LA FRANCE PITTORESQUE
23 janvier 1883 : mort de l’illustrateur
Gustave Doré
(D’après « Gustave Doré, peintre, sculpteur, dessinateur et graveur »
(par René Delorme) paru en 1879, « Journal des débats politiques
et littéraires » du 13 mars 1885
et « La Semaine des familles » paru en 1883)
Publié le mardi 23 janvier 2024, par Redaction
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Une œuvre prodigieuse, difficile à connaître dans son ensemble, une imagination exubérante, le don de la vision, une intelligence prompte à tout concevoir, capable de se trouver à l’aise dans les plus grands sujets, une personnalité discrète, lointaine, presque cachée : tels sont les traits sous lesquels nous apparaît Gustave Doré, ce débutant de la caricature qui finit dans l’intimité des chefs-d’œuvre réputés inaccessibles au crayon, trop fier et trop fort pour se courber sous le joug d’une mode, protestant contre l’internement de l’artiste dans une spécialité
 

Gustave Doré est né à Strasbourg, le 6 janvier 1832, où son père exerçait les fonctions d’ingénieur des ponts et chaussées. C’est dans ce milieu à demi-allemand, à proximité des rivages pittoresques du Rhin qui durent vivement impressionner sa jeune imagination, qu’il passa ses premières années.

Il avait à peine dix ans lorsque son père fut appelé à Bourg-en-Bresse. L’enfance de Gustave Doré eut ainsi deux grandioses spectacles : les Vosges et les Alpes. C’est de là sans doute que date la prédilection du peintre pour les paysages de montagnes, pour les sites rocheux et accidentés.

Gustave Doré en 1860. Photographie de Pierre Petit (1832-1909)
Gustave Doré en 1860. Photographie de Pierre Petit (1832-1909)

On ne sait quand il apprit à dessiner, mais on connaît de lui des dessins datés qu’il exécuta à Strasbourg à l’âge de sept et huit ans et qui, malgré leur imperfection, dénotent déjà d’extraordinaires dispositions. À onze ans, il composa deux lithographies fort amusantes, qui furent tirées chez Ceyzériat, à Bourg. L’une avait été faite à la suite de l’inauguration de la statue de Bichat et dénotait beaucoup de facilité et d’humour. L’autre représentait la Martinoire, c’est-à-dire la grande glissade que les gamins de la ville organisaient l’hiver sur la pente de la place du Bastion.

Le petit prodige entra au lycée de Bourg-en-Bresse, précédé par sa réputation de dessinateur. Ses maîtres eurent le bon esprit de ne pas contrarier sa vocation. On le laissa dessiner sur ses cahiers, noircir des bonshommes sur ses corrigés et illustrer les marges de la grammaire de Lhomond. Une fois même, dans une composition en version, Doré remit au professeur, en guise de traduction, un dessin qui représentait, avec la plus rigoureuse exactitude, le meurtre de Clitus. Tandis que les solécismes abondaient dans les copies de ses petits camarades, Gustave Doré avait seul compris et rendu avec exactitude la scène contée par l’historien. Le professeur, Monsieur Grandmottet, n’hésita pas à donner la place de premier à Gustave Doré.

Les leçons du collège n’étaient pas, tant s’en faut, sa principale préoccupation. Il accompagnait son père dans ses courses ; il en rapportait des croquis qu’il encadrait dans les grandioses et fantastiques paysages qui les premiers avaient frappé ses yeux. Pour encourager l’enfant à bien travailler, son père lui avait promis de le conduire à Paris, s’il obtenait des prix à la fin de sa quatrième.

Doré eut ses couronnes et partit (1847), emportant dans sa malle plusieurs albums. À peine descendu à l’hôtel, il s’esquiva et courut se présenter tout seul chez Philippon, directeur du Journal pour rire, dont les bureaux étaient situés place de la Bourse. Qu’on juge de la surprise de Philippon, quand ce petit collégien lui montra une série étourdissante de dessins, parmi lesquels se trouvait une suite sur les travaux d’Hercule : « Qui est-ce qui a fait cela ? — C’est moi, Monsieur. »

