LA FRANCE PITTORESQUE
22 janvier 1888 : mort du vaudevilliste
et académicien Eugène Labiche
(D’après « Dimanche illustré » du 9 août 1936 et « Revue illustrée » du 15 février 1888)
Publié le jeudi 21 janvier 2021, par Redaction
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Le jeune écrivain Eugène-Marin Labiche est à peine âgé de vingt ans lorsqu’il collabore déjà à divers journaux, ses contes, très appréciés, étant bientôt suivis de romans connaissant de beaux succès, vaudevilles et comédies satiriques ne tardant pas à couler de sa veine inépuisablement féconde et à le situer parmi les hommes les plus spirituels de son temps
 

C’est le 6 mai 1815 qu’était né, à Paris, Eugène Labiche, d’une famille de grands bourgeois. Lorsqu’il eut dix-neuf ans, son père lui dit : « Tu viens de terminer tes études. Voyage donc ! Visite l’Italie ! — Excellente idée. Je vais demander à un de mes camarades s’il veut venir avec moi. » Ce camarade était Alphonse Jolly. Il devait plus tard écrire avec lui une réjouissante comédie : La Grammaire. Et voilà les deux joyeux compagnons partis pour la Péninsule. Chaque soir, avant de se coucher, Labiche prenait des notes sur ce qu’il avait vu, sur ce qu’il avait admiré.

— Tu te lasseras vite de cette corvée, souriait Jolly.

— C’est un plaisir, mon cher. Je tiendrai jusqu’au bout. Je mets des grains dans le grenier de la mémoire...

Eugène Labiche vers 1870. Photographie de Félix Nadar
Eugène Labiche vers 1870. Photographie de Félix Nadar

Jusqu’au dernier jour de son séjour en Italie il rédigea ses notes de voyage, et c’est peut-être en les compulsant plus tard qu’il retrouva le souvenir et les propos d’un bon bourgeois nommé Perrichon rencontré en cours de route. À Naples, Labiche eut une aventure. Il avait à toucher une traite de cinq cents francs. Le banquier lui remit un petit rouleau d’or soigneusement enveloppé. Sur le palier — l’esprit de l’escalier — le jeune voyageur eut l’idée de compter le contenu du rouleau. Il pénétra brusquement chez le payeur :

— Il manque cinquante francs ! s’écria-t-il.

— Vous vous en êtes aperçu, répondit l’autre en souriant et en le remboursant.

— Deux répliques seulement, disait Labiche. Toute une pièce en deux répliques.

Labiche, quelques années après, devait écrire les livrets de Le Corricolo (opéra-cornique en trois actes, en collaboration avec A. Delacour) ; En manches de chemise (musique de A. de Villebichot) ; Le Fils du brigadier (collaborateur A. Delacour) ; L’Omelette à la Follembuche (musique de Léo Delibes), et le fameux Voyage en Chine (musique de François Bazin), mais il n’était pas mélomane. Lors de ce voyage en Italie, au Théâtre de San Carlo, un de ses voisins à l’orchestre lui flanquait de grands coups de coude dans les côtes pour lui signaler les beautés de la partition. Alors Labiche lui souffla à l’oreille : « Je n’aime pas la musique ! Ce n’est pas ma faute : j’ai le tympan convexe au lieu de l’avoir concave ! »

De retour à Paris, Labiche entra dans la critique. Il avait des loisirs ; ses amis journalistes et le directeur de la Gazette des Théâtres l’invitèrent à manier le fouet de la satire : « Hardi ! Ne craignez pas de frapper... »

Et Labiche frappa. Il ne possédait pas encore cette indulgence que donnent l’âge et l’expérience. Seules les grandes œuvres le passionnaient. Il décortiquait les pièces banales, en montrait le vide et le peu de valeur. Le rêve de Labiche était d’écrire des œuvres sublimes. Il avait envie de s’écrier : « Moi aussi, je suis auteur dramatique ! Moi aussi, je puis faire pleurer les foules ! » Et il forgea un drame bien noir qu’il intitula : L’Avocat Loubet, et dont l’action se passait au dix-septième siècle.

Labiche, le cœur battant d’émotion, alla porter son ours au Théâtre du Panthéon dont le directeur était chapelier. Les cinq membres de son comité de lecture étaient également chapeliers. Labiche fut invité à lire son drame devant ce comité. Il s’assit très ému, posa son chapeau sur la table et commença la lecture. Vers le milieu du premier acte, son voisin, un de ses juges, prit négligemment le chapeau du lecteur, regarda la coiffe, fit la grimace et passa le chapeau à un autre juge ; même regard et même grimace. De main en main le chapeau fit ainsi le tour de la table ; il finit son tour au moment même où Labiche achevait son acte.

