LA FRANCE PITTORESQUE
Gouffre de Padirac : merveille géologique
explorée en 1889
(D’après « Bulletin de la Société languedocienne de géographie » paru en 1890,
« Le Tour du monde » paru en 1890 et « Padirac
ou l’Aventure souterraine » (par Guy de Lavaur) paru en 1950)
Publié le mercredi 20 décembre 2023, par Redaction
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C’est en 1889 que le tout juste trentenaire Édouard-Alfred Martel, aujourd’hui considéré comme le père de la spéléologie moderne, entreprend l’exploration du puits de Padirac que la légende affirme être une des bouches de l’enfer : talentueux narrateur de ses propres exploits, celui qu’on surnommait alors le commis-voyageur en trous nous détaille les minutieux préparatifs qu’une telle expédition exige, la curiosité du public qu’elle suscite, les sueurs froides liées aux obstacles rencontrés à 100 mètres sous terre et l’émerveillement éprouvé devant la beauté naturelle de ce monde souterrain
 

On sait que les Causses constituent entre Cahors, Mende et Montpellier, dans les départements du Lot, de l’Aveyron, de la Lozère, du Gard et de l’Hérault, d’immenses et sauvages plateaux calcaires. En 1888, une première campagne sous terre avait fait découvrir à Édouard-Alfred Martel (1859-1938) une admirable grotte de 2800 mètres de développement (Dargilan), traverser de part en part l’intérieur d’un causse de 100 mètres d’épaisseur et une rivière souterraine de 700 mètres de longueur (Bramabiau), et recueillir (aux Baumes-Chaudes) d’importantes données sur l’hydrologie des Causses.

Une deuxième campagne, menée en juin et juillet 1889 eut pour objet l’exploration des avens des Causses, et Martel rapporte dans un article publiée l’année suivante au sein du Bulletin de la Société languedocienne de géographie, les préparatifs ainsi que les circonstances dans lesquelles se déroulaient ces véritables aventures.

Édouard-Alfred Martel, par Nadar
Édouard-Alfred Martel, par Nadar

« Les avens ou abîmes s’ouvrent en pleins champs, trous béants, de toutes formes et de toutes dimensions, ronds ou allongés, étroits ou larges ; leurs gueules noires bâillent brusquement, sans que rien en signale l’abord, soit horizontales, au beau milieu d’une lande inculte, soit à flanc de coteau sur une pente, soit verticales dans l’escarpement d’une falaise.

« Ils font peur : pendant les nuits sans lune ou les brouillards épais, maint voyageur s’y est « péri », dit-on ; les pâtres n’en laissent pas approcher leurs troupeaux et les chutes de bétail égaré y sont fréquentes ; des légendes les rendent plus effrayants encore : dans l’un on vit un soir un cavalier jaloux précipiter sa dame belle et suppliante ; dans l’autre un berger perdit son fouet qui fut retrouvé par sa mère au débouché d’une fontaine à plusieurs kilomètres de distance et à 500 mètres en dessous du plateau : Mère, je t’enverrai ainsi une brebis par l’abîme, et de mener la bestiole au bord du trou, mais la pauvre se débattit si bien que le pâtre seul roula au gouffre ; il fut sortir comme le fouet et se faire recueillir par les mêmes mains ; ailleurs, ce sont des feux follets qui attirent les passants dans le précipice, ou les brigands qui les y jettent.

« On a bien voûté quelques-uns de ces trous trop voisins des routes, des pâturages, des fermes, ou entouré leur orifice d’un mur de pierres sèches, mais comme il y en a plusieurs centaines qui percent les causses en écumoire on ne saurait les fermer tous. Aussi personne ne s’était-il risqué dans ces affreuses bouches de l’enfer qui restaient une énigme géologique.

« Accompagné de mon cousin Gabriel Gaupillat, j’en ai exploré quatorze profondes de 30 à 212 mètres, à la grande terreur des paysans. Lorsque nous descendions dans les gouffres obscurs, les vieilles femmes se signaient et marmottaient entre deux pater : Pour sûr, vous y descendrez, nos bons Messieurs, mais vous n’en remonterez jamais plus. Quant aux braves curés de campagne chez lesquels nous logions souvent faute d’auberge, ils nous octroyaient de paternelles bénédictions.