Très intrigué, le directeur fit causer l’enfant, qui lui raconta comment il avait vu un numéro du Journal pour rire, à Bourg, comment il s’était sauvé de l’hôtel pour venir se présenter. Il lui confia de plus son vif désir de rester à Paris pour étudier le dessin et devenir artiste, et la crainte qu’il avait d’être emmené à Bourg, parce que son père trouvait que l’éducation était trop coûteuse dans les lycées de Paris. C’était un excellent homme que Philippon. Il écouta attentivement le petit collégien et lui dit en le reconduisant : « Laissez-moi vos dessins. Retournez près de vos parents, qui doivent être inquiets ; et priez votre père de venir me voir. Je crois que tout ce que vous désirez pourra se réaliser. »

De retour à la maison et tout joyeux, Gustave raconta l’aventure à son père. En homme prudent, celui-ci fit des objections et chercha à calmer l’enthousiasme de son fils, dont les études étaient loin d’être terminées. Mais une heure plus tard, Philippon déclarait au père de Gustave que la vocation de l’enfant lui paraissait vraiment extraordinaire, qu’il fallait absolument que le petit artiste ne s’éloignât plus du Musée du Louvre ; que, pour tout concilier, il allait publier les Travaux d’Hercule, et que le prix de ces dessins et de ceux que Gustave Doré pourrait faire suffirait amplement à payer sa pension au lycée Charlemagne.

Le Chat botté, par Gustave Doré : Au secours ! Au secours ! Voilà M. le marquis de Carabas qui se noie ! Illustration extraite des Contes de Perrault
Le Chat botté, par Gustave Doré : Au secours ! Au secours ! Voilà M. le marquis de Carabas
qui se noie !
Illustration extraite des Contes de Perrault

Le père de Gustave, agissant comme tuteur de son fils mineur, signa avec Philippon un traité par lequel « M. Gustave Doré fils ne sera tenu de fournir qu’une planche par semaine, s’il n’a pas le temps d’en faire davantage, soit à cause de ses devoirs tant que dureront ses études, soit à l’époque des vacances dont il sera libre de jouir, soit enfin pour cause de maladie. » Les dessins à la plume, format du Journal pour rire, devaient être payés 40 francs, et ceux au crayon format quart jésus, 15 francs, et ces prix allaient en augmentant d’année en année. Le père ajoutait, en parlant de son fils : « C’est un jeune homme plein d’honneur et de bons sentiments, et vous pouvez compter qu’il ne manquera pas à ses engagements. »

Doré resta donc à Paris, sous la surveillance d’une amie de sa mère, Madame Hérouville, qui demeurait rue Saint-Paul, à deux pas du collège. Ses nouveaux professeurs furent aussi faciles que ceux de Bourg. Quand Monsieur Girard, qui enseignait alors l’histoire, avait exposé à ses élèves le caractère et les traits saillants d’un empereur romain, il terminait généralement sa leçon en disant : « Doré, passez au tableau, et faites un portrait de Néron, pour que ces messieurs comprennent bien ce que je viens de dire. »

Monsieur Berger, homme d’esprit dont la taille avait pris une ampleur si phénoménale qu’on disait de lui : « C’est l’homme le plus gros et le plus fin de France », fut également un des maîtres de Gustave Doré, qui continuait à faire ses versions au crayon. « Chacun a sa manière, lui disait le maître. C’est comme cela que vous traduisez le grec, allez. Je respecte votre idiome, qui n’est pas le mien. » Et, le prenant à part, il ajoutait en souriant : « Tant que je ferai ma classe, il ne sera jamais question de Vitellius, parce que vous feriez mon portrait, et que j’ai conservé un reste de fatuité. »

Gustave Doré suivit pendant un an les cours du lycée Charlemagne ; mais sa vocation d’artiste l’emporta, et il ne tarda pas à jeter aux orties les thèmes grecs et les vers latins. Il accomplit scrupuleusement les clauses du traité qui l’engageait pendant trois ans et fournit régulièrement au journal ces dessins qui traduisaient le Fait-Paris avec une gaieté, une verve comique et un entrain mémorables.

On le voit, peu d’artistes ont accusé d’aussi bonne heure et avec autant de netteté leur vocation et leur talent. Mais, jusqu’alors, Gustave Doré, obéissant à son imagination d’écolier, n’avait guère fait que des croquis amusants pour le Journal pour rire ou des scènes d’histoire pour ses professeurs. L’année où il quitta le lycée et où il commença à peindre allait lui mettre sous les yeux l’histoire réelle et sanglante.