— N’allez pas plus loin, lui dit d’un ton renfrogné le directeur. Votre pièce ne peut nous convenir...

— J’ai compris, répondit le jeune auteur

Le soir il contait sa mésaventure à ses amis : « Le directeur du Panthéon ainsi que les membres du comité sont des chapeliers de la rive gauche. Moi j’achète mes chapeaux sur la rive droite ! À l’avenir j’aurai comme devise : plaire aux chapeliers ! »

Eugène Labiche (à gauche), avec Henri Luguet, Pierre Ravel et Lhéritier. Aquarelle de Lhéritier (1867)
Eugène Labiche (à gauche), avec Henri Luguet, Pierre Ravel et Lhéritier. Aquarelle de Lhéritier (1867)

Et Labiche plaça une autre plume à son chapeau ; délaissant les sombres tragédies, il se mit à trousser de petits actes accorts, pleins de bonhomie souriante, ne se doutant pas qu’un jour il entrerait à l’Académie, prenant place auprès des plus grands écrivains de son temps,

Labiche allait beaucoup dans le monde. Là il rencontra une jeune fille appartenant à l’aristocratie du monde bourgeois. Il fit sa cour, plut infiniment, mais les beaux-parents mirent une condition au mariage : « Plus de théâtre ! Plus de ces œuvrettes folichonnes ! La vie calme du foyer... »

Labiche accepta : il aimait !... Heureusement il avait rencontré en sa compagne une femme intelligente.... Six mois après le mariage elle lui disait en souriant :

— Écris donc ! Mais plus de petites pièces : de grandes œuvres comiques...

— Tu as raison. D’autant plus que j’ai toujours eu un merveilleux modèle devant moi.

— Lequel ?

— Le Bourgeois ! Avec lui, rien d’excessif... ses vices ne sont que des travers, ses vertus ne vont jamais jusqu’à l’héroïsme ; ni attendrissement ni colère véritable. Le sujet est inépuisable, d’une variété qui, sans cesse, le transforme et le renouvelle !...

Labiche avait bon estomac. À une gaieté inaltérable il joignait un appétit aussi solide qu’elle. Qualités précieuses qui faisaient de lui le modèle du convive. Il dînait souvent en ville et recevait fréquemment chez lui. Autour de sa table, très soignée, venaient s’asseoir les Augier, les Dumas, les Legouvé, les Maquet ; des savants, des artistes, des gens du monde, de nombreux collaborateurs. Ce qu’on y dépensait de verve, ce qu’il s’y disait de mots plaisants fournirait de la pâture aux échos d’un journal, de dix journaux, et pour longtemps.

Après le repas, d’excellents cigares attendaient les convives au fumoir. Là, en petit comité, Alfred Arago racontait des anecdotes, des scènes à mourir de rire. Quand le pauvre Cham était parmi les convives, on ne sortait pas de chez Labiche à moins d’un violent point de côté.

L’immeuble du 67 de la rue Caumartin lui appartenait. L’ameublement était celui d’un riche bourgeois et ne présentait rien de particulier. Dans son cabinet, deux marines de joseph Vernet, d’autres tableaux encore, et sur la pendule une jolie terre cuite de Clodion. Le bureau était au milieu de la pièce, surchargé de- journaux, de manuscrits. C’est là que, armé de sa bonne plume d’oie, le célèbre auteur traçait ses hilarantes combinaisons dramatiques. Il travaillait rarement seul. Le frottement d’un collaborateur lui était nécessaire pour faire éclater les fusées de son esprit. Sa part dans le travail était toujours la plus importante.

Labiche avait collaboré avec deux académiciens : Le Prix Martin, avec Émile Augier, et La Cigale chez les Fourmis, avec Ernest Legouvé. En 1835, il avait acheté une très grande terre en Sologne, de 900 hectares, qu’il faisait valoir lui-même. II avait défriché des landes, planté des bois, et avait la passion de l’agriculture ; il la préférait à celle du théâtre. Il possédait à Souvigny, par La Motte-Beuvron, trois ou quatre fermes avec des élèves de toutes sortes. Très fier de ses moutons, il avait soin de faire remarquer à ses hôtes l’excellence des côtelettes et des gigots solognots. Il avait eu cette chance presque unique d’échapper aux haines et aux calomnies des jaloux. Sa fortune et sa gloire ne lui avaient pas fait d’envieux.