« Parfois nous ne pouvions recruter qu’à grand’peine les quelques hommes nécessaires pour aider notre propre escouade à manipuler tout notre matériel. Et ce matériel ne stupéfiait pas que les gamins et les badauds. Quand par malheur nous opérions un dimanche, des villages entiers s’ameutaient au bord de l’aven du jour, encombrant indiscrètement le champ de bataille que nous appelions, non sans quelque superstition, le lieu du sinistre.

« Nous-mêmes nous nous prenions quelquefois à sourire devant cette accumulation de cordages, de poulies, de treuils, de chèvres, d’échelles en corde et en bois, de pioches et masses, d’ustensiles variés d’éclairage (magnésium, électricité, lanternes), amenés en pleine montagne, dans des chemins invraisemblables, sur plusieurs voitures aux ressorts surnaturels, sans parler des appareils de topographie, de photographie, des vêtements de rechange, provisions de bouche, bonbonnes de vin et menus bagages. Le tout manœuvré par une dizaine d’hommes travaillant militairement sous les ordres de nos deux chefs d’équipe dévoués Louis Armand et Émile Foulquier, disciplinés, solides et agiles comme les pompiers parisiens, seuls maîtres de la vie de leur semblable suspendue parfois à 100 mètres dans le vide au bout d’une corde de 12 millimètres de diamètre.

Entrée du Gouffre de Padirac
Entrée du Gouffre de Padirac. © Crédit photo : Christoph Gerigk / SES de Padirac

« Aujourd’hui, ce qui nous étonne le plus, c’est que tout se soit terminé sans accident. Puissent nos futures explorations réussir pareillement à ce point de vue. Pour revenir à notre impedimentum et à l’impression qu’il produisait, on nous demanda un jour à Ganges (Hérault) si nous n’étions pas un cirque et si nous avions l’autorisation du maire. À Millau (Aveyron), on m’appelait le monsieur qui voyage pour les « trous » ! J’étais devenu commis-voyageur en trous !

« Deux objets surtout excitaient la surprise : le bateau de toile imperméable démontable et le téléphone. Le bateau vient d’Amérique de chez Osgood à Battle Creck (Michigan), pèse 18 à 25 kilogrammes, selon la quantité d’agrès dont on le charge et coûte 200 francs ; en quelques minutes, il se monte, se démonte et se case dans une malle en bois ou dans deux sacs de toile. Si l’aven aboutit à une nappe d’eau ou à une rivière, on fait descendre les sacs, on procède au montage, et vogue la galère à la recherche du sombre inconnu.

« Dans ces longs puits généralement élargis à la base, la voix se perd toute par résonance et cesse d’être distincte dès 30 ou 40 mètres de profondeur. Nos premiers essais de 1888 nous avaient démontré son impuissance, et cette année nous n’eussions pu obtenir les résultats atteints sans le concours du remarquable téléphone magnétique de de Branville, d’ailleurs en usage dans l’armée ; chaque poste, à la fois récepteur et transmetteur, pèse 400 grammes et mesure 8 centimètres de diamètre et 3 centimètres d’épaisseur ; dans la poche, il ne tient pas de place, et le léger câble téléphonique que l’on amène dans la descente assure la communication avec l’extérieur. Nous avions 400 mètres de ce câble à double fil de cuivre et à multiples enveloppes de gutta-percha absolument imperméables.

« Ainsi la parole électrique se transmettait claire et sonore des entrailles du sol à la surface, reliant les explorateurs ensevelis sous terre aux camarades non privés du soleil à travers gouffres et cavernes, sous torrents et lacs souterrains. Grande sécurité certes, puissant appui moral qui double l’audace par la confiance dans la possibilité du secours. C’est, croyons-nous, la première application de ce genre que l’on ait faite du merveilleux instrument.

« Bref, énergie, précautions, matériel, bon vouloir des auxiliaires, et bonne chance surtout, nous ont permis de mener à bien de fantastiques excursions souterraines, de découvrir d’admirables sites que n’éclairera jamais la lumière du jour et de récolter de précieuses données scientifiques.

« Nous ne saurions faire un journal de nos descensions, beaucoup se ressemblaient, et quelques-unes n’ont qu’un intérêt théorique. Il suffira d’indiquer les traits généraux et de glaner parmi nos notes de voyage les péripéties les plus marquantes.

« Partout, se répétaient les mêmes opérations préliminaires : sondage du trou ; disposition en travers de l’orifice d’une forte. poutre pour amarrer la poulie destinée à faciliter la traction de la corde ; établissement avec des pieux et une cordelette d’un périmètre comme sur les champs de courses, pour empêcher tout accident parmi la troupe de curieux ; allongement des cordes sur le terrain, pour éviter qu’elles s’emmêlassent pendant la descente ; dévidage du câble téléphonique, etc. Plusieurs heures se passaient ainsi.

