LA FRANCE PITTORESQUE
Bénédictine : la fantasque histoire
de cette liqueur
(Source : Ouest France)
Publié le samedi 2 janvier 2021, par Redaction
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Les Américains adorent cette liqueur « so french » qui a son palais en Normandie. Alexandre Le Grand, son inventeur, a tout compris du marketing.
 

La mer n’est pas loin et le vent emporte ses embruns salés jusqu’à la rue Alexandre-Le-Grand. « Vous ne pourrez pas le manquer ! », a assuré un jeune Fécampois. Entrée monumentale, façades élancées, toitures pentues, gargouilles, briques de couleur appareillées en losange, silex noirs et blancs, pans de bois, lucarnes baroques et même campanile, en plein centre-ville de l’ancienne cité des Terre-Neuvas, le Palais Bénédictine surprend, c’est vrai. Étonne. Déconcerte. Séduit.

Dans la cour d’honneur à l’impressionnant escalier trône en majesté Alexandre Le Grand, fondateur de ce temple de l’industrie et de la culture qui abrite une usine et un musée. Le bronze du sculpteur Henri Gauquié l’incarne assis sous un dais de pierre.

Sur ce vitrail de 1900, Alexandre Le Grand est représenté devant son palais, une main posée sur un globe terrestre évoquant l'internationalisation de sa marque. À ses pieds, le manuscrit contenant la recette qui a fait sa fortune. La bouteille Bénédictine, elle, est confiée à la Renommée, symbole de la réclame
Sur ce vitrail de 1900, Alexandre Le Grand est représenté devant son palais, une main posée
sur un globe terrestre évoquant l’internationalisation de sa marque. À ses pieds, le manuscrit
contenant la recette qui a fait sa fortune. La bouteille Bénédictine, elle, est confiée
à la Renommée, symbole de la réclame. © Crédit photo : Stéphane Geufroi, Ouest France

Un élixir apothicaire
Le domaine néo-gothique, néo-Renaissance et Art nouveau, construit entre 1883 et 1898 par le négociant en vin normand, a l’extravagance en héritage. La tradition aussi. Le groupe de spiritueux Bacardi-Martini, qui a racheté la marque dans les années 1990, produit dans cette distillerie de conte de fées une mystérieuse liqueur ambrée vendue sur tous les continents, la Bénédictine.

Mystérieuse puisque la recette est secrète. « Elle est consignée dans un manuscrit, explique l’historien Sébastien Roncin, archiviste de l’entreprise. Le moine qui l’a élaborée est un Vénitien, Bernardo Vincelli, qui se serait installé à l’abbaye de la Trinité de Fécamp en 1505. »

Pourtant, difficile de retrouver des traces écrites de cet herboriste inspiré dans les documents du monastère. Toujours est-il que ses recherches le conduisent à fabriquer « un élixir apothicaire », censé guérir tous les maux, à base de plantes médicinales comme l’angélique, l’hysope ou la mélisse, cueillies sur les falaises de Fécamp. Sa réputation franchit vite les frontières du pays de Caux.

François Ier en personne, voyageant en Normandie pour y créer le port du Havre, aurait apprécié le breuvage. « Foy de gentilhomme ! Oncques n’en goustai de meilleur ! », se serait exclamé le roi, de passage à Fécamp. On ignore s’il est réellement venu. « La confusion entre le mythe et la réalité, entre l’abbaye de la Trinité et le Palais a sciemment été entretenue par les créateurs de la société », sourit Sébastien Roncin.

Lorsque les révolutionnaires de 1789 prient les religieux de quitter le cloître, un inventaire de la bibliothèque est réalisé. Prosper Élie Couillard, grand-père d’Alexandre Le Grand, est alors procureur fiscal. Il acquiert un recueil contenant la recette de la Bénédictine.

Cet ouvrage, son petit-fils Alexandre l’aurait retrouvé en 1863 dans les papiers paternels. Sébastien Roncin sait qu’ « il est dans une pièce du Palais. Le manuscrit existe. Alexandre Le Grand l’avait constamment avec lui ». Sur une photo, il le tient dans sa main gauche, un verre de liqueur dans la droite.

Pour ce descendant d’un capitaine de navire, la conquête du monde commence. Avec la collaboration d’un pharmacien, il transforme une boisson médicamenteuse en liqueur apéritive et digestive. Aux composants originels de l’énigmatique Bernardo Vincelli, il associe la myrrhe, le genièvre, l’écorce de citron. « Il y a vingt-sept herbes et épices exotiques dans la Bénédictine, précise Élodie Manoury, guide au Palais. La cardamone, la vanille, le safran – qui donne sa teinte dorée au produit – sont les plus coûteuses. »

Le cocktail du Twenty One
Si les débuts sont artisanaux, le succès de la liqueur exige vite nouveaux équipements et nouveaux locaux. Dès 1873, la production atteint 150 000 bouteilles par an, dont beaucoup sont commercialisées à l’export. Car, à l’étranger, on adore « la grande liqueur française ». Comme chez les Romanov et les Hohenzollern.

Bénédictine, B & B et Single Cask vieillissent dans les caves de Fécamp
Bénédictine, B & B et Single Cask vieillissent dans les caves de Fécamp.
© Crédit photo : Palais Bénédictine

Dix ans plus tard, Bénédictine SA entre en Bourse. L’incendie qui, en 1892, ravage en partie l’édifice – épargnant néanmoins les alambics –, ne désarme pas Alexandre Le Grand. Il le reconstruit, plus grandiose encore. L’entrepreneur disparu, ce sont ses garçons qui inaugureront le Palais revisité et développeront l’activité sur les marchés américain et asiatique avec le fameux B & B, un cocktail de liqueur et de cognac concocté par le barman du club Twenty One, à New York. À charge des Le Grand de transmettre la direction à leurs propres enfants pour préserver le clan.

Les années d’après-guerre seront fastes. En 1950, la société, dont le siège est désormais à Paris, boulevard Haussmann, a des succursales à Bordeaux, Marseille, Alger. Des agences dans les principales villes de France et à l’étranger. Un dépôt et une distillerie de vins à Boufarik, en Algérie.

Convoitée par Rémy-Martin, aujourd’hui propriété de Bacardi-Martini, la « Bénec », comme on dit à Fécamp, n’est plus une affaire de famille. Mais la légende reste celle écrite par Alexandre Le Grand.

Pascale Monnier
Ouest France

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