LA FRANCE PITTORESQUE
Conquête de l’air : fruit d’âpres tentatives
(D’après « Ève : le premier quotidien illustré de la femme » du 14 janvier 1934)
Publié le mercredi 24 novembre 2021, par Redaction
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La hardiesse des premiers aéronautes, comme celle des marins, est une des manifestations les plus émouvantes de la curiosité humaine : l’être humain si fragile, que la moindre chute le brise, s’abandonna dès l’Antiquité avec ivresse aux éléments pour lesquels il n’était pas fait, et, par une lente et combative patience, en interpréta les réactions pour aboutir à s’en rendre maître
 

Quoique désarmé physiquement, l’être humain est immense dans ses désirs ; le ciel même n’est pas trop grand pour lui et le XXe siècle vit la réalisation de ce qui formait autrefois le domaine du rêve. Il fallut sans doute que des hommes poursuivissent longtemps le mythe d’ Icare pour produire ces réalités d’aujourd’hui, Pégase n’étant plus qu’une rossinante auprès de nos avions.

Icare, pour en revenir aux mythes, n’avait rien inventé : c’est son père Dédale qui aurait dû bénéficier de sa popularité, mais on bénéficie rarement d’une réussite. Les peuples s’enthousiasment sur une triste mort plus que sur un honnête succès. Minos, roi de l’Île de Crète, avait enfermé le père et le fils dans son fameux labyrinthe ; Dédale construisit de grandes ailes avec des plumes d’oiseau et de la cire, et tous deux s’envolèrent au-dessus des eaux, images de l’esprit inventif qui se libère des plus subtiles entraves ; mais, , si Dédale, sage, atterrit sans encombre en Italie et vécut longtemps ensuite, la destinée d’Icare fut brève autant qu’éblouissante. Dans son vol, il s’approcha du soleil ; la cire de ses ailes fondit. Il mourut noyé.

Chute d'Icare. Gravure de 1660 (colorisée ultérieurement)
Chute d’Icare. Gravure de 1660 (colorisée ultérieurement)

Ce désir d’évasion illimitée se retrouve tout autour de la Terre. L’Orient rêve des dieux du vent et des astres qui voyagent dans les airs ; en Scandinavie, Weland, ancêtre des forgerons, s’évade de son île en ouvrant d’immenses ailes artificielles ; aux îles Carolines, le dieu Oulefat est, dit-on, retourné au ciel au milieu de la fumée d’un grand feu. N’y aurait-il pas dans tette tradition que l’on retrouve d’ailleurs dans la secte des Capnobates d’Asie Mineure, la trace d’une observation ancienne ?

Moins loin de nous la légende prend corps. Elle est décevante dans ses résultats. Un des premiers hommes volants dont le nom nous soit parvenu est Olivier de Malmesbury. Anglais, bénédictin et savant, il rêvait aux nuages, et fabriqua des ailes sur la description qu’Ovide avait donnée de celles de Dédale ; il attacha ces ailes à ses bras et à ses jambes, s’élança bravement du haut d’une tour, et se retrouva, brisé, sur le sol. Il mourait en 1060 sans avoir cessé de rêver à ce qui semblait impossible.

Presque au même moment, un magicien de Constantinople, quoique plus adroit pour sa réclame, n’eut pas un meilleur résultat. Devant l’empereur Alexis Comnène et des milliers de curieux, l’homme, vêtu d’un long vêtement blanc, déploya de longues ailes blanches, et, du haut d’un édifice, sembla prendre son vol. Il était à terre, gémissant, quelques secondes plus tard.

Si ensuite, vers 1450, Dante de Pérouse n’a pas survolé le lac Trasimène comme le veut la tradition, cette tradition est une preuve de l’intérêt qu’on portait en Italie à la conquête de l’air.

Léonard de Vinci fut longtemps passionné pour ces recherches et l’on dit que, pour l’entrée de Louis XII à Milan, il fit faire des oiseaux de cire qui purent s’envoler. Ce qui est certain, c’est que Léonard de Vinci a laissé le dessin d’une vaste hélice prévue pour tourner autour d’un axe vertical et s’élever ; c’est le principe de l’hélicoptère. Il songea aussi au parachute.