Eugène Labiche. Gravure d'Henri Thiriat parue dans Revue illustrée du 15 février 1888 et réalisée d'après un dessin de Georges Desvallières (1861–1950)
Eugène Labiche. Gravure d’Henri Thiriat parue dans Revue illustrée du 15 février 1888
et réalisée d’après un dessin de Georges Desvallières (1861–1950)

Chaussé de gros souliers surmontés de houseaux de cuir, couvert d’une blouse bleue qui lui descendait jusqu’aux talons, par des sentes remplies de papillons jaunes, de bourdons de velours, de libellules en joyaux, de mésanges amoureuses, il se promenait cherchant le mot spirituel, la situation drôle — l’éclat de rire !... Il apparaissait avec l’éveil des moineaux, la fraicheur fugitive qui précède les journées d’été, et il revenait le soir écoutant le chœur chantant des grillons pareil au son doux et indéfiniment lointain d’une flûte. Un charme paisible et délicieux enveloppait les choses et les âmes.

Il retrouvait parfois, dans sa calme maison de campagne, l’ami, le collaborateur venu de Paris pour terminer l’ouvrage commencé... Ah ! quel accueil charmant lui était réservé... Le visiteur était reçu avec des cris de joie ; puis, après le dîner, toujours plantureux, on se mettait au travail.

Le célèbre vaudevilliste n’était pas seulement un grand terrien, il était encore un grand patriote. Il avait été nommé maire de sa commune et était resté à son poste pendant l’invasion. Il avait subi souvent les Prussiens mais il avait mis son amour-propre à résister à toutes leurs réquisitions. Sa commune n avait donné ni un pain, ni une botte de paille, ni un grain d’avoine. Au sujet de son élection il contait un fait plaisant : « Pour ma première élection j’étais un peu inquiet du résultat : avec ces sacrés électeurs, on ne sait jamais ! je m’étais donc décidé à voter pour moi. Au dépouillement du scrutin, j’avais obtenu l’unanimité. Vous jugez de ma confusion. Je dus alors reconnaître en riant que ’avais sans pudeur glissé mon nom dans l’urne électorale ! »

Rappelant cette triste année de 1870, Eugène Labiche racontait que le manque absolu de tabac avait été l’une de ses grandes privations. Il était resté cinq semaines sans aucune louvelle du reste de la France. Il avait apporté dans la lutte contre l’envahisseur un « entêtement » patriotique qui ne fut pas toujours sans danger.

Peu après la disparition de Labiche, l’académicien Ernest Legouvé rapporte une anecdote ayant trait à sa stature de maire durant la guerre de 1870-1871. Un matin, on lui annonce un gros de uhlans arrivant à fond de train. Il se retourne vivement vers sa femme et son fils : « Mettez-vous au piano et faites le plus de tapage’ que vous pourrez. — Pourquoi ? — Ils aiment la musique, ces brutes d’Allemands, il faut leur en donner, cela les disposera bien et cela leur fera croire que nous n’avons rien à cacher. »

Arrivent dix uhlans, avec un capitaine en tête. « Le maire ! — Le voici, capitaine, répond froidement Labiche. — Vous avez des francs-tireurs, livrez-les moi, ou je brûle le village. — Des francs-tireurs ? Nous ne connaissons pas ça. — Vous n’en avez pas ? — Non ! — Il n’en est pas venu ? — Non. — Mais il en viendra ! » Et prenant Labiche à part, le capitaine lui dit tout bas, d’un air fin : « S’il en vient, avertissez-moi. — Comment ? — Envoyez-moi un villageois. — Capitaine, répond tranquillement Labiche, je ne sais pas comment vous appelez, en allemand, ceux qui font ce que vous me proposez, mais, en français, ça s’appelle des espions, et les coquins seuls se mêlent de ce métier-là. »

Mesdames de Montenfriche, comédie de Marc Michel et Eugène Labiche. Croquis de scène, par Draner (1833-1926)
Mesdames de Montenfriche, comédie de Marc Michel
et Eugène Labiche. Croquis de scène, par Draner (1833-1926)

Le capitaine rougit, se mord les lèvres ; ce que voyant, Labiche ajoute avec bonhomie : « Voyons, capitaine, supposons que les Français soient en Allemagne, et qu’on vienne vous faire la proposition que vous me faites, que répondriez-vous ? » Le capitaine se tut ; puis, tout à coup, se tournant vers Labiche : « Vous êtes une bonne maire ! » Là-dessus, il sort dans la cour, remonte à cheval, et donne ses ordres à ceux de ses hommes qu’il laissait au village, où il ne devait, lui, revenir que le soir.

