LA FRANCE PITTORESQUE
Charlemagne conquis
par le fromage de Brie
(D’après « Revue des études anciennes », paru en 1918)
Publié le vendredi 15 janvier 2021, par Redaction
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Passant par Meaux lors d’un de ses voyages et faisant halte chez un évêque, Charlemagne se voit proposer, en l’absence de poisson que l’empereur désirait, « un excellent fromage tout blanc de graisse », inconnu de lui et dont le prélat lui apprend qu’il convient pour le savourer pleinement de n’en pas manger que le blanc
 

Les textes grecs et latins relatifs au fromage sont innombrables. Homère, Hésiode, les poètes comiques, les poètes bucoliques, Virgile, Lucien, Plutarque, Pline l’Ancien, enfin les agronomes Caton, Varron, Columelle et Palladius, tous ont plus ou moins parlé du fromage.

Le mot même, tel qu’il nous est parvenu — il apparaît dès le XIIIe siècle sous la forme actuelle de fromage —, a l’étymologie latine de forma, forme, moule, employé déjà notamment par Columelle (première moitié du Ier siècle) ; mais rien ne prouve que pour cette raison le fromage soit une acquisition que les Gaulois doivent aux Romains.

Charlemagne et Alcuin. Détail d'une lithographie de Jan Verhas extraite de Savants du Moyen Âge par Louis Figuier, paru en 1867
Charlemagne et Alcuin. Détail d’une lithographie de Jan Verhas
extraite de Savants du Moyen Âge par Louis Figuier, paru en 1867

De bonne heure, au contraire, la gastronomie romaine eut recours aux Gaulois. De même que les cuisiniers français sont encore réputés dans le monde, de même les Gaulois avaient la spécialité de préparer de bons jambons et de faire de bons fromages. Ces deux opérations demandent la même connaissance judicieuse de l’emploi du sel.

Or les fromages se divisent en trois sortes : les fromages mous destinés à être consommés immédiatement — les fromages cuits — et les fromages salés, dont le type est le fromage de Brie. Que les Gaulois connussent les grands fromages plats, cela paraît certain, puisqu’on a retrouvé dans les fouilles du mont Beuvray des débris de grands égouttoirs.

Si nous n’avons pas de documents de cette époque particuliers au fromage de Brie, nous avons du moins, dès le temps de Charlemagne, une anecdote amusante que le moine de Saint-Gall nous raconte avec sa bonhomie coutumière. Pendant un de ses voyages, Charlemagne s’arrêta chez un certain évêque, établi dans un endroit où l’empereur ne pouvait éviter de passer. Il s’agit donc d’une ville située sur une grande voie mettant en relation les villes où séjournait Charles, comme Meaux situé sur une grande voie romaine. Ce jour-là, qui était un samedi, ce prince ne voulait pas manger de chair de quadrupède ni de volatile ; le prélat, n’ayant pu se procurer sur-le-champ du poisson, ordonna de servir au roi un excellent fromage tout blanc de graisse.

On objectera peut-être qu’il passe à Meaux une grande rivière et qu’on eût pu s’y procurer du poisson. Mais la pêche n’est pas toujours un moyen rapide et sûr d’avoir du poisson. Même aujourd’hui l’on ne trouverait pas à Meaux à l’improviste un poisson pour l’offrir à son hôte. Bref, l’évêque servit à Charlemagne un fromage.

« Le modeste Charles, habitué à se trouver bien partout, et à se contenter de tout, ménageant l’embarras du prélat, ne demanda pas autre chose ; mais prenant son couteau et enlevant le moisi qui lui paraissait abominable, il ne mangeait que le blanc du fromage. » Il faut en effet savoir qu’avant le XXe siècle, le brie n’avait pas cette croûte blanche et cotonneuse qu’on lui connaît, comme en témoigne une peinture de la fin du XIXe siècle de Marie-Jules Justin : la surface du brie était couverte d’une moisissure de couleur gris-bleu.