Les journées de juin 1848 éclatèrent, et l’artiste assista, de la rue Saint-Paul, à l’insurrection du faubourg Saint-Antoine. Ce qui l’attira vers ce spectacle du peuple soulevé, des barricades improvisées, des fusillades et des massacres, ce n’était pas la politique, dont il se souciait peu, mais la vue des groupes d’hommes, animés par la passion, le jeu des muscles, le fourmillement étrange et puissant du faubourg. Pendant qu’on se battait, il étudiait, il dessinait, il acquerrait, d’après nature, cette science, cet art merveilleux du groupement, qu’il était le seul à posséder aussi complètement.

En sortant du lycée Charlemagne, le futur illustrateur de la Bible négligea de faire consacrer la validité de ses études par le diplôme de bachelier ; il ne quitta les études que pour se livrer tout entier à l’exercice de son art. Non pas qu’il suivît un maître ; Doré avait une nature trop primesautière pour s’assujettir aux leçons d’un professeur. Peut-être même eut-il le tort de pousser l’indépendance trop loin et de ne pas accepter pendant quelques années le magistère d’un grand peintre. Ce défaut de direction permit à Doré de conserver toute son originalité.

Le Déluge, par Gustave Doré. Illustration extraite de la Bible
Le Déluge, par Gustave Doré. Illustration extraite de la Bible

En dépit de cette lacune, Doré se révéla dans le ciel artistique comme une fusée de feu d’artifice. À la première pièce, tous les yeux se levèrent, et, dès lors, ce fut, depuis l’âge de dix-huit ans, une série ininterrompue d’éblouissements et de surprises. On appela Doré « l’enfant prodige », et cela dura ainsi pendant les trente ans qu’il émerveilla le public par la miraculeuse fécondité de son génie. À vingt-deux ans, Doré était en possession de cette renommée universelle que tant de grands artistes n’atteignent que dans la pleine maturité de l’âge. Et la juvénilité de cette gloire était tellement connue que, pendant plus de quinze ans, la foule répéta le mot des premiers triomphes : « Doré n’a que vingt-deux ans ! »

Et la foule disait juste. Jusqu’à trente-cinq ans, tout en marchant de conquête en conquête, Doré garda, dans ses productions comme dans sa personne, la fraîcheur, l’exubérance, le sans-souci de la vingt-deuxième année. Comment en eût-il été autrement ? Jamais vie ne fut plus adulée par le destin. Né avec une fortune qui lui eût permis d’être un viveur, il était admirablement doué, il avait, avec l’amour du travail, la passion de l’art et la concupiscence de la gloire. Et le cœur était resté enfant comme le reste.

Prodige des contrastes, en effet ! Ce magistral dessinateur qui, dans l’intimité, étonnait ses amis par l’inattendu de ses caprices et de ses fantaisies, professait un culte religieux pour sa mère. Madame Doré était une personne aux allures austères ; en dépit des entraînements de la jeunesse, Doré ne voulut jamais se séparer d’elle et la garda jusqu’au jour où la mort vint la lui arracher. Majestueuse et rigide, elle habitait avec son fils cet atelier de la rue Saint-Dominique dépourvu de bibelots, mais tout fourmillant d’armes, d’haltères, de trapèzes, d’anneaux. De quelles scènes fantastiques et charmantes ne furent pas alors témoins les amis du jeune peintre ! Soudain, Doré, quittant le bois sur lequel il préparait le chef-d’œuvre du lendemain, accourait auprès de sa mère avec des cambrures de jeune chat, ronronnant et se caressant contre elle. Puis, une seconde après, voilà qu’il prenait son essor et bondissait sur une échelle ou un trapèze. Tantôt, monté au faîte, invisible à l’œil, il se balançait dans un tourbillonnement vertigineux ; tantôt, il sautait à terre, culbutait deux ou trois fois, filait comme une flèche par-dessus le cheval de bois, puis dégringolait des cordages, et, campé sur sa chaise, le crayon à la main, ou debout devant une selle, manipulait la terre glaise ou donnait le dernier coup de pouce à quelque maquette commencée.

Un des plus anciens amis de Gustave Doré, Lemercier de Neuville, nous raconte que l’un des traits de cette nature indépendante et très entière était l’enthousiasme. De l’idéal rêvé à la réalisation, jamais Doré n’a vu d’obstacle. « Aussi, dit à ce propos M. de Neuville, Doré a-t-il toujours été un parieur acharné. La gageure fut pour lui une seconde vie. Quand on lui disait : Ceci est impossible, il répondait : Je parie que je vais le faire. »

Il entreprit un voyage dans le Tyrol. Un jour, lassé d’escalader les montagnes et de dessiner les magnifiques points de vue du pays, il dit aux amis qui l’accompagnaient :

— Ce serait une bonne chose de se reposer, ne fût-ce qu’un jour, mais il serait fort désagréable de voir d’autres touristes nous devancer dans nos excursions.

