là, se trouvaient rares. Et voilà qu’un fermier, un gros fermier avare, sur la porte de sa ferme était debout, inquiet, les bras croisés et dans l’attente. « Non, je ne plaindrais pas, disait-il, un écu par jour, un bel écu et la nourriture, à qui viendrait se louer ». Mais à ces mots le jour se lève et voici que trois hommes s’avancent vers le mas, trois robustes moissonneurs : l’un à la barbe blonde, l’un à la barbe blanche, l’un à la barbe noire. L’aube les accompagnait en les auréolant.

— Maître, dit le capoulié (celui de la barbe blonde), Dieu vous donne le bonjour ; nous sommes trois gavots de la montagne, et nous avons appris que vous aviez du blé mûr, du blé en quantité : maître, si vous voulez nous donner de l’ouvrage, à la journée ou à la tâche, nous sommes prêts à travailler.
— Mes blés ne pressent guère, le maître répondit ; mais pourtant pour ne pas vous refuser l’ouvrage, je vous baille, si vous voulez, trente sous et la vie. C’est bien assez par le temps qui court.

Or, c’était le bon Dieu, saint Pierre avec saint Jean. A l’approche des sept heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le déjeuner, et de retour au mas :

— Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs ?
— Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles ; mais ils n’avaient pas coupé un épi.

A l’approche des dix heures, le petit valet de la ferme vient, avec l’ânesse blanche, leur apporter le dîner, et de retour au mas :

— Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs ?
— Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles ; mais ils n’avaient pas coupé un épi.

A l’approche des quatre heures, le petit valet de la ferme vient avec l’ânesse blanche leur apporter le goûter, et de retour au mas :

— Valet, lui dit le maître, que font les moissonneurs ?
— Maître, je les trouvai, couchés sur le talus du champ, qui aiguisaient leurs faucilles ; mais ils n’avaient pas coupé un épi.
— Ce sont là, dit le maître, ce sont de ces fainéants qui cherchent du travail et prient Dieu de n’en point trouver. Pourtant il faut aller voir.

Et cela dit, l’avare, pas à pas, vient à son champ, se cache dans un fossé et observe ses hommes. Mais alors le bon Dieu fait ainsi à saint Pierre : « Pierre, bats du feu. — J’y vais. Seigneur, répond saint Pierre ». Et saint Pierre de sa veste tire la clé du paradis, applique à un caillou quelques fibres d’arbre creux et bat du feu avec la clé. Puis le bon Dieu fait à saint Jean : « Souffle, Jean ! — J’y vais, Seigneur, répond saint Jean ».

Et saint Jean souffle aussitôt les étincelles dans le blé avec sa bouche ; et d’une rive à l’autre un tourbillon de flamme, un gros nuage de fumée enveloppent le champ. Bientôt la flamme tombe, la fumée se dissipe, et mille gerbes tout à coup apparaissent, coupées comme il faut, comme il faut liées, et comme il faut aussi en gerbiers entassés. Et cela fait, le groupe remet aux carquois les faucilles et au mas lentement s’en revient pour souper, et tout en soupant :

— Maître, dit le chef des moissonneurs nous avons terminé le champ... demain pour moissonner, où voulez-vous que nous allions ?
— Capoulié, répondit le maître avaricieux, mes blés dont j’ai fait le tour, ne sont pas mûrs du reste. Voici votre payement ; je ne puis plus vous occuper.

Et alors les trois hommes, les trois beaux moissonneurs, disent au maître : adieu ! Et chargeant leurs faucilles rengainées derrière le dos, s’en vont tranquilles en leur chemin : le bon Dieu au milieu, saint Pierre à droite, saint Jean à gauche, et les derniers rayons du soleil qui se couche les accompagnent au loin, au loin. Le lendemain, le maître de grand matin se lève et joyeusement se dit en lui-même : « N’importe ! j’ai gagné ma journée en allant épier ces trois hommes sorciers : maintenant j’en sais autant qu’eux ».

Repos après la moisson. Peinture de Léon-Augustin Lhermitte (1844-1925)

Repos après la moisson. Peinture de Léon-Augustin Lhermitte (1844-1925)

Et appelant ses deux valets, dont un avait nom Jean et l’autre Pierre, il les conduit à la plus grande des emblavures de la ferme. Sitôt arrivés au champ, le maître dit à Pierre : « Pierre, toi, bats du feu. — Maître, j’y vais, répliqua Pierre ». Et Pierre de ses braies tire alors son couteau, applique à un silex quelques fibres d’arbre creux et le couteau bat du feu. Mais le maître dit à Jean : « Souffle Jean ! — Maître, j’y vais, répliqua Jean ».