Orifice du puits de Padirac lors de la première exploration du gouffre par Édouard-Alfred Martel le 9 juillet 1889. Dessin de Slom (d'après une photographie de Rupin) paru dans Le Tour du Monde en 1890
Orifice du puits de Padirac lors de la première exploration du gouffre
par Édouard-Alfred Martel le 9 juillet 1889. Dessin de Slom (d’après une
photographie de Rupin) paru dans Le Tour du Monde en 1890

« Puis, à cheval sur un fort bâton de 70 centimètres de longueur, fixé au bout d’une corde, un premier explorateur descendait attaché lui-même à une deuxième corde dite de sûreté et armé du précieux téléphone. Dès qu’il avait pris pied plus ou moins profondément, on engageait par le câble une conversation du genre de celle-ci : Tout va bien, je suis solide, il y a une galerie latérale ; je vais voir où elle mène ; attendez un peu. Dix minutes de silence. Allo ! Allo !Qu’y a-t-il ?La galerie a 10 mètres de long, elle aboutit à un puits vertical de 18 mètres, il faut descendre Armand et ensuite la grande échelle de corde de 20 mètres et de quoi l’amarrer, je me détache ; remontez les cordes ; je garde le bâton, pour qu’il ne s’embrouille pas dans le fil du téléphone ; vous en couperez un autre là-haut ; est-ce compris ?Oui, Armand va descendre et l’échelle après. — Bon, tirez !

« Et rapidement les deux cordages remontent, ils laissent, seul dans l’abîme à 60, 80, 100, 150 mètres sous terre, ne tenant plus au monde humain que par deux fils de cuivre, un homme qu’une fausse manœuvre peut ensevelir vivant. Ensuite un compagnon, puis l’échelle et les différents objets commandés, outils, éclairage ou bateau, le rejoignaient lentement, quelquefois au bout de deux ou trois heures seulement, car les trois cordes et le câble s’entortillaient, les échelles s’accrochaient aux aspérités du roc, les ordres téléphoniques étaient mal compris.

« Et alors venaient les impatiences, les imprécations même provoquées par l’énervement inévitable en telle occurrence ; un jour (à Rabanel), on perdit une heure et quart à rétablir le fonctionnement d’une corde sortie de la gorge de la poulie et engagée dans les tourillons. J’étais seul en bas, tempêtant à 130 mètres, et grelottant sous terre à la fraîche température de 7,5°C. Quand un deuxième puits était suivi d’un troisième, il fallait expédier de nouveaux aides et de nouveaux engins, long et pénible travail. »

Édouard-Alfred Martel précise que « l’éclairage est une des grosses difficultés à surmonter les courants d’air et les suintements d’eau éteignent les bougies et le magnésium ; les lanternes se cassent ou se faussent ; les lampes de mineurs se renversent, les appareils électriques sont trop fragiles et d’un emploi peu pratique ; nous n’en avons pas encore trouvé un seul satisfaisant.

« La grosse bougie à très forte mèche est encore la meilleure source de lumière (car le magnésium ne saurait être constamment employé, il dégage en brûlant un produit pharmaceutique bien connu dont l’aspiration prolongée produit sur les intestins délicats des effets thérapeutiques vraiment gênants). L’embarras est de la tenir quand il s’agit de descendre à l’échelle ou de parer les chocs contre les murailles dans un puits étroit.

« À Rabanel, en arrivant tout étourdi à 130 mètres après un vertigineux tournoiement, je fus surpris de percevoir une odeur de brûlé : une chaleur à la tête m’en fournit vite l’explication ; c’était mon chapeau qui flambait, allumé par une bougie mal fixée après. J’ai gardé comme un précieux trophée ce feutre avec lequel faillit se consumer ma chevelure ! Il faut prendre garde aussi d’enflammer les cordes qui vous retiennent, il est vrai qu’au contact des roches humides elles deviennent rebelles à la combustion.