Voici les caractères du fromage de Meaux qui se précisent. Il s’agit d’un fromage à pâte blanche et couvert de moisissure ; il s’agit donc d’un fromage salé comme le fromage de Brie, car cette moisissure ne se produit que par le salage. Voici ce que dit le meilleur traité relatif à notre fromage de Brie, antérieur à la vulgarisation des découvertes de Pasteur, c’est-à-dire aune époque qui a toutes les chances à nos yeux d’être analogue aux méthodes les plus anciennes de la Brie.

Après un premier égouttage, « il faut saler un côté dans la matinée et les tours. Cette opération se fait à la main pour les tours, et à l’aide d’une plume d’oie pour le dessus. C’est par ce moyen qu’on obtient plus de régularité, et c’est un point important, car l’endroit oublié se fera justice lui-même. Il sera facile de le reconnaître au bout de quelques jours, car la première moisissure blanche n’y sera pas apparente et le fromage ne sera pas de conserve. Il ne faut pas trop saler, mais cependant assez ; dans la Marne, on sale peu, mais généralement les fromages (dits Brie courants) ne pourraient être conservés.

« Dans la vallée du Morin, on sale un peu plus ; aussi remarque-t-on que les fromages ont bien plus de tenue et se conservent plus longtemps. J’insiste sur ce point, en recommandant de se garder d’exagération en trop ou trop peu. Le point essentiel, c’est l’uniformité. » (Fabrication du fromage de Brie, par Siot Decauville, 1881)

Symphonie des fromages en brie majeur. Peinture de Marie-Jules Justin (1888)
Symphonie des fromages en brie majeur. Peinture de Marie-Jules Justin (1888)

Le fromage servi à Charlemagne était donc un fromage salé non cuit, ne pouvant être confondu ni avec les fromages de Hollande, de Gérardmer, de Munster, de Gruyère, de Marolles, etc., dont l’ancienneté peut d’ailleurs être aussi très reculée.

L’observation faite ensuite par l’évêque et le conseil donné par lui à Charlemagne est encore un argument en faveur du fromage de Brie, qui n’est livré au commerce que lorsque « cette belle mousse blanche, dite salpêtrée, première végétation qu’il conserve de six à huit jours » , s’est développée sur le fromage. L’auteur de Fabrication du fromage de Brie fait de cette moisissure, qui en se développant suivant une sorte de rythme constitue « un vrai fromage d’amateurs ».

L’évêque, qui se tenait auprès du roi comme un serviteur, dit donc à Charlemagne : « Pourquoi, Seigneur empereur, fais-tu ainsi ? Ce que tu rejettes est le meilleur. » Alors Charles, qui ne savait pas tromper et croyait ne pouvoir être trompé par personne, écoute le conseil du prélat : il met dans sa bouche de la partie moisie du fromage et, la mâchant peu à peu, l’avale comme on fait du beurre, puis approuvant l’avis de l’évêque, il lui dit : « Tu as dit vrai, mon cher hôte ; n’oublie donc pas de m’envoyer chaque année à Aix-la-Chapelle deux caisses de pareils fromages. »

La commande qui suit la dégustation ne laisse plus de doute. La fin de l’histoire accroît encore les présomptions en faveur du Brie, que l’on doit couper pour en apprécier la qualité, et qui se vend le plus souvent par moitiés, par quarts, au marché de Meaux.

Le pauvre évêque, en entendant l’empereur proclamer ainsi l’excellence du mets qu’il lui avait offert, est très inquiet. « Consterné de l’impossibilité de satisfaire à cette demande, continue le moine de Saint-Gall, et se croyant déjà en danger de perdre son état et son siège, l’évêque réplique : Je puis bien, Seigneur, me procurer des fromages, mais je ne saurais distinguer cette espèce des autres, et je crains de vous paraître répréhensible. »