Et Jean avec sa bouche souffle au blé les étincelles... Aïe ! aïe ! aïe ! la flamme affolée, enveloppe la moisson ; les épis s’allument, les chaumes pétillent ; le grain se charbonne ; et penaud, l’exploiteur, quand la fumée s’est dissipée, ne voit, au lieu de gerbes, que braise et poussier noir !

Voici la légende du « chanvre et du feu ». Les habitants de Mailly ayant eu une abondante récolte de chanvre, se demandaient comment ils viendraient à bout de le teiller pendant leur hiver. « Apportez-le-moi, leur dit le bon saint Menoux ; je ferai votre travail ». On va chercher tout le chanvre récolté. Les gerbes s’entassent, s’entassent toujours, et forment un véritable plongeon.

— C’est bien du travail que vous entreprenez, saint homme de Dieu ! Il y aurait de quoi occuper le village pendant toute la froidure.
— Braves gens, ne vous inquiétez pas, il n’y a point de peine où Dieu met la main.

Ce disant, saint Menoux met le feu au plongeon.
— Ah ! mon Dieu ! que faites-vous là ? Vous perdez tout notre avoir !
— Demeurez en paix, le feu n’est que l’ouvrier du bon Dieu.
Pendant quelque temps, on n’entendit que le crépitement du feu, on ne vit que les noirs tourbillons de fumée, découpés par des flammés blanches et rouges Qu’allait-il se passer ?...

Quand tombèrent les flammes, quand fut dissipée la fumée, on aperçut, étendues sur la cendre blanche, des liasses de chanvre rangées par petits tas, comme les gerbes de blé dans un champ moissonné. Alors saint Menoux, prenant une à une les liasses de chanvre, remit à chacun sa part en disant :

« Bénissez Dieu, mes bonnes gens, et ne doutez jamais de sa puissance. Ce qu’il vient de faire pour votre chanvre, il le fera un jour pour tous les hommes : il séparera les bons des méchants, et livrera ces derniers aux flammes. Les élus seront placés dans la demeure du Père céleste, où règne la paix délicieuse et sans fin, comme la toile blanche que vous ferez sera rangée dans le meuble le plus beau de votre maison.

Paysans préparant le chanvre. Peinture de Pierre Duval le Camus (1790-1854)

Paysans préparant le chanvre. Peinture de Pierre Duval le Camus (1790-1854)

« Le Seigneur vous avertit pareillement, que votre corps retournera en poussière comme les brins de chanvre dont vous ne voyez plus que la cendre, mais que votre âme montera vers Dieu, comme tantôt la flamme, pour recevoir récompense ou châtiment suivant vos mérites. Comprenez donc, mes bons amis, quelle folie vous feriez, si, pour flatter ce corps qui doit périr, vous perdiez votre âme en la rendant malheureuse pour toujours !... »

Dans les deux légendes, le feu est « l’ouvrier du bon Dieu ». Dans la première, il fait la moisson ; dans la seconde, il teille le chanvre. Dans la première, Dieu agit en personne : c’est Jésus, assisté de saint Pierre et de saint Jean. Dans la seconde, il agit par son serviteur.

La leçon se dégage d’elle-même dans la légende des trois beaux moissonneurs : l’avare est puni par où il a péché ; il perd sa moisson, pour n’avoir pas convenablement payé les trois ouvriers, et surtout pour ne les avoir pas occupés plus longtemps. Dans la légende du chanvre et du feu, l’enseignement est donné par saint Menoux à de pauvres campagnards qui d’eux-mêmes n’auraient peut-être pas saisi la leçon, savoir que l’âme est tout et le corps peu de chose, que les biens célestes sont préférables à tous les biens d’ici-bas, et qu’à la fin du monde, il sera rendu à chacun suivant ses œuvres.

C’est ainsi qu’on instruisait aux siècles passés. Ces légendes se redisaient des milliers et des milliers de fois, à toute occasion, et durant les longues veillées d’hiver, et à l’époque où les travaux des champs réunissaient de nombreux ouvriers dans les fermes. Ces récits ne contribuèrent pas peu à former chez nos pères un fond de sagesse pratique. Plus tard, le journal remplaça tout cela.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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