LA FRANCE PITTORESQUE
Cérémonie provençale d’immersion
des statues de saints :
déroulement et signification
(D’après « Bulletin de la Société d’anthropologie de Paris », paru en 1891)
Publié le vendredi 12 février 2021, par Redaction
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Dans certains villages de Provence, on fit jusqu’au milieu du XIXe siècle on allait processionnellement, à un moment de l’année, et avec un appareil de grande solennité religieuse, plonger la statue du patron du pays dans un cours d’eau du voisinage, cette cérémonie relevant dans certains cas de l’adoration proprement dite, dans d’autres de la coercition exercée par le dévot sur son fétiche récalcitrant
 

Se déroulant notamment à Callian, autour de Grasse ; à Collobrières, dans le massif montagneux des Maures ; à Signes, près de Toulon, etc., la pratique présentait certaines variantes de mise en scène pouvant indiquer à l’observateur une différence d’origine et de signification primitive de cette immersion. Pour fixer les idées sur cette divergence, spécifions successivement ce qui se faisait à Callian et à Collobrières.

À Callian, le jour de la fête patronale de sainte Maxime (16 mai), une procession composée de presque toute la population s’organisait, et son cortège se grossissait d’une partie des habitants des villages voisins. Toutes les confréries d’hommes et de femmes, les enfants aussi faisaient partie de la procession ; la musique n’était pas oubliée, et la compagnie des bravadaires, en armes, s’apprêtait à faire parler la poudre.

Statue de sainte Maxime dans l'église Notre-Dame de l'Assomption de Ramatuelle (Var)
Statue de sainte Maxime dans l’église Notre-Dame de l’Assomption de Ramatuelle (Var)

Le clergé, revêtu de ses ornements, et s’étant adjoint tous les ecclésiastiques des environs, se mettait en frais d’apparat ; on s’en allait ainsi, en chantant, jusqu’au quartier où jaillit la source de Sainte-Maxime. N’oublions pas de signaler que les statues des divers saints qui figuraient dans cette procession étaient couronnées de fruits autant que de fleurs. Dans maintes familles, on conservait avec soin des grappes de raisin depuis la vendange précédente pour les faire figurer ce jour-là. Ce détail nous indique que les attributs de Cybèle prévalaient, à la procession de Sainte-Maxime, sur ceux de Flore, qui dominent généralement dans ces cérémonies.

Arrivée près de la source, la procession entonnait un cantique en langue provençale, racontant comment sainte Maxime avait fait jaillir une source d’un rocher aride :

Maxima, dins sa bounta,
Fé sourtir l’aïgo d’oou roucas.

Pendant ce temps, les dévots se plaçaient de telle sorte que la statue était près de l’eau. La surexcitation mi-pieuse, mi joyeuse allait crescendo, d’autant que la compagnie des bravadaires faisait un tapage infernal avec ses coups de fusil. Sainte Maxime était alors plongée à trois reprises dans le liquide, et la foule en délire rentrait au village, les chanteurs s’époumonant, les bravadaires brûlant jusqu’à leur dernier grain de poudre, sans compter que, depuis le matin, le vin et autres excitants alcooliques étaient consommés avec une intempérance remarquable.

Une fois la fête passée, on ne ramenait plus de l’année la statue à la fontaine, quelles que fussent les éventualités météorologiques. Sainte Maxime prenait un bain par an, rien de plus, rien de moins.

À Collobrières, la manière d’agir était différente : le jour de la fête patronale (14 mai), la procession se dirigeait vers la fontaine qui alimente le petit cours d’eau voisin ; mais les statues des saints étaient ornées seulement de fleurs, et pas de fruits. Si les pluies du printemps avaient été suffisantes, la statue de saint Pons ne faisait que passer devant la fontaine ; on ne l’immergeait que si la sécheresse menaçait. En outre, si après la fête, et quel que fût le moment de l’année, les pluies venaient à faire défaut, saint Pons était de nouveau porté processionnellement jusqu’à l’endroit précité, et était plongé avec soin dans l’eau, eût-il été baigné déjà quinze jours auparavant, à peine.

La légende raconte que sainte Maxime de Callian, née à la fin du VIIe siècle appartenait à la noble maison de Grasse, et qu’elle avait une telle sainteté qu’elle fit jaillir une fontaine pendant sa vie, et qu’après sa mort elle délivra son frère, comme sainte Rossoline, de la maison de Villeneuve, délivra son frère Helion, prisonnier des infidèles, le ramenant, en une seule nuit, de terre sainte en Provence, sur son voile étendu sur la mer, c’est-à-dire transformé en barque miraculeuse. Quant à saint Pons, né au IIIe siècle et martyrisé en 257 à Cimiez (aujourd’hui compris dans la ville de Nice), c’était un anachorète qui évangélisa le canton de Collobrières et cinquante autres villages au moins de la basse ou de la haute Provence.

Mais toutes séduisantes que soient ces assertions, il va sans dire qu’elles ne s’appuient sur aucune donnée historique ; de sorte que sainte Maxime semble bien être la traduction française de Sancta Maxima, de même que saint Pons est une altération de Sancta Fons, qui s’est masculinisée en chemin.

Quoi qu’il en soit, ces deux variantes paraissent se rattacher à deux origines différentes de la cérémonie, et ont eu primitivement une signification distincte. À Collobrières, l’immersion de la statue n’était au fond qu’une coercition exercée vis-à-vis du saint, tandis qu’à Callian elle était une pratique purement pieuse. Dans un des cas, on punissait le fétiche ; dans l’autre, on n’avait que le seul désir de l’honorer.