Labiche, qui l’avait suivi, l’observe et remarque que, tout en parlant à ses hommes, il est fort occupé de ses mains, de ses ongles, qu’il les soigne, les lime. « Oh ! toi, se dit Labiche, tu es un vaniteux ! Je te tiens ! » À peine est-il parti, que voilà Labiche qui, tout en disputant pied a pied pour les réquisitions, dit aux uhlans : « Ah ! comme votre capitaine est bien ! Comme il est distingué ! Ce doit être un noble. »

Le soir, les uhlans n’ont rien de plus pressé que de répéter les paroles du maire à leur officier, et le résultat fut que, pendant leur court séjour, et au moment de leur départ, Labiche ne leur livra rien, pas même une botte de foin. Il riait de son succès ; mais huit jours après, arrivent deux nouveaux uhlans, avec ordre d’emmener le maire à la ville voisine. Voilà toute sa famille, tous les paysans en émoi ! ...« Ils vont vous fusiller ! — Me fusiller ! me fusiller ! répond Labiche tranquillement, pas encore, j’espère, mais ils sont bien capables de me fourrer en prison. Enfin, nous verrons... » )

On se fait les adieux les plus émus, on lui met du chocolat dans ses poches. Il arrive à la ville. On l’introduit chez un officier. Qui était-ce ? Son capitaine ! Son capitaine qui lui dit : « Bonne maire, je quitte le pays, mais je n’ai pas voulu partir sans vous serrer la main. Adieu, bonne maire ! » Est-ce assez joli ? Ce diable d’homme avait tellement la comédie dans le sang, qu’il en mettait même dans la vaillance.

Le plaisir de Labiche ne consistait pas seulement dans le grandes promenades. Il était un fusil de primo cartello. À Paris, dans son appartement de la rue Caumartin, un oiseau de proie aux ailes ouvertes volait au-dessus du siège réservé au visiteur près de la table de travail. C’était une victime de Labiche, une bondrée, de la famille des buses. Ce rapace fait la chasse aux guêpes et aux abeilles, attaquant les nids pour dévorer les larves et le miel.

Ce gentilhomme campagnard lassant facilement, même lorsqu’il était septuagénaire, les plus intrépides dans les courses à travers champs, sous le soleil, au grand air ; ce grand chasseur assistant volontiers aux fêtes villageoises données par ses fermiers qui l’adoraient, redevenait un Parisien raffiné dès qu’il présidait quelque cérémonie où étaient réunis les esprits les plus éclairés de la capitale.

La prodigieuse fécondité de Labiche est due à sa facilité pour écrire. L’esprit de ses personnages était son esprit ; leur gaieté sa gaieté ; leur indulgence aussi était son indulgence, et l’auteur du Chapeau de paille d’Italie est assurément le plus indulgent des moralistes.

Il avait autant de netteté dans son caractère que dans son écriture. Les manuscrits de trois de ses comédies les plus célèbres, écrites entièrement de sa main, ne contiennent, pour ainsi dire, pas de ratures.

Eugène Labiche en 1879. Photographie extraite de L'Intimité de personnages illustres, sixième album (1860-1920)
Eugène Labiche en 1879. Photographie extraite de
L’Intimité de personnages illustres, sixième album (1860-1920)

Ernest Legouvé nous livre quelques détails sur le Labiche « candidat » à l’Académie. Depuis trente ans que je suis de l’Institut, explique Legouvé, j’ai vu bien des candidats. C’est un genre qui se divise en beaucoup de variétés. Il y a le candidat qui dit toujours du bien de lui. Il y a le candidat qui dit toujours du mal de ses concurrents. Il y a le candidat qui est sûr de vingt voix. Espèce nombreuse. Il y a le candidat mélancolique, découragé, qu’il faut toujours remonter ; c’est le saule pleureur de la candidature !