« Tout cela donne une idée des innombrables et méticuleuses précautions indispensables pour éviter, non seulement des accidents, mais encore des catastrophes, car on jongle avec l’existence dans le gouffre immense et vide, et la moindre maladresse serait la mort. »

Sur le Causse de Gramat, non loin du village de Miers, au nord-est de Rocamadour, il y a dans un champ plat un trou rond béant, de 35 mètres de diamètre. Rien n’en signale à cette époque l’approche, on ne le voit que quand on est au bord, et alors on recule instinctivement. La corde de sonde donne 76 mètres au point le pus creux, 56 mètres seulement au sommet du talus de pierres qui forme le cône au fond du gouffre. C’est là le puits de Padirac.

Entrée du Gouffre de Padirac
Entrée du Gouffre de Padirac

Sa formation fait l’objet d’une légende. Saint Pierre, d’aucuns disent saint Martin, revenait un soir d’une tournée dans le Haut Quercy à la recherche d’âmes à sauver. Il laissait sa mule aller lentement sur la voie romaine d’Autoire à Montvalent car il était fort triste. Il avait couru tout le Causse depuis Figeac et n’avait pas pu trouver un seul homme de bien pour l’emmener au Ciel.

Soudain, à la sortie d’un bois de chênes, sa monture fit un écart. Le Grand Portier se trouvait nez à nez avec Satan en personne. Celui-ci, de fort bonne humeur, car il avait fait une ample moisson de damnés, s’adressant à saint Pierre lui tint à peu près ce langage : « Je vais te faire une proposition que je crois fort honnête, venant de ma part : exécute le tour de force que je vais t’indiquer et je t’abandonne mes voyageurs pour l’Enfer » ; en même temps, il frappa le sol de son talon et aussitôt un gouffre béant apparût. « Saute de l’autre côté, dit-il à Saint-Pierre, et tu auras gagné ».

Sans hésiter, le saint éperonna sa mule en ébauchant un grand signe de croix. La vaillante bête se précipita et fit un tel bond de l’autre côté de l’abîme que l’empreinte de ses sabots est encore visible aujourd’hui sur une dalle penchée vers le Gouffre. Le Diable, furieux, regagna les entrailles de la terre par le trou qu’il avait creusé et c’est, depuis lors, que le Gouffre de Padirac est supposé donner accès à l’Enfer.

La tradition veut qu’à la fin de la guerre de Cent Ans, sous Charles VII, les Anglais, avant d’être chassés du Quercy, aient caché un riche butin, un vrai trésor, enveloppé d’une peau de veau, au fond du gouffre de Padirac. légende que cela, peut-être, mais légende devenue réalité pour les habitants du pays, propriétaires du sol, qui, lors de l’acquisition de la rivière par Édouard-Alfred Martel en 1895, exigèrent l’insertion dans l’acte de vente d’une clause leur réservant une part du trésor dans le cas où il viendrait à être découvert.

Avec les chroniques de Guyon de Maleville et de François de Rochementais, au XVIe siècle, nous apprenons que « les habitants du pays vont puiser dans le Gouffre de fort bon salpêtre, en y descendant par des engins fort dangereux ». Vers 1865, une incursion y fut effectuée à l’aide d’un grand panier tenu au bout d’une corde par des personnes des environs, mais, soit que l’orifice d’accès à la rivière souterraine fut obstrué, soit que les explorateurs se soient trouvés satisfaits d’avoir atteint le fond du puits, l’expédition en resta là et il faut arriver à 1889 et l’exploration de Martel pour disposer enfin des précisions quelque peu détaillées sur Padirac.

En janvier 1889, le dessinateur, voyageur et ethnographe Gaston Vuillier (1845-1915), qui travailla notamment pour Le Tour du monde et Le Monde illustré, dit à son ami Édouard-Alfred Martel : « Puisque vous avez entrepris l’étude souterraine des Causses et de leurs abîmes, allez donc au puits de Padirac ; c’est un fameux trou dont les bergers ont grand’peur. Je suis sûr que vous trouverez au fond une rivière souterraine. »

C’est le 9 juillet 1889, à midi, qu’Édouard-Alfred Martel, accompagné de son cousin et collaborateur Gabriel Gaupillat et de ses deux fidèles guides — Émile Foulquier et Louis Armand —, arrive au bord du puits de Padirac dont le tableau qu’on lui avait dressé avait avivé sa curiosité : aucun des abîmes jusqu’alors visités ne se présentait aussi grandiose. « Nous jetons la sonde, qui accuse 54 mètres de profondeur. Armand amarre solidement l’échelle de cordes à un gros rocher, ce qui est toujours un long et minutieux travail. À deux heures nous sommes parés. L’échelle se balance dans le vide, car la margelle rocheuse de l’orifice surplombe partout : le puits a la forme d’un cône tronqué et sa largeur est bien plus grande en bas ; nous voyons distinctement les deux derniers échelons reposer sur les cailloux du fond. Tout est prêt, en route ! »