Martyre de saint Pons. Peinture de Joseph Castel (1798-1853)
Martyre de saint Pons. Peinture de Joseph Castel (1798-1853)

Nous allons ici nous attarder sur le vestige religieux que représente la pratique de Callian. Les mentions semble-t-il les plus reculées qui nous soient venues touchant l’immersion pieuse de l’idole dans l’eau sont celles de la Junon des Grecs, qui récupérait chaque année sa virginité en se plongeant dans l’eau de la fontaine Canathos, en Achaïe, près d’Argos, et de la Mère idéenne de Pessinunte, ou d’Hierapolis. Cette Mère idéenne avait, on le sait, des temples célèbres qui, eux-mêmes, avaient été primitivement des sanctuaires de premier ordre du culte de la terre mère.

Dans ces temples, on plongeait les idoles dans l’eau, avec la pensée qu’on leur donnait ainsi un regain de puissance et de divinité. Il y avait à ce moment une surexcitation fanatique des dévots, qui allait jusqu’aux sacrifices les plus étranges : les coups de fouet, les incisions de la peau, l’émasculation même, ce qui était, disons-le en passant, une manière assez imprévue pour nous d’honorer l’idée de la reproduction, qui dominait dans le symbole de la déesse.

Quoi qu’il en soit, comme les plus grands bienfaits étaient espérés de la Mère idéenne, les Romains voulurent la posséder dans leur désir de domination et d’absorption qui les caractérisait, et nous savons qu’en l’an 205 avant Jésus-Christ la translation de Pessinunte à Rome se fit avec une grande solennité, et même que le fameux miracle de la vestale Claudia se produisit à cette occasion.

À partir du moment où la Cybèle de Pessinunte fut installée à Rome, on institua des fêtes annuelles, pendant lesquelles la déesse était plongée dans l’Almo, tandis que le peuple se livrait à des chants, des danses et des cris frénétiques. Seulement, comme les Romains ne poussaient pas le fanatisme religieux aussi loin que les peuplades asiatiques, l’exaltation n’alla pas chez eux jusqu’à l’émasculation ; ils préférèrent honorer autrement la déesse.

Nous venons de voir comment l’immersion de l’idole s’introduisit à Rome ; nous devons ajouter que ce ne fut pas la seule porte d’entrée de la coutume dans notre pays ; en effet, nous savons par Tacite que les Germains, Sarmathes, Goths, Scythes, etc., avaient le culte de Herta, dans lequel on plongeait aussi la divinité dans l’eau, à certains moments de l’année. Ce culte de Herta se propagea de pays en pays jusqu’en Celto-Lygie. Pour preuve l’importance que les mots de Herta, Herte, Berthe, Verte, ont conservé dans les superstitions de maintes provinces françaises depuis l’Alsace, les Vosges, le Jura, jusqu’aux Alpes et en Provence.

Il est donc infiniment probable que, lorsque les Romains envahirent la Celto-Lygie et les Gaules, ils trouvèrent le culte de Herta établi chez nos ancêtres. Selon leur coutume, l’acceptant pour le transformer à leur profit, ils l’identifièrent au culte de Cybèle, et l’immersion dans les fontaines et les torrents de la Provence ne fut bientôt que la réédition de ce qui se faisait sur les bords de l’Almo.

Que ces vestiges de croyances antiques se soient perpétués dans de minimes agglomérations humaines comme Callian, Signes ou Collobrières mais pas dans d’autres localités de plus grande importance, tient au fait que ces villages étaient des oppida celto-lygiens, avant l’invasion romaine, et par conséquent existaient à une époque où les villes de premier ordre de la Provence de nos jours n’avaient pas encore été fondées ; de sorte qu’il y est resté des traces du passé qu’on chercherait en vain ailleurs.

L’immersion de sainte Maxime de Callian, pratiquée jusqu’au milieu du XIXe siècle, n’a été, en somme, que la transformation chrétienne de la fête de Cybèle des Romains, de celle de Herta des Germains, de celle de la Junon canathienne des Grecs, de celle de la déesse syrienne de Pessinunte, Hierapolis, etc. On pourrait ajouter, étalement, de celle de Parvati des Indiens, et de celle du cycle des 52 années des anciens Mexicains.

Le Réal Collobrier, rivière irriguant Collobrières (Var)
Le Réal Collobrier, rivière irriguant Collobrières (Var)

En prenant la question de plus haut, on peut dire que toutes ces fêtes n’étaient en réalité, elles-mêmes, que la transformation du culte des fontaines, une des manifestations de l’animisme primitif de nos premiers parents. Pour cette manifestation de la religiosité, comme pour les autres, on voit que les premiers dévots eurent l’idée élémentaire, vague, incomplète, fruste.

Puis, à mesure que le culte fut perfectionné, elle prit des formes plus concrètes, mieux arrêtées. L’anthropomorphisme vint se substituer ensuite à l’idée originelle des forces de la nature, etc. En un mot, les religions, se stratifiant les unes sur les autres, comme les dépôts calcaires des sources incrustantes, ont transmis d’âge en âge la donnée initiale en l’appropriant au fur et mesure à la mode du moment. C’est ainsi que de Cybèle, de Rhéa, de Herta, de la Mère idéenne, de la Grande Mère à sainte Maxime (Sancta Maxima) ; de la Fontaine, la bonne Fontaine (Sancta Fons) à saint Pons, la transition paraît simple et naturelle pour celui qui veut y réfléchir un instant, en se dégageant de toute pensée étrangère à celle de la pure curiosité scientifique.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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