— Se reposer est facile, lui répondit un ami, mais nous n’empêcherons jamais les Anglais qui voyagent dans la contrée de ne pas faire comme nous. Ils ont une opiniâtreté et des guinées britanniques qui lèvent tous les obstacles.

— Bah ! reprit Doré, je parie que, si je veux, pas plus tard que demain, aucun des guides du village n’est capable de conduire le plus riche des Anglais.

— Allons donc.

— Je parie !

Le Purgatoire, par Gustave Doré
Le Purgatoire, par Gustave Doré

On paria, une futilité sans doute, car Doré n’était parieur que par amour-propre. Les touristes français étaient alors à Galassa ; le soir tombait et les guides du village revenaient les uns après les autres. Nos jeunes compatriotes.rentrèrent à l’hôtel, dînèrent, puis, après le repas, Doré sortit. Une heure se passa, et Gustave revint avec une demi-douzaine de guides, couverts de poussière et de boue, accompagnés de leurs femmes et de leurs filles. Un orchestre fut vite organisé et le bal commença. À minuit, tout le village dansait dans la grande salle des brasseurs de l’hôtel ; à deux heures du matin, les jambes n’étaient pas encore fatiguées ; seuls, les musiciens n’avaient plus de force. On les remplaça et le bal reprit de plus belle. Bref, à six heures, exténués, sans bras et sans jambes, les guides allèrent se coucher.

« À ce moment, rapporte Lemercier de Neuville, une petite troupe d’Anglais débouchait dans l’hôtel et demandait les guides. Hélas ! tous ronflaient profondément ; on ne put en réveiller un seul. Les Anglais durent attendre au lendemain. Quant à Doré, non seulement il avait gagné son pari, mais encore il n’avait pas perdu son temps : assis dans un coin de la salle des brasseurs, il avait dessiné toute la nuit. »

Sur les bancs du collège, Gustave Doré avait conçu le projet d’illustrer les grands écrivains. Il s’attaqua d’abord à Rabelais, et composa une série de dessins d’une verve étincelante, d’une saisissante originalité. Il s’était si bien identifié avec les personnages, il avait « rompu l’os et sucé la substantifique moüelle » avec tant de conscience, que son œuvre n’était plus une illustration, mais une véritable traduction. Le livre eut un immense succès, malgré la lésinerie du libraire qui, peu confiant dans la réussite de l’entreprise, ne s’était décidé à l’éditer que sur les instances du bibliophile Jacob, et encore avec des têtes de clous et du papier à chandelle. Vint ensuite la Légende du Juif Errant, avec des vers de Pierre Dupont ; puis, en 1856, les Contes drolatiques, de Balzac, dans lesquels Doré se surpassa.

En 1861, parurent l’Enfer, du Dante, les Contes de Perrault, le Voyage aux Pyrénées de Taine. En 1862, Atala et Don Quichotte. En 1864, la Bible. En 1865, Milton, qui fut publié à Londres. En 1866, les Essais de Montaigne. En 1867, les Fables de La Fontaine. En 1868, Eliane, Viviane et Geneviève, de Tennyson, le Purgatoire et le Paradis, du Dante. En 1875, La Chanson du vieux marin, de Colridge. En 1877, les Croisades, de Michaud. — Enfin, en 1879, Roland furieux. Entre temps, parurent le Baron de Munchausen et le Voyage en Espagne.

De plus, Doré avait crayonné quelques compositions d’un grand souffle patriotique : la Paix et la Guerre, après Sadowa, la Marseillaise, le Chant du Départ, le Rhin allemand et le Sphinx, un dieu sourd que la France interroge anxieusement au moment de ses revers, enfin la Sainte Russie, une sorte de pamphlet des plus sarcastiques.