Croquis de Léonard de Vinci, datant de la fin des années 1480, d'une vis aérienne, plan d'aéronef à hélice à vol vertical
Croquis de Léonard de Vinci, datant de la fin des années 1480,
d’une vis aérienne, plan d’aéronef à hélice à vol vertical

La première expérience d’ordre pratique fut celle de Laurenço de Gusmao qui naquit au Brésil, alors colonie portugaise, vers 1665. Un savant de ce temps, Ferreira, explique que cette expérience fut exécutée avec un globe qui s’éleva doucement au-dessus de matériaux en combustion. Cette tentative déchaîna une grande curiosité, mais aussi les rigueurs du Saint-Office. L’inventeur, accusé de magie, ne put jamais renouveler ses essais ; il dut même quitter le Portugal et, quoique de riche famille, mourut, abandonné de tous, dans la misère.

Lorsque, plus tard, les succès de Montgolfier émerveillèrent le monde, les Portugais se souvinrent de Laurenço de Gusmao. Ils eussent été fiers de démontrer la primauté de leur découverte, mais les témoignages du temps, relatifs à une seule expérience, sont faibles, et l’on oublia Gusmao.

Vint alors la seconde partie du XVIIIe siècle ; les sciences avaient progressé d’étonnante façon et le public s’habituait aux idées les plus hardies. En Angleterre, Cavendish perfectionnait la découverte de l’hydrogène et le docteur Black essayait de faire monter dans l’air une vessie pleine de ce gaz léger.

En France, des industriels, les frères Montgolfier, s’intéressèrent passionnément aux sciences, ce qui ne les empêchait point d’être bons commerçants. Joseph Montgolfier visitait sa clientèle avec persévérance. En 1780, il fut nommé docteur Honoris causa de l’Université d’Avignon, ville où il comptait de nombreux acheteurs.

Joseph Montgolfier. Gravure (colorisée ultérieurement) extraite de Les merveilles de la science, par Louis Figuier (1870)
Joseph Montgolfier. Gravure (colorisée ultérieurement)
extraite de Les merveilles de la science, par Louis Figuier (1870)

En novembre 1782, il revint en cette ville et descendit chez des amis, dans l’immeuble, désormais historique, du numéro 18 de la rue Saint-Étienne. Un grand feu brûlait dans sa chambre ; le voyageur, grelottant de froid, chauffa sa chemise de nuit au-dessus du feu en serrant le col pour mieux conserver la chaleur. Ce fut alors qu’il observa la force ascensionnelle du mouvement d’air chaud. Il crut que c’était une force magnétique, car l’électricité était à la mode, et, devant le feu, Joseph Montgolfier songea. Quelques mois plus tard, à Avignon, il tenta une expérience avec un sac de taffetas. Ce fut probant.

Alors, le 4 juin 1783, sur la place publique d’Annonay, une vaste sphère de toile doublée de papier, construite par les frères Montgolfier, s’éleva majestueusement dans les airs devant une foule émerveillée.

Bientôt le physicien Charles imita cette expérience en substituant l’hydrogène à l’air chaud, mais aucun être vivant ne se hasarda encore à accompagner l’aérostat. Ce fut le 19 septembre qu’un ballon de 23 mètres de hauteur, ayant à son bord trois animaux, un mouton, un coq et un canard, s’éleva de la cour des Ministres à Versailles, devant la famille royale et plus de cent mille spectateurs.

Un mois plus tard, le 19 octobre 1783, un jeune savant, Pilâtre de Rozier, se laissa emporter par l’énorme machine qui se soutint pendant six minutes à 66 mètres de hauteur. Au printemps suivant, plusieurs jeunes femmes enthousiastes prirent place dans la nacelle d’un ballon captif ; émerveillées, elles demandèrent que l’on coupât les cordes.