Grande Pendeloque au sein de la salle du Lac de la Pluie
Grande Pendeloque au sein de la salle du Lac de la Pluie. © Crédit photo : Philippe Crochet / SES de Padirac

« Je descends le premier, soutenu par une corde que l’on tient en haut pour me garantir d’une chute en cas de défaillance : il y a 180 échelons. Armand et Foulquier conduisent la manœuvre, Gaupillat regarde, muet et anxieux. En huit minutes je suis en bas de l’échelle, qui a tourné plusieurs fois sur elle-même, m’étourdissant quelque peu : cela m’a paru long ; je me détache avec plaisir de la corde, qui remonte sur un signal donné, me laissant seul dans la profondeur.

« En levant la tête, l’impression est singulière : on se trouve au fond d’un télescope qui a pour objectif un morceau de ciel circulaire, la lumière verticale éclaire bizarrement les parois du puits taillées en falaises et même en encorbellement ; à l’orifice et aux moindres saillies du colossal cylindre pendent gracieusement de longues touffes de plantes amies de l’ombre et de l’humidité. L’échelle de corde se balance au milieu d’elles, et le mince câble du téléphone qui nous rattache aux vivants semble un noir fil d’araignée tendu en travers de l’abîme.

« Nous atteignons à 86 mètres de profondeur l’entrée d’une obscure galerie inexplorée ; on allume, on pénètre, et, au bout de quelques pas un murmure frappe nos oreilles ; c’est l’eau, c’est un ruisseau. À 98 mètres sous terre, nous rencontrons une toute petite nappe d’eau sortant d’une voûte basse et s’écoulant en un flot liquide. Voilà la source cachée des sources aériennes, constituée dans une vasque d’argile par l’eau de pluie qui suinte des voûtes d’une caverne.

« Pendant 150 mètres, nous suivons le ruisselet ; soudain il se perd dans les cailloux et passe sous le fond même du puits de Padirac sans doute à travers le talus de pierres. Peut-être allons-nous le retrouver au bas de l’autre orifice que nous n’avons fait qu’entrevoir. Car notre marche est arrêtée : l’eau seule peut se glisser dans les interstices de la pierre. Dans un angle opposé du gouffre de Padirac, cette deuxième ouverture pratiquée à 76 mètres de profondeur est celle d’un puits pas tout à fait vertical, étroit, profond lui-même de 32 mètres et au pied duquel à 108 mètres le ruisselet perdu rejaillit d’un trou de roc. Ici, la scène change, ce n’est plus un abîme ni une caverne qui s’offre à nos yeux étonnés, c’est une monumentale avenue, haute de 10 à 40 mètres, large de 5 à 10 mètres, dirigée droit vers le Nord et voûtée en ogive sombre ; nous la suivons à côté du ruisseau qui s’enfle toujours par la pluie tombant des voûtes. Des légions de chauves-souris s’effarouchent à notre approche ; leurs déjections couvrent le sol, et nous nommons Pas du Guano, un endroit où il faut, bon gré mal gré, enfoncer les poings dans un amas de ce fumier pour se cramponner au rocher.

« Si loin que porte la lueur presque solaire du magnésium, nous ne voyons pas cette fois la fin du grandiose couloir ; il y a quelques coudes, deux ou trois flaques d’eau à traverser ; en avant ! Et nous allons ainsi pendant 300 mètres ; soudain la route est barrée ; l’onde occupe toute la section de la galerie, et elle a plusieurs mètres de profondeur ! Plus de doute, nous sommes en train de découvrir une rivière souterraine ! L’obstacle ne saurait nous arrêter ; nous avons là-haut, dans ses deux sacs, le bateau de toile démontable qui nous accompagne dans toutes nos explorations intérieures. Mais il est 7 heures du soir, j’ai pour principe absolu de ne jamais coucher sous terre, il faut deux heures pour regagner l’orifice du puits de Padirac, volte-face, la suite à demain.

« Et sortis sains et saufs, à 9 heures du soir, nous soupons en plein air et passons la nuit au bord du trou, dans et sous l’omnibus qui nous a amenés de Rocamadour avec armes, bagages et nos six hommes de renfort.