Mais de tous les livres où se déploya le génie de Doré, la Bible fut incontestablement celui où les qualités du grand dessinateur brillèrent du plus vif éclat. Un bon juge en matière d’art, Léon Gautier, enthousiasmé par les illustrations religieuses de Doré, porte sur cette œuvre le jugement suivant :

« Personne, dit Gautier, personne ne possède au même degré le sentiment du pittoresque, l’art de la composition, la science de l’effet. Ce que M. Gustave Doré aime dans la nature, c’est la lutte immortelle, toujours la même et toujours nouvelle, de la lumière avec les ténèbres, du jour avec la nuit, du blanc avec le noir. Avec ces deux seules couleurs (les seules que la gravure puisse rendre) il produit des heurts merveilleux, des effets indescriptibles, des scènes qui étonnent, éblouissent, retiennent le regard. Ce qu’il aime ensuite et ce qu’il peint le mieux, c’est la vie. Tous ses personnages ont une vie remuante et superbement animée. Ils marchent véritablement, ils palpitent, ils se précipitent, ils frappent, ils sont atteints, ils meurent. Le dessinateur s’est tait tout jeune connaître par sa science de l’anatomie, par sa peinture énergique des muscles humains.

Scène du Dante, par Gustave Doré
Scène du Dante, par Gustave Doré

« Ses personnages sont non seulement vivants, mais énergiquement vivants. Oui, ces épaules plient bien sous ces fardeaux ; ces bras font bien un vigoureux effort, ces mains se crispent naturellement ; ces corps se convulsent dans les affres de la mort. Appliqués à nos races modernes,grêles et étriquées, ces forts dessins sembleraient peut-être exagérés ; appliqués aux grandes races des époques primitives, ils ne sont que vrais. Ces géants, d’ailleurs, se meuvent sur un théâtre digne d’eux ; M. Doré est un paysagiste. Ce n’est pas un de ces peintres sur porcelaine qui lèchent et pourlèchent chacun de leurs tableaux, afin que les amateurs éprouvent la délicate jouissance de les considérer au microscope. Non, c’est un dessinateur fougueux devant qui tremble le crayon, qui le saisit d’une main rude et presque colère, qui en jette sur le bois quelques coups formidablement énergiques et qui ébauche ainsi, avec une rapidité merveilleuse, quelque paysage immense comme celui qui sert de cadre à la Tentation de Jésus au désert, ou à l’Amitié de David et de Jonathas, ou à la Lutte de Samson contre le Lion.

« Au milieu de ces campagnes imaginées par lui, l’artiste, qui a, en peinture la notion du groupe, éparpille souvent des milliers de personnages, semblable et presque supérieur à ce grand peintre anglais, Martins, qui a peint si pittoresquement le Jugement dernier et le Festin de Balthazar. Dans la Scène du Déluge de Doré, je reconnais un Martins doublé d’un Callot ; et l’on est encore plus vivement frappé de son Samson poursuivant les Philistins, de son Passage de la mer Rouge, de son Retour de l’Arche, et de ses Habitants de Jérusalem voyant des armées dans le ciel. »

Mais si le dessinateur ne fut jamais sérieusement contesté, le peintre le fut davantage. Contrairement à l’idée généralement admise dans le public, Gustave Doré s’adonna à la peinture avec non moins d’ardeur qu’au dessin. De son temps, il fit deux parts : le matin il peignait ; le soir, il dessinait. On peut même dire que de 1848 à 1852, Doré pratiqua plus la peinture que le dessin. En 1853, il débutait au Salon avec une Famille de saltimbanques, l’Enfant rose et l’Enfant chétif, deux toiles d’un grand sentiment et d’une belle couleur. L’année suivante il donnait les Femmes d’Alsace. À l’exposition de 1855, trois toiles magistrales, la Bataille de l’Alma, le Soir, la Prairie, venaient s’offrir aux yeux du public, et voici dans quels termes le prince de la critique, Théophile Gautier, saluait ces trois œuvres du peintre de vingt-deux ans :

« M. Gustave Doré, dans sa Bataille de l’Alma, s’est éloigné, disait Théophile Gautier, des dispositions habituelles ; il a fait une bataille de soldats ; les zouaves escaladent les pentes rapides de la montagne avec une impétuosité tumultueuse, culbutant les Russes surpris. Le mouvement ascensionnel de la vaillante cohorte est très bien rendu : on dirait un torrent qui rebrousse vers sa source. Les épisodes disparaissent dans le tourbillon et l’œil ne saisit aucun détail. L’exécution, beaucoup trop rapide, dépasse en fougue les esquisses les plus fiévreuses, et l’on croirait, à certains tons boueux, que l’artiste n’a pas même pris le temps d’essuyer son pinceau.