Le 7 janvier 1785, Blanchard et Jefferie traversaient la Manche de Douvres à Calais. Dans la même tentative, Pilâtre de Rozier se tuait six mois plus tard sur les falaises de Boulogne. Madame Blanchard fit 67 ascensions seule. Elle se tua une nuit de juillet 1819. Son ballon, qu’elle illuminait avec des fusées et des feux de Bengale, faisait l’émerveillement des Parisiens. Il suffit, un soir, d’une flamme plus haute et l’apparition féerique s’écrasa sur une maison de la rue de Provence comme une luciole morte.

Ascension captive de la première montgolfière habitée dans les jardins de la papeterie Réveillon, le 19 octobre 1783
Ascension captive de la première montgolfière habitée
dans les jardins de la papeterie Réveillon, le 19 octobre 1783

D’intrépides savants, Biot et Gay-Lussac, voulurent étudier les couches supérieures de l’atmosphère, et purent s’élever jusqu’à 4 000 mètres en août 1804. En septembre, Gay-Lussac s’éleva seul. Il montait splendidement. Parvenu à 6 000 mètres, il voulut monter encore et jeta de sa nacelle tout ce qui ne lui était pas indispensable.

Une chaise de bois blanc, ainsi précipitée, s’en alla tomber près d’une jeune bergère, assise au rebord d’un fossé. L’enfant, qui gardait ses moutons, vit la chaise arriver du ciel et s’enfoncer dans la boue molle du fossé. Frappée d’étonnement, elle regarda tour à tour le ciel, l’horizon et la chaise. Le ballon était invisible dans un ciel doux sans nuages, l’horizon était sans un être humain et la chaise incontestablement devant elle. Elle crut au miracle. Le soir, au village, l’émotion fut aiguë. Pourtant, quelques incrédules firent remarquer que les ouvriers célestes étaient maladroits ; une chaise si grossière n’était vraiment pas une référence. Quelques jours plus tard, les gazettes relatèrent l’exploit de Gay-Lussac qui avait atteint 7 016 mètres.

En Italie, le comte Zambeccari fit une ascension en 1785 et y rêva jusqu’en 1803, année où ses tentatives échouèrent devant un public d’abord ironique, puis féroce, qui l’insulta frénétiquement, le traitant de lâche ; et, un soir d’octobre, devant l’orage qui montait du ciel et l’hostilité plus redoutable encore qui grondait dans la foule, Zambeccari préféra la violence des éléments à celle des hommes qui l’eussent lapidé.

Avec deux compagnons, il fit couper les cordes qui retenaient au sol son énorme aérostat. La tourmente naissait ; en quelques secondes, les aéronautes disparurent aux yeux de la foule, soudain surprise et muette. La nuit tombait ; les trois hommes, tapis dans la nacelle, comme des grains de sable dans la tourmente, n’eurent pas un geste pendant des heures, jusqu’à l’instant où le mugissement de la mer s’enfla dans le vent. Soudain la nacelle plongea dans les vagues écumantes. Les hommes, cramponnés aux cordages, fouettés d’eau, jetèrent tout ce qui alourdissait l’appareil : D’un élan formidable, l’aérostat repartit vers les nuées.

Biot et Gay-Lussac exécutant des expériences à l'altitude de 4000 mètres, le 20 septembre 1804. Chromolithographie des années 1890-1900 réalisée d'après une gravure parue dans La Nature en 1874
Biot et Gay-Lussac exécutant des expériences à l’altitude de 4000 mètres,
le 20 septembre 1804. Chromolithographie des années 1890-1900 réalisée
d’après une gravure parue dans La Nature en 1874

L’eau, qui se glaçait sur leurs membres crispés, l’ascension aussi brutale que la descente arrachèrent aux malheureux des vomissements de sang, et, aux lueurs blêmes d’une aube de tempête, ils se virent tous trois au-dessus de l’Adriatique. Le vent violent les poussait vers la côte ; l’espoir renaissait, lorsqu’en s’abaissant le ballon, emporté dans un courant contraire, repartit furieusement vers le large. Vers le milieu du. jour, au moment où l’aérostat ne se soutenait plus que faiblement dans la tempête déclinante, un voilier recueillit deux hommes évanouis et un troisième à peine plus conscient.

Cet exemple entre tant d’autres est une des pages sombrement émouvantes de l’histoire de la conquête de l’air.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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