La Pile d'Assiettes emblématique du Gouffre de Padirac s'est formée par la chute des gouttes d'eau venant s'écraser sur la roche des dizaines de mètres plus bas et libérant ainsi leur calcaire sur plusieurs centimètres autour de l'impact
La Pile d’Assiettes emblématique du Gouffre de Padirac s’est formée par la chute des gouttes
d’eau venant s’écraser sur la roche des dizaines de mètres plus bas et libérant ainsi leur calcaire
sur plusieurs centimètres autour de l’impact. © Crédit photo : Christoph Gerigk / SES de Padirac

« Le lendemain matin, à 6 heures, nous redescendons tous quatre, bateau en sacs, et, à 10 heures, Gaupillat et moi nous flottons librement sur une rivière large et profonde de 5 à 8 mètres ; Armand et Foulquier vont nous attendre... pendant six heures et demie. Quatre bougies sont fixées aux cordages de la frêle embarcation et le réflecteur à magnésium ne chôme guère ; l’un de nous s’en sert pour éclairer la voie et scruter le mystérieux défilé où nous pénétrons ; l’autre pagaie tranquillement dans l’eau limpide et presque sans courant. Et cela se prolonge pendant 350 mètres sous une voûte d’environ 40 mètres de hauteur. La surprise nous rend muets. Bientôt la silencieuse rivière (que nous baptisons la rivière plane) se met à bruire faiblement, quelques roches l’encombrent. Voici un premier rapide ou cascatelle, il faut débarquer et porter le bateau de l’autre côté ; c’est vite fait, et ce que nous découvrons alors ne se décrit pas.

« Quatre petits lacs. formés par des expansions de la rivière se succèdent sans interruption. Comme dans les plus belles grottes connues, le brillant revêtement des stalactites et des stalagmites lambris de leurs parois, des colonnes déliées, des pendeloques, des girandoles longues de 20 mètres et plus, s’abaissent des plafonds jusqu’à la surface des lacs ; le long des murs, s’étagent et scintillent des rangées de bouquets, des bénitiers, des statuettes, des clochetons de blanc cristal ; le magnésium fait de tout cela l’intérieur d’un pur diamant ; sur l’onde unie comme un miroir, le reflet double la splendeur ; aucun bruit ne trouble le majestueux silence de cette merveille inconnue ; le flot même ne murmure pas. Seules, les gouttes d’eau tombées des voûtes sonnent aiguës ou graves, argentines ou sourdes, selon la distance, mates sur la rivière, sonores sur la stalagmite ; et l’écho, qui discrètement les répercute, combine toutes ces notes en un chant mélodieux, en une musique douce, plus harmonieuse et pénétrante que les plus suaves timbres terrestres. Nul être humain ne nous a précédés dans ces profondeurs, nul ne sait où nous sommes ni ce que nous voyons, nous sommes isolés deux dans la barque, loin de tout contact avec la vie, rien d’aussi étrangement beau ne s’est jamais présenté à nos yeux ; ensemble et spontanément, nous nous posons la même question réciproque : Est-ce que nous ne rêvons pas. Ces sensations-là sont inoubliables !

« Le passage des lacs n’a guère qu’une soixantaine de mètres de longueur, et 15 mètres de largeur maximum. Jusqu’ici la navigation est très aisée, mais les difficultés vont commencer et grandir à chaque pas. D’abord c’est la rivière, qui, entre deux stalagmites, se rétrécit à 91 centimètres de largeur ; notre bateau en mesure 90 ; nous passons juste, par une grande chance, car les murailles sont perpendiculaires, lisses, sans corniches, pour débarquer, et l’eau a plusieurs mètres de profondeur.

« Puis vient un deuxième rapide qui sera suivi de trente autres. Ces barrages sont eux-mêmes une curiosité, et, constitués par une sorte de digue semi-circulaire de stalagmite concave en arrière, convexe en avant, ils forment ainsi de vrais bassins de retenue et ressemblent aux gours que les cascades et les pierres creusent dans le lit des torrents. Leur rebord cristallin délicatement ciselé et frangé comme du corail blanc est à fleur d’eau et large de 3 à 4 centimètres à peine ; vers l’amont, il se creuse en encorbellement sous l’eau et vers l’aval se bombe en surface sphérique inclinée à 30° environ, sur laquelle la rivière, trop-plein du bassin, glisse en nappe liquide.