Contrebandiers espagnols. Peinture de Gustave Doré (1876)
Contrebandiers espagnols. Peinture de Gustave Doré (1876)

« Pourtant, ce n’est pas une chose médiocre que la Bataille de l’Alma ; il y a là vie, force et volonté. M. Gustave Doré possède une des plus merveilleuses organisations d’artiste que nous connaissions. Les illustrations de Rabelais, des Contes drolatiques et des Légendes populaires sont des chefs-d’œuvre où le réalisme le plus puissant se mêle au caprice le plus rare. Son atelier regorge de toiles immenses ébauchées avec une force qui dépasse celle de Goya, puis laissées et reprises, où, dans un chaos de couleurs, étincellent des morceaux de premier ordre : une tête, un torse, un pourpoint enlevés comme pourraient le faire Rubens, Tintoret ou Velasquez... Dès à présent à travers les vapeurs, brille un rayon de génie, oui, de génie, un mot dont nous ne sommes pas prodigues. »

Cependant, ce fut un tollé général. Le public, ébloui par les planches du Rabelais et des Contes drolatiques, avait sacré Doré dessinateur et ne voulait pas le proclamer peintre. Les critiques plurent dru comme grêle, la calomnie s’en mêla. Doré ne s’émut pas : il répondit en envoyant aux salons des années suivantes une nouvelle série de toiles, la plupart d’un grand format décoratif : les Martyrs, le Néophyte, d’une composition savante et d’un effet saisissant ; Gédéon choisissant ses soldats, le Dante aux enfers, l’Entrée de Jésus à Jérusalem, qui entraîna l’artiste à une dépense de 50 000 francs ; Chez Caïphe, les Contrebandiers espagnols, la Bataille d’Inkermann, le Déluge, Françoise de Rimini, l’Ange et Tobie, acheté par l’État pour le musée du Luxembourg ; Une Soirée dans la campagne de Grenade, le Salon de jeu à Bade, qui déchaîna une tempête ; les Filles de Jephté, Souvenirs de la Savoie, les Titans, les Anges rebelles précipités, les Alpes, le Vallon.

La critique se montra de plus en plus cruelle. Indigné des nouvelles épigrammes que décochaient contre le grand artiste des esthéticiens prétentieux, Théophile Gautier écrivit : « Si éclatante que soit sa réputation, Gustave Doré n’a pas été apprécié à sa juste valeur. On aime en France les talents stériles et l’on se délie étrangement de la fécondité. »

Doré ne se découragea pas ; il reprit la palette et en fit jaillir successivement l’Alsace, le Massacre des Innocents, les Ténèbres, le Désert, les Martyrs chrétiens, les Sentiers, les Ruines du château de Dreystein, le Vagabond, l’Aube, la Mort d’Orphée, etc.

Comme aquarelliste, Doré se révéla vers 1877, en envoyant au Cercle de la place Vendôme un Gargantua au berceau qui dévore des vaches, et l’année suivante, à la salle de la rue Laffitte, le portrait de sa mère, portrait remarquable par la sûreté de main, l’entente de l’effet, la chaleur des tons et la simplicité de la composition ; puis diverses études : une Anglaise et un Normand ; deux têtes d’une rare profondeur d’observation.

La Parque et l’Amour. Sculpture de Gustave Doré (1877)

Le sculpteur fit ses débuts vers la même époque. Le Salon de 1877 reçut de Gustave Doré un groupe aux vastes proportions, La Parque et l’Amour, groupe d’un cachet original, très poussé et qui trahit une main déjà exercée par des études antérieures. L’année suivante, Doré exposa son remarquable groupe de la Loire. En même temps, il exposait au Palais du Champ-de-Mars une torchère monumentale personnifiant la Nuit et un vase décoratif gigantesque, sur lequel il avait buriné le poème de la vigne. Tout le monde connaît ce vase, auquel l’artiste avait donné la patine du bronze vert afin de mettre la gaieté du ton en harmonie avec la gaieté du sujet. Ce fut un des chefs-d’œuvre de la sculpture de l’Exposition.

En 1879, Doré exposa une négresse cherchant à soustraire son enfant aux étreintes d’un serpent qui s’accroche s’accroche sa tunique — symbole émouvant et bien rendu de l’amour et du dévouement maternel. En 1882, Doré envoya une Vierge-Mère d’un sentiment admirable, pleine do tendresse et de majesté. Au moment où la mort l’a frappé, le grand artiste mettait la dernière main à. la statue colossale d’Alexandre Dumas.