Évidemment, il n’osait pas envoyer à l’empereur des fromages coupés en deux ; c’est Charlemagne qui lui indique le moyen de vérifier la qualité des fromages, et le bon moine admire avec émotion l’ingéniosité de son héros. « Charles, à qui les choses extraordinaires et peu connues ne pouvaient ni échapper ni demeurer cachées, dit à cet évêque ignorant des choses mêmes au milieu desquelles il était élevé : Coupe tous les fromages par le milieu ; lorsque tu en reconnaîtras de bons, réunis-en les parties avec une broche de bois et envoie-les-moi dans une caisse ; quant aux autres, réserve-les pour toi, tes clercs et ta maison. »

Deux années de suite, le prélat fit parvenir à l’empereur ce présent de fromages ; mais la troisième année, soucieux sans doute de tirer profit de ces envois gratuits au monarque, il apporta lui-même ses caisses de fromage et bien lui en prit. Il les présenta lui-même à Charlemagne et celui-ci, touché des soins et des peines du bon prélat, qui lui apportait ce présent « de si loin et avec tant de fatigues » (Meaux est loin d’Aix-la-Chapelle !), « fit don à son évêché d’une excellente métairie, dont lui et ses successeurs tirèrent du froment, du vin et les autres choses nécessaires à la vie » — peut-être la fameuse métairie de Germigny, que nous trouvons dès l’an mille au moins en possession des évêques de Meaux.

Après Charlemagne, le fromage de Brie affirme son existence à travers les âges. Au XIe siècle, c’est Foulcoie de Beauvais, archidiacre de Meaux, qui célèbre le fromage de Brie, en vers latins, parmi les richesses de Meaux. Au XIIIe siècle, c’est Gervais, argentier des foires de Provins, qui adresse deux cents fromages de la part de Blanche de Navarre, comtesse de Champagne et de Brie, au roi Philippe Auguste. C’est la mention parmi les redevances dues au comte de Champagne — dans l’ « Extenta » du comté — de soixante fromages dus par la « Grange Baudoin du Bois (estimés à XXV sous), de deux fromages à Condé-en-Brie estimés deux sous. Au XIVe siècle, dans un livre de proverbes, on lit que « les meilleurs fromages sont ceux de Brie ».

Un homme et une femme rangent des fromages sur des planches. Enluminure extraite de Albucasis. Observations sur la nature et les propriétés de divers produits alimentaires et hygiéniques, sur des phénomènes météorologiques, sur divers actes de la vie humaine, etc. datant du Xve siècle (manuscrit NAL 1673 de la BnF)
Un homme et une femme rangent des fromages sur des planches. Enluminure extraite
de Albucasis. Observations sur la nature et les propriétés de divers produits alimentaires
et hygiéniques, sur des phénomènes météorologiques, sur divers actes de la vie humaine
, etc.
datant du XVe siècle (manuscrit NAL 1673 de la BnF)

Le 26 septembre 1416, l’abbé de Barbeaux-en-Brie envoie à Isabeau de Bavière deux cygnes et douze fromages (Archives nationales, série KK. Comptes royaux). En 1419, Juvénal des Ursins, après l’assassinat de Jean sans Peur, se réjouit que Paris puisse enfin être ravitaillé : « II était grand temps, car il n’était nouvelles d’œufs ni de fromages de Brie ! »

Au XVIe siècle, les pâtissiers parisiens ont le droit de visite sur les fromages de Brie, « attendu qu’iceux pâtissiers y ont intérêt pour ce que journellement ils mettent en œuvre ladite marchandise ».

Les comptes de l’Hôtel-Dieu de Meaux nous montrent que de tout temps il a dû y avoir deux modèles de fromages de Brie, comme aujourd’hui, le grand et le petit moule. La douzaine de fromages dans ces comptes (XVe et XVIe siècles) coûte 18 sols. C’était le grand moule. Le petit moule dans le même compte est vendu à raison de 42 sols tournois pour cinq douzaines d’ « angelots ».

Cette série d’exemples prouve la continuité dans la fabrication de ce fromage, qui au Congrès de Vienne était proclamé par les diplomates réunis à table le roi des fromages.

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Tous droits réservés. Reproduction interdite. N° ISSN 1768-3270.

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