« À chaque gour, nous débarquons sur la fragile crête stalagmitique, sortant le bateau et le descendant par-dessus le barrage dans le bassin suivant. Trente-deux fois, la bougie entre les dents, nous avons répété cette dangereuse manœuvre, et plus d’une fois une glissade impossible à éviter nous a fait prendre un bain complet : les gours ont de 0,50 à 4 mètres de hauteur ; le plus grand mesure de 6 à 8 mètres de longueur.

« Entre le deuxième et le troisième gour, la roche s’avance en surplomb à 30 centimètres au-dessus de l’eau, il faut nous coucher dans le bateau, qui heureusement n’a que 20 centimètres de saillie, casser avec la tête les petites stalactites qui nous déchiraient, et avancer en poussant du dos : c’est le Pas du tiroir, long de 5 à 6 mètres, et où nous glissons comme dans une rainure.

Les explorateurs à la sortie du puits de Padirac en juillet 1889. Dessin de Tofani (d'après une photographie de Rupin) paru dans Le Tour du Monde en 1890
Les explorateurs à la sortie du puits de Padirac en juillet 1889. Dessin de Tofani (d’après une
photographie de Rupin) paru dans Le Tour du Monde en 1890

« Après le troisième gour, vient le Pas des Palettes. La fissure que parcourt la rivière n’a au niveau du courant que quelques centimètres de large : nous devons débarquer dans l’eau jusqu’à la ceinture, dévisser les palettes démontables de la pagaie et des avirons, les poser en travers de la galerie au point où elle a 1 mètre de largeur, c’est-à-dire bien au-dessus de nos têtes, élever le bateau à bras tendus, puis le faire glisser sur les palettes jusqu’à ce que la fin du rétrécissement lui permette de reprendre flottaison. Une palette se dérobe, et la barque tombe sur nous ; nous finissons par la porter sur la tête en avançant, bras et jambes en croix, en travers du courant, accrochés aux fluettes aspérités du rocher. Si le fond de toile de l’esquif eût été sec, nos bougies (toujours aux dents) y eussent mis le feu.

« Enfin, nous nous reposons au bord d’un grand lac circulaire de 50 mètres de diamètre ; le magnésium nous le montre coupé d’une multitude de gours et d’îlots de stalagmites, la voûte ne mesure guère plus de 15 mètres de hauteur. Tandis que Gaupillat m’éclaire avec le réflecteur, j’explore le lac à pied, en équilibre sur la crête des gours, et je reconnais une issue ; la rivière tourne à gauche et se poursuit ; je rétrograde par l’autre bord de la nappe d’eau ; là, il y a moins de gours, ce sera plus commode. pour le bateau, mais la rive est argileuse, glissante, abrupte, une saillie de pierre se rompt dans ma main, et... je rejoins mon compagnon à la nage ; ce bain frais, à 14° C, ne m’a pas paru trop désagréable. L’ennui, c’est que nos allumettes et briquets se trouvent mis hors de service. Aussi, nous procédons à une véritable illumination : six bougies sont adaptées au bordage, de crainte que l’éclairage ne vienne à manquer ; géniale précaution : car, au retour, une fausse manœuvre en souffle cinq à la fois !

« Au delà du grand lac, les gours se succèdent presque sans interruption ; plusieurs sont multiples ; le quinzième débouche dans un sixième lac de 35 mètres de diamètre ; nulle part, même dans la galerie, qui se maintient entre 2 et 5 mètres de largeur, on ne peut atterrir, les murailles latérales plongent sous l’eau perpendiculaires, et la profondeur dépasse 6 mètres. Il y a plusieurs coudes rectangulaires, mais la direction générale est toujours au Nord, vers la Dordogne, seizième gour, dix-septième gour ; nous commençons à être harassés, et voilà que la rivière n’a plus que 70 centimètres d’espacement.

« De précaires corniches nous permettent de nous suspendre par les mains, à 1m50 de hauteur, à peu près, puis avec nos cannes à crochet nous faisons passer le bateau en l’inclinant sur le côté, presque de champ ; la toile s’érafle sur le rocher, les membrures gémissent, rien ne casse toutefois, et le passage des Étroits (ainsi nommé en souvenir des gorges du Tarn) se franchit plus difficilement même que ceux du Tiroir et des Palettes.

« Deux nouveaux gours ; la galerie n’a plus de stalactites, ensuite un beau lac rond sous un dôme de 20 mètres de hauteur et de diamètre. C’est la fin, tout paraît clos autour de nous, la rivière s’enfuit par-dessous, sans doute ! Erreur : dans un angle s’est percé un tunnel large, mais haut seulement de 50 centimètres. Au-dessus point de fissure, le terrain paraît changer de nature !