Les créations de Doré ne se bornent pas là. Il faut citer encore l’Enlèvement de Ganymède, qui figura à la dernière exposition des Mirlitons, une statue de la Danse d’un très beau mouvement, destinée au théâtre de Monte Carlo, et enfin une Nymphe dénichant des Faunes.

Voilà l’œuvre sommairement énumérée. C’est le travail d’un Titan. Et cependant ; au physique, l’homme ne répondait pas à cette donnée. De taille moyenne, les cheveux épais et soyeux, le front haut, les yeux bleus et pétillants, le nez petit, la moustache peu garnie, les épaules larges, Doré était d’une complexion relativement délicate. Pour peu que l’on causât avec lui, l’œil de l’artiste s’animait, les saillies succédaient aux saillies, et sous l’Alsacien, on croyait découvrir l’enfant de Paris avec sa fougue, sa verve, son audace et son brio.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, Doré habitait rue Saint-Dominique avec sa mère. C’est là qu’il dessinait, faisait des croquis, de l’aquarelle, des eaux-fortes et de la musique avec l’entrain et la dextérité d’un virtuose. Son atelier de peintre et de sculpteur était situé rue Bayard. Cet atelier était un immense hall, une nef d’église construite spécialement pour lui, dans laquelle étaient entassés, toiles, groupes, etc. Au milieu s’épanouissait une table énorme chargée de brosses, de boîtes à couleurs, de tout ce qui était nécessaire à l’artiste.

Quand on pénétrait sous celte vaste voûte, on se sentait comme écrasé. Mille pensées vous assaillaient et l’on se croyait volontiers transporté dans la demeure d’un Titan. Son œuvre est le plus considérable qu’aucun maître ait jamais pu mettre à son actif. Il est colossal, et l’on reste confondu en présence d’une fécondité aussi heureuse et devant ce million de dessins, de tableaux, où pas une redite, pas une répétition, pas même une réminiscence ne choque le regard du spectateur le plus :. attentif.

En dépit d’une telle supériorité, Doré ne fut pas compris de tous ses contemporains. Des esprits étroits ne voulurent pas admettre que Doré pût traduire sa pensée autrement que par le crayon. Dans le monde officiel des « salonniers » on s’était donné le mot pour n’admirer en Gustave Doré que le dessinateur. Des sots allaient jusqu’à ricaner des « prétentions » d’un artiste qui se croyait capable de manier à la fois le pinceau et l’ébauchoir. Et comme les sots forment une nombreuse corporation, une sorte de conspiration du silence avait fini par s’organiser contre Doré. Les tableaux et les statues du grand artiste étaient peu à peu considérés comme non avenus par la grande majorité des critiques.

Affiche publicitaire de 1897 pour la souscription à une édition de 1897 de Rabelais illustré par Gustave Doré
Affiche publicitaire de 1897 pour la souscription à une édition de 1897
de Rabelais illustré par Gustave Doré

Les qualités de l’homme privé égalaient celles de l’artiste. Son humeur pouvait être fantasque, mais son cœur était d’une bonté peu commune. Quand il s’agissait de venir en aide à un artiste malheureux ou de soulager une infortune, Gustave Doré donnait avec une libéralité qui allait jusqu’à la prodigalité. Jamais personne ne s’adressa en vain à Doré ; ce qui explique que cet homme, qui gagna des sommes considérables avec son crayon et son pinceau, dont les œuvres furent reproduites dans le monde entier à des millions d’exemplaires, mourut sans autre fortune que le patrimoine qu’il tenait de sa famille.

Un seul fait suffit pour peindre son caractère. L’exécution en bronze du vase gigantesque figurant à l’Exposition universelle de 1878 coûta une somme énorme ; cependant l’artiste ne voulut jamais le vendre à l’étranger, bien qu’on lui fît les offres les plus séduisantes. Il préféra le garder dans son atelier, disant qu’il ne voulait pas que ce vase, qu’il regardait comme la partie capitale de son œuvre, allât en Angleterre. Gustave Doré était en outre, un esprit cultivé ; son instruction, aussi variée que solide, étonnait les profanes qui ne pouvaient se résigner à croire qu’un véritable artiste n’est pas un bohème ignare.

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