Il y a encore le parfait candidat, poursuit Legouvé. Le parfait candidat ne vous parle jamais de lui, et vous parle toujours de vous. Le parfait candidat sait le nombre d’éditions qu’a eues tel ou tel de vos livres. Si vous avez obtenu, fût-ce il y a vingt-cinq ans, un succès au théâtre, le parfait candidat y était et vous rappelle les endroits les plus applaudis. Un journal fait-il sur vous un article favorable ? Le parfait candidat l’a toujours lu, et vous l’apporte. Au jour de l’an, vous voyez arriver, à l’adresse de votre femme ou de votre fille, quelques belles fleurs ou quelque belle boîte de bonbons, avec une carte discrètement cornée, c’est celle du parfait candidat. J’en ai vu un de cette sorte, et si aimable, et si gracieux, que nous nous sommes dit : « Jamais cet homme-là ne vaudra comme académicien ce qu’il vaut comme candidat ! Pourquoi l’arracher à un rôle où il est admirable, pour lui en donner un où il sera peut-être médiocre ? » Et on ne le nomma pas.

Enfin arrivent les candidats... non, le candidat Labiche ! car il fait une classe à lui tout seul. Il se débattait comme un beau diable contre toute idée de candidature. « C’est impossible ! me répétait-il sans cesse. Me voyez-vous faisant visite à M. Guizot, à M. Thiers, à M. deBroglie ! Qu’est-ce que je pourrais leur dire ? Et si j’étais nommé par malheur ! Me voilà donc forcé de faire un discours..., un monologue ! C’est contraire à tous mes principes dramatiques ! Je ne peux pas ! »

Mais Augier et moi, car nous nous étions associés pour celte heureuse collaboration, nous étions tenaces, nous insistions, rapporte Legouvé. Il m’écrivit : « Votre amitié vous égare. Mes titres sont insuffisants. Je me suis bien tâté, j’ai mis la main sur ma conscience, je ne me crois pas dignus entrare. J’ai trop fait, et je n’ai pas assez fait. Si, comme vous le prétendez, j’ai quelques gouttes du sang de Molière, j’ai mis trop d’eau dans ce sang-là ; je l’ai noyé dans une infinité de piécettes sans valeur. Je n’ai pas su le ménager pour en faire trois ou quatre bonnes comédies, qui vaudraient mieux que tout mon bagage. Je ne pourrais représenter à l’Académie que la bonne humeur. Est-ce assez ? Non ! »

Si ! répliquâmes-nous, Augier et moi, confie Ernest Legouvé. Dieu sait si nous eûmes raison ! Le jour de sa réception (1880) fut un triomphe ! Triomphe d’écrivain et triomphe de lecteur. Son portrait de M. de Sacy charma tout le monde, comme un caractère de La Bruyère mis en scène par Sedaine.

Soudain, vers 1884, Eugène Labiche tomba malade. Il vécut quatre années en proie aux plus grandes souffrances. On lui eût donné plus que son âge à voir les rides de ses joues, le cerne de ses yeux, mais ceux-ci gardaient une jeunesse invincible. Il séjourna plus longtemps qu’à l’ordinaire en Sologne. Quand il avait envie de respirer le grand air, il montait dans une petite voiture traînée par un âne. « La petite voiture va bien, disait-il, mais c’est l’âne qui ne va pas : impossible de le mettre au trot. »

Lithographie publicitaire pour Les Trente Millions de Gladiator, comédie vaudeville en 4 actes de Labiche et Gille
Lithographie publicitaire pour Les Trente Millions de Gladiator,
comédie vaudeville en 4 actes de Labiche et Gille

Mais il conservait toujours sa bonne humeur. Il était fin lettré et il écrivait à un de ses amis, poète fantaisiste : « Envoie-moi des vers, ne m’en envoie qu’un, si tu veux, mais que la rime en soit riche !... » Détail inconnu : Labiche n’a jamais su accoupler deux rimes, ni même tourner un vers. Tous les couplets qu’il a signés sont l’œuvre de ses collaborateurs. Auguste Lefranc était passé maître en ce genre de littérature.

En 1888, Labiche rentra à Paris. Quelques jours avant sa mort il donnait ces conseils à des jeunes gens qui étaient allés lui rendre visite : « Ce qu’il vous faut promener dans le monde c’est notre gaieté, qu’aucun peuple ne possède. Entretenez avec amour ce feu national. Amusez-vous sagement ! Prenez pour devise : honnêtement et gaiement ! » Honnêtement et gaiement ! En ces deux mots si simples, Labiche donnait le résumé de son œuvre immortelle.

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