« Cependant l’écho nous envoie par le tunnel la lointaine et douce harmonie de gouttes qui chantent en tombant : la merveille se continuerait-elle donc ? Nous tenons conseil : il a plu hier, le temps était orageux, ce matin, et depuis sept heures que nous sommes enterrés peut-être le ciel s’est-il ouvert, peut-être la rivière va-t-elle gonfler ! Pourrons-nous repasser ? Eh ! qu’importe, l’inconnu se prolonge, attirant, irrésistible ; en avant toujours, à la découverte... Hourra : le tunnel a 10 mètres de long et débouche dans une nouvelle fissure dont le plafond se relève à 30 mètres ; jusqu’où irons-nous donc ? Les trois gours 21 à 23 coupent le plus grand lac, le huitième long de 75 mètres, large de 20, c’est celui de la Chapelle, ainsi nommé d’une jolie petite baie tracée en forme d’absidiole. Là aussi, il y a une issue continuant cette galerie qui nous entraîne toujours et toujours.

« Encore neuf gours très rapprochés : nous sommes ruisselants ; l’eau commence à engourdir nos membres ; la provision de bougies s’épuise ; il est 2 heures, voilà quatre heures que nous naviguons et portons le bateau seuls tous deux ; 1 600 mètres nous séparent d’Armand et de Foulquier et 2 kilomètres de l’orifice de Padirac ; à 30 mètres devant nous, murmure un trente-troisième gour, puis la galerie tourne à gauche. Où va-t-elle ? Nous ne le saurons pas, cette fois, car le retour s’impose : la fatigue nous prend, et les obstacles seront peut-être plus pénibles à remonter qu’à descendre. En retraite, hélas ! et la suite à l’année prochaine, car nos vacances sont finies !

Affiche publicitaire pour le Gouffre de Padirac réalisée par Frédéric Alexianu dit F. Hugo d'Alesi en 1899
Affiche publicitaire pour le Gouffre de Padirac réalisée par Frédéric Alexianu dit F. Hugo d’Alesi en 1899

« En deux heures et demie, nous rétrogradons à travers le mirifique souterrain sans trop de difficultés, connaissant maintenant le chemin ; mais il faut bien soigneusement revoir notre croquis topographique et apprécier aussi exactement que possible les distances pour dresser un plan sommaire, sans lequel nos futurs comptes rendus risqueraient de passer pour un roman ; au Grand Gour (le neuvième), nos bras se refusent à tout service, et sur le lit rugueux de la cascade stalagmitique, nous traînons notre malheureuse embarcation que nous n’avons plus la force de soulever : la coque se déchire ; voilà une voie d’eau que nous bouchons tant bien que mal : il faut éponger constamment. Enfin, les Palettes et le Tiroir se franchissent laborieusement, et nous trouvons avec joie la fin de nos peines et le renouvellement de notre admiration aux quatre lacs.

« En quelques minutes, nous remontons les 350 mètres de la rivière plane, et à 4h30, après 6h30 d’absence, nous rejoignons nos deux compagnons, fort inquiets sur notre sort et stupéfaits de notre récit. Déjà Armand songeait à organiser un sauvetage. À 7 heures, nous étions tous quatre rendus à la surface de la terre avec armes et bagages. Bien heureux, Gaupillat et moi, d’échanger nos vêtements trempés contre de secs, aux chauds rayons d’un magnifique soleil couchant, et de nous restaurer copieusement : depuis treize heures, nous n’avions rien bu ni mangé.

« Où débouche la rivière souterraine de Padirac ? Probablement à la source de Gintrac sur la rive gauche de la Dordogne, à 3 kilomètres, en droite ligne et à 80 mètres ou 100 mètres en contrebas du point extrême que nous avons atteint ? Notre prochaine expédition nous le dira : peut-être nous réserve-t-elle de pires difficultés et de plus grandes surprises encore. Mais, instruits par l’expérience, nous serons mieux armés et plus nombreux pour cette lutte contre la ténébreuse nature.

« De ce que nous avons reconnu jusqu’ici, la plus belle partie est celle des quatre lacs, sans contredit : il serait facile d’aménager le puits de Padirac, au moyen d’échelles et galeries en fer, à l’usage des touristes et de les conduire jusqu’au grand lac des Gours. C’est une curiosité naturelle sans rivale : elle est révélée, puisse-t-on maintenant l’aménager ! »

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